Rouvrir les pires cicatrices ?
Mona éteignit le plafonnier de la Fiat et se tourna vers moi.
— Alors ?
L’enveloppe marron était tombée à mes pieds. J’avais du mal à connecter tout ce que je venais de lire avec le meurtre de Morgane Avril, le suicide de Magali Verron, mais le lien existait, forcément.
Il suffisait de le dénouer… L’image d’une écharpe rouge serrée trop fort autour d’un cou m’est venue.
Mona remarqua qu’une larme brillait à l’angle de mes yeux.
— Emouvant ?
— Très.
— A propos de Morgane ou de Myrtille ?
— Myrtille. Mimy plutôt… Une très jolie déclaration d’amour.
Le regard de Mona pétilla étrangement. Elle hésita, puis passa un doigt délicat sur ma paupière pour l’essuyer.
— Merci, fit-elle.
— De quoi ?
Elle ne répondit pas et enclencha la marche arrière pour sortir la voiture du jardin.
23 h 10.
Mona se gara place Jean-Paul-Laurens, juste en face de chez Christian Le Medef. Aucun flic à l’horizon. Avant de traverser le parking, j’ai tout de même relevé la capuche de mon WindWall North Face. Je me suis arrêté devant la maison de pêcheur.
— Ce n’était pas fermé à clé hier.
J’ai tourné la poignée. La porte s’est ouverte.
— Pas méfiant, ton témoin, plaisanta Mona.
J’ai attendu que nous soyons entrés tous les deux, puis j’ai crié.
— Christian ? Christian Le Medef ?
Aucune réponse, comme je m’y attendais. Atarax, l’ex-ingénieur nucléaire, n’était pas rentré.
Enfui ?
Enlevé ?
Assassiné ?
Mona me suivit dans le couloir sombre, presque amusée.
Je me suis arrêté brusquement. Glacé, comme si la température était tombée d’un coup dans la pièce.
L’obscurité complète recouvrait l’escalier face à nous.
— Aucune lumière, ai-je murmuré.
— Logique, non ?
— Non ! Hier, à l’étage, la veilleuse était allumée dans la chambre de Le Medef.
— Tu l’as éteinte avant de partir.
J’ai secoué la tête. J’en étais certain, je n’avais rien touché. Du bout des doigts, j’ai allumé l’application torche sur mon iPhone. Le flash continu éclaira les marches.
Rien. Aucun bruit. Aucune vie. Exactement comme lors de ma visite la nuit précédente.
A l’exception de cette lampe de chevet éteinte.
J’ai grimpé une dizaine de marches pour éclairer le palier de l’étage, puis je me suis arrêté et j’ai appelé à nouveau.
— Le Medef ?
Personne.
Je me trompais, une nouvelle fois. J’avais appuyé hier soir sur l’interrupteur de cette foutue lampe pour l’éteindre, sans même m’en apercevoir.
— Tu vas voir si je suis fou ! ai-je soudain lancé à Mona en redescendant l’escalier. Suis-moi dans la salle.
Elle me laissa passer dans le couloir, nos corps se frôlèrent. Le flash de mon téléphone portable glissait sur les murs, éclairant le papier peint décollé par l’humidité, les prises électriques grises, les boiseries moisies. Obsédé la veille par la disparition de Christian Le Medef, je n’avais pas remarqué à quel point la maison de pêcheur, qu’il était censé entretenir, paraissait proche de l’abandon.
J’ai baissé la torche pour éclairer le carrelage blanc et noir. Seul le bruit de nos pas sur le sol troublait le silence.
Le silence…
Une nouvelle décharge électrisa mon corps. La folie rôdait, une fois de plus.
Je n’entendais plus aucun bourdonnement. Quelqu’un avait éteint le transistor !
J’ai murmuré dans la pénombre.
— La radio était allumée hier.
Mona ne me répondit pas. Je sentais simplement sa respiration dans mon dos. Des frissons parcouraient ma colonne vertébrale. Qu’allais-je découvrir dans cette salle ? Je me suis arrêté sur le pas de la porte.
— Christian ?
