17

Le sort bascula ?


J’ai failli rater l’autocar pour Fécamp. Je l’ai rattrapé au croisement de la sente Colin et de la rue Cramoisan. Le chauffeur n’hésita pas à enfreindre le règlement pour me laisser monter au vol, c’était l’avantage de courir sur une jambe après un bus.

J’ai profité de la petite demi-heure de trajet pour faire le point. Presque malgré moi, j’étais obsédé par ces invraisemblables similitudes entre le suicide de Magali Verron et le meurtre de Morgane Avril, dix ans auparavant. Cette succession de coïncidences qu’aucun flic ne pouvait avaler. Mais j’avais la certitude que je devais suivre en parallèle l’autre direction, celle du meurtre de Myrtille Camus, le second viol du tueur en série. Si un inconnu s’amusait à me faire parvenir par courrier chaque détail de cette enquête, c’est que, d’une façon ou d’une autre, la réponse à mes questions s’y trouvait. Je devais mémoriser chaque indice. Tout cela ne formait qu’un seul et même ensemble. Cohérent. Evident sans doute, à condition d’emboîter très exactement chaque élément du puzzle.

Le car me déposa à Fécamp, quai de la Vicomté, à 13 h 45. Le temps d’attraper un jambon-crudités à la boulangerie d’en face et de l’avaler sur le port, face à la digue. A l’accueil de la gendarmerie, j’ai dissimulé ma nervosité en plaisantant avec la gendarmette au sourire d’hôtesse de l’air.

— Je suis convoqué chez Piroz, ai-je fait avec une mine de collégien envoyé chez le proviseur.

La fliquette joua la surveillante sympa qui connaît la mauvaise humeur de son chef. Elle se fendit même d’un « Bon courage » avant que je ne m’enfonce dans le couloir.

 

Pile 14 heures.

Je me tenais debout devant le bureau du capitaine Piroz.

La porte était ouverte. J’ai marqué un temps d’arrêt, à peine une seconde.

— Entrez, monsieur Salaoui.

Piroz me fit signe de refermer la porte derrière moi. Ses cheveux gris peignés en arrière tombaient sur ses épaules comme les branches d’un saule pleureur sous le givre.

— Asseyez-vous.

Il n’avait pas la tête d’un proviseur lassé de faire la morale à un sale gosse, plutôt celle d’un spécialiste qui n’a pas de bonnes nouvelles à annoncer à son patient. Une pile de dossiers s’accumulaient derrière la maquette de l’Etoile-de-Noël.

— J’ai vos résultats, monsieur Salaoui.

Pas n’importe quel spécialiste. Un cancérologue.

— Ils ne sont pas bons, monsieur Salaoui.

— C'est-à-dire ?

— Les empreintes digitales… (Piroz passa ses doigts en peigne dans ses cheveux gras.) Ce sont les vôtres.

Même si je m’étais préparé, j’encaissais difficilement le coup.

— Sur l’écharpe Burberry ?

Piroz hocha la tête.

— Je vais vous expliquer, capitaine.

Pas une fois le gendarme ne m’interrompit pendant que je lui racontais la version des faits, ma découverte de l’écharpe accrochée aux barbelés près du blockhaus, mon réflexe idiot, la lancer à Magali Verron. Son saut dans le vide, l’écharpe flottant au bout de sa main. J’avais préparé mes mots dans l’autocar, mais j’ai bafouillé tout de même lorsque j’ai évoqué la suite.

La plage.

L’écharpe enroulée autour du cou de la suicidée.

J’ai avancé la version de Mona, la fille n’avait pas vu le visage de son violeur, elle m’avait confondu avec lui, avait paniqué, avait sauté, pour m’échapper, pour m’accuser. Je n’y croyais pas moi-même, mais j’avais intérêt à paraître sincère, je me doutais que Piroz allait être difficile à convaincre.

J’étais loin du compte.

— Votre version est intéressante, monsieur Salaoui. Mais vous m’avez interrompu tout à l’heure. Les empreintes digitales, ce sont les vôtres, sur l’écharpe de cachemire rouge, certes…

Il ouvrit le dossier vert devant lui. D’expérience, je savais que ce n’était pas bon signe.

— Mais il faudra m’expliquer, monsieur Salaoui, pourquoi nous avons également retrouvé vos empreintes digitales sur le cou de Magali Verron, sur ses jambes et sur sa poitrine…

Je me suis figé.

Paralysé.

Mon corps entier n’était plus qu’une carcasse d’acier froide aussi raide que ma jambe gauche. Ma voix en apnée tenta de respirer encore.

— C’est… c’est impossible, capitaine, je n’ai pas touché cette fille.

Piroz leva les yeux de son dossier et pencha la tête en arrière, comme entraînée par le poids de sa cascade de cheveux.

— Vous ne l’avez pas touchée avant qu’elle saute, c’est ce que vous m’avez raconté. Mais sur la plage, alors qu’elle était déjà morte ?

Je détestais le terrain sur lequel Piroz voulait m’amener.

— Je ne l’ai pas touchée, capitaine ! Ni avant sa mort, ni après. Christian Le Medef et la vieille Denise ont dû vous le dire…

— J’essaie simplement de vous aider, monsieur Salaoui.

Mon cul…

J’ai pris le temps de repasser la scène dans ma tête, de me souvenir de chaque détail. Je n’avais aucun doute. A aucun moment je n’avais été en contact direct avec Magali Verron.

Que signifiait ce nouveau délire ?

J’ai lancé à Piroz un ricanement ridicule.

— Je ne crois pas une seconde à vos conneries, capitaine. C’est quoi, la prochaine étape ? M’annoncer qu’on a retrouvé mon sperme dans le vagin de Magali Verron ?

Piroz lissa calmement une mèche grise entre son pouce et son index.

— Cela me semblerait assez logique, monsieur Salaoui. L’homme qui a étranglé Magali Verron est vraisemblablement celui qui l’a violée.

J’ai explosé. L’Etoile-de-Noël tanguait devant mes yeux révulsés

— Bordel ! J’ai voulu sauver cette fille ! L’empêcher de tomber, et vous m’accusez de l’avoir…

Je n’ai pas eu la force de terminer. Le sourire de Piroz me glaça. Une peur plus intense encore me transperça.

Il ne m’avait pas tout dit.

J’ai craché une autre question.

— Vous avez les résultats du test ADN ? C’est ça ?

— Non… Il est encore un peu trop tôt, ce soir peut-être…

— Mais vous avez des tendances ?

— Oui. Des estimations, si vous préférez. Elles ne sont pas bonnes. Pas bonnes pour vous !

Putain de merde !

J’étais assis sur une chaise électrique qui venait de m’envoyer deux mille volts à travers le corps. Mon sperme dans le vagin de Magali Verron… C’est ce que ce salopard de Piroz venait de sous-entendre.

Le calme du gendarme contrastait avec la tempête qui soufflait sous mon crâne.

— Je pense que vous vous doutez de la suite des événements, monsieur Salaoui. Le juge d’instruction a signé ce matin votre mise en examen. Nous allons avoir quelques formalités à régler. Vous trouver rapidement un avocat, par exemple.

Il me laissa un instant sortir la tête de l’eau, pour mieux m’asphyxier celui d’après.

— Mais pour tout vous avouer, monsieur Salaoui, avant d’en arriver là, j’aimerais discuter un peu avec vous. (Pour la première fois, ses mains trahirent une légère hésitation.) Discuter d’autre chose que de l’affaire Verron. Du double crime de Morgane Avril et de Myrtille Camus. Il y a dix ans. Vous vous souvenez, monsieur Salaoui ?

Si je me souvenais ?

J’ai soudain eu l’impression que Piroz avançait sur un terrain mouvant, à la limite de ce qu’un juge d’instruction autoriserait. Je me suis redressé sur ma chaise.

— C’est donc ça, capitaine ? Trois filles mortes. On commence par m’accuser d’avoir tué la première puis, dans la foulée, on me colle sur le dos les deux autres crimes sur lesquels la police piétine depuis dix ans.

Piroz fronça à peine les sourcils, pas vraiment impressionné.

— Vous avez dû mener votre petite enquête, monsieur Salaoui. Vous avez dû remarquer quelques-unes des coïncidences entre le destin de Morgane Avril et celui de Magali Verron. Stupéfiantes, non ? Le mot est même faible, vous ne trouvez pas ? Vous avez raison, nous piétinons… Mais nous avons au moins une certitude, ces trois crimes sont liés !