Ridicule. Qu’imaginais-je ? Que ses ravisseurs l’avaient ramené dans la journée pour qu’il termine ses tagliatelles ?
Aucune réponse bien entendu. Pas même un jingle de France Bleu.
Qui avait pu passer après ma visite ? Pour quelle foutue raison ? Pour déposer le cadavre de Le Medef ?
Mon flash balaya la salle en direction de la table au centre de la pièce, puis de la chaise, du micro-ondes, du téléviseur, du poste radio… Plusieurs fois. En cercles de plus en plus rapides, presque hystériques au bout de quelques instants.
La poursuite d’un éclairagiste devenu fou.
Puis soudain, au mépris de toute prudence, j’ai appuyé sur l’interrupteur. La lumière blanche d’une ampoule nue explosa dans la pièce, affolant nos paupières. J’ai posé ma main en visière au-dessus de mes yeux, incapable de croire ce que je voyais.
La pièce était vide.
Entièrement vide.
Ni chaise, ni table, ni bouteille, ni assiette ou verre, ni programme télé, ni même radio. Ni même aucun meuble.
La salle et la cuisine avaient été intégralement déménagées depuis la veille.
Mon téléphone pesa soudain une tonne au bout de mon bras. Ma tête chavirait. Mona s’avança dans la pièce. Un léger écho accompagnait sa marche.
— Le Medef habitait là ?
— Oui.
J’ai surmonté mon vertige et j’ai désigné un à un les emplacements précis des meubles. J’ai passé mes doigts sur les murs, sur les sols. Les traces de poussière, ou leur absence, indiquaient de façon explicite que des objets avaient été déplacés récemment. Qu’on avait tout transféré en catastrophe.
— Ils ont tout vidé, ai-je dit.
— Qui cela, ils ?
— J’en sais rien, Mona. Mais ce n’est pas très difficile. Une table, une chaise, un peu d’électroménager. Ça tient dans une camionnette…
Mona ne répondit rien. J’ai continué à dérouler le fil de mon explication.
— On fait d’abord disparaître le témoin gênant. Puis toutes les autres preuves…
— Un complot… Ils sont sacrément organisés, Jamal.
Il y avait une pointe d’ironie chez Mona.
Je me suis retourné vers elle et je l’ai saisie par les épaules.
— Putain, Mona ! Tu crois que j’aurais pu tout inventer ? Chaque détail ? Le verre de vin, l’assiette de tagliatelles, la radio en sourdine ? Tu crois que je suis dingue à ce point ?
Mes mots trop forts se cognèrent aux murs nus. Mona se plaça au centre de la pièce, juste à l’emplacement de la chaise de Le Medef. La veille.
— On va arrêter de se poser ce genre de questions, Jamal. On va juste s’en tenir au programme. A ta promesse, tu te souviens ? Cette nuit, on s’offre une dernière visite-surprise à tes deux témoins. Christian Le Medef et Denise Joubain. Ensuite, tu te rends chez les flics.
Je n’ai pas protesté. Je n’en avais plus la force.
Nous sommes encore restés quelques minutes dans la maison, puis Mona me prit par la main pour que l’on sorte. Dès que nous avons mis les pieds dans la rue, la porte de la maison d’en face s’ouvrit. Une faible lumière éclaira la chaussée. Par réflexe, je me suis dissimulé dans l’obscurité. Le type qui sortait ne pouvait distinguer que la silhouette de Mona.
— Pas chaud, hein ?
Une ombre boiteuse se faufila entre ses jambes. J’ai reconnu le chien à trois pattes d’hier soir. Son maître mit une éternité à allumer une cigarette, le temps de profiter de la lueur de la flamme pour évaluer le visage de Mona.
— C’est pas toutes les nuits qu’on voit une jolie fille comme vous traîner dans la rue.
Le chien tripède claudiquait vers moi. Mona eut le réflexe de l’appeler d’un claquement de langue et de se baisser pour le caresser. Le voisin sembla apprécier le geste.
— Vous habitez ici depuis longtemps ? demanda la chercheuse.
— Waouh. Bien dix ans maintenant…
Il tira une bouffée.
— Vous faisiez quoi dans la maison ?