Je n’osais plus rien affirmer. Je me contentais d’aboyer comme un chien pris au collet. De mordre ceux qui passeraient à ma portée.

— Expliquer les coïncidences, c’est votre boulot, pas le mien.

— En effet.

Piroz plongea à nouveau dans ses dossiers, un beige cette fois.

— Je vais vous poser une question importante, monsieur Salaoui. Très simple, et très importante pour vous. Aviez-vous encore l’usage de vos deux jambes il y a dix ans ? Votre dossier est, comment dire, assez flou sur ce point.

J’avais compris l’enjeu sans que Piroz ait besoin de m’expliquer. Le suspect no 1 dans l’affaire Avril-Camus, l’inconnu qui portait une écharpe Burberry, et peut-être trois mois plus tard une casquette Adidas, pouvait vaguement correspondre à ma description.

Brun, taille normale, sportif, teint hâlé.

Sauf qu’il ne boitait pas…

Sauf que rien ne me forcerait à dire la vérité à Piroz.

Sur ce point au moins.

— Non, capitaine. Je suis né comme ça… Enfin presque. Pour vous expliquer, je n’ai pas eu de chance, la fée qui s’est penchée sur mon berceau avait un défaut de prononciation.

Piroz me regarda avec méfiance. Il pouvait bien me foutre la trouille de ma vie avec ses accusations, je tenais ma revanche. Je jubilais à l’avance de voir ses yeux sortir de leurs orbites.

—  Cette putain de fée a agité sa baguette magique au-dessus de mon front, elle a prononcé sa formule magique, abracadabra, un truc comme ça, puis elle a dit, vrai de vrai, capitaine : « Que de tous les petits garçons du monde, ce bébé soit le plus moignon. »

Visage consterné de Piroz.

— Juste un défaut de prononciation, capitaine. C’est con, non ?

Mon cerveau lessivé pétillait de bulles qui explosaient en feu d’artifice. J’avais l’impression de charger sabre au clair contre un char d’assaut.

Piroz vira rouge brique.

— Ce n’est pas un jeu, Salaoui. Bordel… Je cherche à vous aider.

J’ai profité de l’avantage.

— Ou à me piéger ! Un handicapé. Beur. Célibataire. Qui bosse chez les zinzins. Le bouc émissaire idéal, non ? Dix ans que la police en cherche un…

Piroz posa les deux coudes sur le bureau. J’ai insisté.

— Je n’ai pas touché à cette fille, capitaine. Ce ne sont pas mes empreintes sur son cou. Ce n’est pas mon sperme. Cherchez un autre pigeon !

Le gendarme s’évada un instant au-delà du mât de misaine de l’Etoile-de-Noël, puis reprit le plus calmement qu’il put.

— Ce n’est pas la bonne stratégie, Salaoui. Une jambe en moins ne vous sauvera pas devant les jurés…

Connard ! C’était quoi, la bonne stratégie ?

Mon esprit avait beau multiplier les hypothèses, chercher toutes les portes de sortie, il n’y avait qu’une explication possible.

Une machination policière.

Ils fabriquaient le coupable dont ils avaient besoin. Un pauvre type qui se trouvait par hasard au mauvais moment un matin sur la falaise.

Moi.

L’instant suivant, l’autre hémisphère de mon cerveau me souffla que j’étais à la gendarmerie de Fécamp, pas en Corée du Nord ou en Afrique du Sud… On ne fabriquait pas de fausses preuves pour coincer un innocent. Pas ici. Pas en France…

— J’ai le droit à un avocat.

— Bien entendu, Salaoui. Il est impossible de placer un citoyen en examen sans qu’il ait entendu les chefs d’accusation accompagné d’un avocat.

De vagues souvenirs de séries aperçues dans le canapé défoncé de notre appartement de La Courneuve me revenaient. Navarro et compagnie, ce genre de trucs soporifiques que regardait ma mère et devant lesquels je traînais pour ne pas aller réviser dans ma chambre.

L’affaire Avril-Camus remontait à presque dix ans. Dix ans, cela devait correspondre à la durée de prescription d’un meurtre. Une idée folle trottait dans ma tête.

Et si j’étais leur dernière chance ?

Dans quelques mois, l’affaire Avril-Camus serait classée.