Ce con avait vu la lumière !
— On visitait, répondit Mona avec naturel.
Je me suis encore reculé dans la nuit, prenant soin de lever mon pied gauche quelques centimètres au-dessus du trottoir.
— A cette heure-là ?
Il parut étonné. En un réflexe qui me surprit, j’ai serré la crosse du King Cobra dans ma poche. Le type souffla un peu de fumée puis haussa les épaules.
— Faut croire qu’ils sont prêts à tout pour vendre…
— Pour vendre ? insista Mona.
— Ouais. Six mois qu’ils cherchent un acheteur. Faut dire qu’Yport, c’est pas Deauville, hein. Y en a des dizaines ici, des maisons à vendre comme celle-là…
Mes jambes tremblaient. J’ai conservé mon équilibre en posant ma main sur une pierre de grès froide et granuleuse. Mona joua les ingénues.
— La maison est vide depuis six mois ?
— Ouais. A part les clients qui visitent. Mais, bon, c’est plutôt rare. Surtout à cette heure…
Il cracha son mégot et balança un sourire à Mona, imaginant, sans trop y croire, qu’elle ferait une voisine charmante, puis rappela son chien. La porte claqua derrière lui.
J’ai attendu, puis marché dans le noir vers la Fiat. La voix de Mona se planta dans mon dos.
— Satisfait ?
Je me suis forcé à marteler les plus improbables des arguments.
— Une maison vide ! L’idéal pour me piéger. On installe et désinstalle le décor en toute tranquillité.
Mona fit clignoter les phares de la Fiat.
— Le Medef était complice, alors ? Je croyais qu’il était ton allié ? C’est lui qui t’a désigné la maison où il habitait, non ?
— Peut-être qu’il ne me faisait pas confiance. Il parlait de complot, d’omerta. Peut-être qu’il avait peur ! Peut-être que…
Mona me tendit les clés.
— OK, let’s go, Jamal. Dernière étape. Je te laisse conduire, c’est toi qui connais la route de chez Denise.
Pas un mot de plus.
Elle aurait pourtant pu me balancer mille arguments pour démontrer que j’avais rêvé la scène de la disparition de Christian Le Medef. Puis l’enlèvement de tous ses meubles. Que le voisin était du genre à remarquer un camion de déménageurs garé devant sa porte, par exemple. Qu’au fond, le seul témoin dont je disposais, entre la nuit d’hier et celle d’aujourd’hui, était un chien à trois pattes.
J’ai démarré la Fiat.
Le tableau de bord affichait l’heure en chiffres vert fluo. 23 h 32.
— Denise Joubain va faire une crise cardiaque à cette heure…
— Ou moi, répondit Mona. C’est quoi la prochaine surprise au programme. Denise égorgée par des aliens ? Son fantôme qui nous offre le thé ?
Le fantôme de Denise Joubain…
Dans le silence de l’habitacle, je me suis souvenu des paroles de la vieille dame. Elle affirmait ne plus sortir de chez elle depuis des années. M’avoir reconnu tout de même, m’avoir croisé, mais c’était il y a dix ans, sur la plage d’Yport, le matin du meurtre de Morgane Avril. Mon dernier espoir reposait sur le témoignage d’une vieille sénile dont les délires allaient encore un peu plus contribuer à me convaincre de ma propre amnésie.
Assise sur le fauteuil passager, Mona avait allumé le plafonnier et feuilletait les dossiers de Morgane Avril et de Magali Verron volés à Carmen Avril et à Piroz. Concentrée. J’ai soudain eu l’impression qu’un élément la troublait. Ses yeux passaient sans cesse d’un dossier à l’autre.
J’ai ralenti à l’entrée de la longue ligne droite qui menait à l’ancienne gare de Tourville-lès-Ifs.
— Tu as trouvé quelque chose ?
Elle posa un regard étrange sur moi.
Une évidence.
Elle avait trouvé quelque chose. Quelque chose qui la bouleversait.
— Non. Enfin, peut-être.
— Quoi ?
— Après. Après la vieille.
— Pourquoi ?
Mona haussa brusquement le ton.
— Après la vieille, bordel.