Et si avant de fermer le rideau, les flics avaient décidé de coincer le premier venu ?

— Vous connaissez un avocat, Salaoui ?

Je ne répondis pas. Je doutais de tout, maintenant. Un second détail, auquel je n’avais pas prêté attention jusqu’à présent, me surprenait. Toujours un souvenir des séries cultes de ma mère.

— Il ne doit pas y avoir deux gendarmes pour interroger quelqu’un ?

— Non, monsieur Salaoui… Pas pour un simple interrogatoire.

Piroz se leva, agacé.

— Je vais vous faire un aveu, j’ai trois autres hommes qui travaillent sur le mystère de la mort de Magali Verron, qui creusent toutes les autres pistes, qui recherchent tous les types qu’elle a croisés ces derniers jours. Qui recoupent aussi toutes ces coïncidences entre les goûts et les études de Magali Verron et ceux de Morgane Avril, ces ressemblances délirantes auxquelles on ne comprend rien. Vous avez eu de la chance de tomber sur moi, Salaoui. Alors que tout, absolument tout, vous accuse, je continue de chercher ailleurs. Il faut croire que je ne suis pas tout à fait convaincu de votre culpabilité sur ce foutu dossier, alors n’allez pas tout gâcher.

Piroz avait déclamé cette dernière tirade en y mettant une étrange solennité. Un prêche de justicier. Comme si lui seul pouvait s’opposer au destin qui menaçait de m’écraser.

Un piège ? Un piège de plus ? Piroz était malin.

Il se pencha vers moi, ses longs cheveux glissèrent sur son cou et entourèrent son menton comme une barbe postiche qui se décolle.

— Une dernière fois, Salaoui, c’est très important. Marchiez-vous sur vos deux pieds il y a dix ans ?

Piroz dut interpréter mon long silence comme un temps de réflexion, mais ma décision était déjà prise.

Je ne le croyais pas.

J’étais coupable.

A ses yeux. Aux yeux des autres flics. Tous les indices étaient là, accumulés, les preuves, les faits, les témoins.

Que valait ma seule parole contre un mur de certitudes ?

Rien.

Je ne savais pas qui ils étaient, mais ils m’avaient piégé.

Je n’avais plus le choix, je devais passer à travers le filet qu’ils me tendaient.

Maintenant. Quelles qu’en soient les conséquences.

 

Le geste ne prit pas plus d’une seconde. Je me suis penché en avant, juste assez pour que mes deux mains saisissent le socle acajou de la maquette de l’Etoile-de-Noël et, dans le même mouvement, pivotent, bras levés, pour écraser la planche sur le crâne du capitaine de gendarmerie.

Piroz n’eut pas le temps d’esquisser la moindre réaction. Il s’effondra lourdement. Ses mains tentèrent d’attraper le vide alors que ses jambes ne le soutenaient plus. Seuls ses yeux s’accrochèrent. Affolés.

Leur assurance hautaine s’était muée en une panique désespérée.

Un filet de sang coulait de la bouche qui me suppliait.

— Salaoui, non…

Non quoi ?

Qu’avait-il le plus peur de perdre ?

Sa maquette ? Sa proie ? Sa vie ?

Il tenta de se relever, posa ses deux mains sur le sol carrelé. Sonné. Des gouttes écarlates perlaient de son front et gouttaient le long de ses cheveux.

J’ai eu un dernier regard pour l’Etoile-de-Noël, les fins cordages collés avec la précision d’un horloger, les bouées et les pavillons peints avec délicatesse, les petits marins disposés sur le pont avec minutie, puis j’ai explosé le tout sur la nuque de Piroz.

Il retomba sur le sol. K-O.

Je suis resté immobile quelques secondes, persuadé qu’une dizaine de gendarmes alertés par le bruit allaient surgir dans le bureau.

Silence. Porte close.

A croire qu’ils étaient habitués à ce qu’on se fasse tabasser entre leurs murs.

J’ai évalué rapidement la situation. Comment m’en tirer maintenant ? Passer à travers la fenêtre ? Sprinter dans le couloir jusqu’à l’accueil ? Tirer Piroz par le col, pointer un coupe-papier sur sa carotide et m’évader en le traînant ainsi ?

Ridicule !

Ma seule chance était de sortir comme j’étais entré. Détaché. Vaguement préoccupé. Un sourire complice à la fliquette à l’accueil.

J’ai arraché le plus silencieusement possible la bande de tissu couleur pomme du store censé protéger la pièce du rare soleil fécampois, puis j’ai mis moins d’une minute à bâillonner et ligoter Piroz avec le rideau.

Il respirait mais ne bougeait plus. Les yeux clos, collés de sang, cils et cheveux mêlés. J’ai pris encore quelques secondes pour attraper à la volée le dossier vert.

Magali Verron.

J’ai hésité à en emporter d’autres. Une colonne entière de documents était empilée sur le bureau du capitaine, mais je n’avais pas le temps de trier. Pas le temps de m’encombrer non plus.

Dans un dernier mouvement, j’ai glissé dans mon dossier une feuille volante qui dépassait de la pile, celle qui m’avait intrigué la veille.

Le tableau tracé sur la feuille blanche.

8 chiffres dans 4 cases.

2/2

3/0

0/3

1/1

Un mystère de plus ?

Celui-ci attendrait…

 

Je suis sorti.

Un premier flic me croisa ; un second surgit sur ma droite et me frôla ; deux autres s’avancèrent vers moi, au bout du couloir, revolver à la ceinture, me fixèrent du regard, ralentirent, s’écartèrent.

Je suis passé entre eux sans me retourner.

J’étais déjà dans le hall d’entrée.

— Vous avez survécu ? m’interrogea en plaisantant la jolie gendarmette à l’accueil.

J’avais presque un remords à lui rendre son sourire. Ses collègues allaient lui faire porter le chapeau. Elle avait plaisanté avec le violeur en cavale, sans rien soupçonner, sans donner l’alerte. Oserait-elle dire qu’elle l’avait trouvé plutôt sympa ? Qu’il n’avait pas, vraiment pas, le profil d’un tueur ? Qu’ils se trompaient peut-être ?

Un instant, j’ai pensé que la lourdeur de la machination ourdie par les flics contre moi contrastait avec la facilité avec laquelle je m’étais enfui de la gendarmerie.

Je n’allais pas m’en plaindre.

 

Dès que j’ai descendu les marches de la gendarmerie, le vent chargé d’iode fouetta mon visage.

J’étais libre.

Pour combien de temps encore ?

D’un pas rapide, je me suis éloigné de la brigade et dirigé vers le port.

Combien de temps avant que Piroz ne donne l’alerte ?

J’ai repensé fugitivement aux cinq directions de mon étoile. Devenir le héros unijambiste de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, faire l’amour à la femme de mes rêves, avoir un enfant, être pleuré, payer ma dette…

Mal parti…

Je n’allais échapper aux flics que quelques heures ; au mieux quelques jours. Impossible de revenir dormir à la Sirène, ou simplement de m’approcher d’Yport.

Qu’espérais-je ?

Prouver seul mon innocence ? Que le brouillard de mystères se disperse comme un mauvais rêve ? Que les flics trouvent un autre coupable ? Le véritable tueur ?

J’ai laissé derrière moi le front de mer. Désert. Le froid n’incitait pas les rares promeneurs à dépasser la digue de béton. Les galets de la plage m’avalèrent sans que personne me remarque.

Sans que personne m’entende.

Je suis innocent ! hurlais-je dans ma tête.

Je suis innocent !

L’eau remontait doucement, mais en marchant vite, je pouvais m’éloigner suffisamment avant qu’elle recouvre entièrement le platier. Entre Fécamp et Yport, sur près de dix kilomètres de littoral, il n’existait qu’un seul accès à la mer, Grainval, et des dizaines de panneaux indiquant qu’il était strictement interdit de se promener sous les falaises.

Les flics du coin avaient depuis longtemps arrêté de jouer à cache-cache avec les contrebandiers sur le sentier des douaniers. Personne ne viendrait me chercher ici, entre mer et craie.

 

Les galets roulaient sous mes pas. Déjà, Fécamp n’était plus qu’une ligne d’immeubles gris et flous. Tout en serrant le dossier vert entre mes mains, je repensais à Piroz, à ses accusations.

Une question me hantait

En le frappant, en m’enfuyant, avais-je déchiré juste à temps la toile d’araignée que l’on tissait autour de moi ?

Ou avais-je descendu une marche de plus vers cet abîme qui m’engloutissait ?