Comment est-ce possible ?
Le froid mordait avec férocité mes bras nus. Le soleil, après une courte apparition derrière la falaise d’amont de Fécamp, semblait déjà parti se recoucher sous une couette de nuages. Pour me réchauffer, je trottinais sur place. La température devait à nouveau approcher du zéro, mais je n’allais pas demander à la fille allongée sur les galets de me rendre mon WindWall. Et puis, les flics n’allaient pas tarder, cela faisait dix bonnes minutes que je les avais appelés. Nous demeurions silencieux tous les trois. Quelques mouettes ricanaient au-dessus de nos têtes.
Arnold, attaché à sa maîtresse par une fine laisse de cuir, s’était assis et les regardait voler avec un mélange de crainte et de stupéfaction.
Crainte et stupéfaction.
Je devais avoir l’air aussi stupide que ce chien.
La fille étendue morte sur les galets portait l’écharpe de cachemire rouge Burberry enroulée autour de son cou !
Je tournais et retournais les arguments dans ma tête, à la recherche d’une explication rationnelle. Je n’avais qu’une certitude, la fille m’avait arraché le tissu des mains puis, dans le même mouvement, s’était jetée dans le vide.
J’ai scruté la digue vide, le parking du casino désert, la trentaine de cabines de plage abandonnées à l’hiver. Toujours aucun gendarme à l’horizon.
Qui avait pu enrouler cette écharpe autour du cou de ce cadavre ? J’étais arrivé le premier près du corps au pied de la falaise. Il n’y avait personne aux alentours, à part Atarax et Denise, mais tous les deux se trouvaient bien plus éloignés que moi du point d’impact. Il était impossible que l’un ou l’autre ait eu le temps de s’éloigner du corps en courant, pour revenir ensuite, lentement, sans le moindre signe d’essoufflement. Pourquoi d’ailleurs auraient-ils agi ainsi ?
Cela n’avait aucun sens !
Qui d’autre alors ?
Personne ! Personne n’aurait pu s’approcher du cadavre sur cette immense plage déserte sans que Denise ou Atarax ne le repère. Ils avaient vu tomber la fille de la falaise et avaient ensuite marché vers elle, les yeux fixés sur le corps…
Des frissons parcouraient mes bras. Le froid. L’angoisse. La peur. Il me fallait raisonner en éliminant tout ce qui était impossible. Il ne restait alors qu’une solution possible : la fille avait enroulé elle-même l’écharpe autour de son cou, pendant sa chute de la falaise !
Délirant…
Il n’y avait pourtant pas d’autre façon de résoudre l’équation. J’évaluais la hauteur de la falaise, j’imaginais le temps que mettait un corps à tomber d’en haut. Quelques secondes. Trois ou quatre peut-être. Assez sans doute pour enrouler un morceau de tissu.
Techniquement, c’était sûrement possible.
Techniquement…
Pendant une chute vertigineuse, avec les bras qui s’agitent dans le vide, le vent qui fouette le visage…
J’ai observé une mouette défier l’apesanteur et planer entre ciel et craie.
Pour y parvenir, il faudrait concevoir un plan longtemps prévu à l’avance, une détermination sans faille, des gestes répétés des milliers de fois pour évacuer toute forme d’émotion. Juste la concentration vers un seul objectif, s’enrouler avant de mourir cette foutue écharpe autour du cou, avec moins de quatre secondes pour y parvenir avant de s’écraser sur les galets…
Cela n’avait pas plus de sens !
Des gestes répétés mille fois ? Cette écharpe n’appartenait même pas à cette fille ! Je l’avais trouvée au bord du sentier, je l’avais tendue par réflexe à cette suicidaire, cette idée m’était venue sur le moment. Cet ange au bord du gouffre n’avait aucun moyen de deviner qu’elle se retrouverait avec ce bout de tissu rouge entre les mains.
Mon regard glissa vers Denise et Atarax. Il avait allumé une cigarette et elle tirait la laisse d’Arnold pour éviter à son shih tzu un éventuel retour de fumée.
Raisonner en éliminant tout ce qui était impossible, repensais-je. Quelle solution restait-il alors ? Même en imaginant que cette fille ait eu le temps, en un ultime réflexe, d’entortiller cette étoffe autour de sa gorge plutôt que de chuter comme une pierre ou d’agiter ses bras comme une mouette désespérée, une question demeurait, tout aussi insoluble :
Pourquoi exécuter un geste aussi insensé ?
Brusquement, le soleil réapparut et cogna ses rayons à la falaise, faisant scintiller d’or et d’argent la rouille d’argile et la craie.
Les gendarmes arrivèrent dans la minute qui suivit. Ils garèrent le fourgon Boxer sur le parking du casino.
Ils étaient deux et marchèrent vers nous. Le plus jeune n’était pas le plus rapide. Il avait la quarantaine, une tête allongée en forme de galet, et pestait à chaque fois qu’une de ses bottes Weston glissait sur les algues humides. Le genre de flic mal réveillé qui n’a pas eu le temps d’avaler un café avant d’affronter une journée qui commence au petit matin par le ramassage d’une suicidée.
Le second gendarme écrasait les galets sous sa semelle comme s’il s’agissait de vulgaires graviers. L’expérience… Il avait l’allure du flic au bord de la retraite depuis toujours, comme sorti tout droit d’un film d’Olivier Marchal. Le blouson ouvert sur un torse large et un ventre épais. Une gueule surtout. Des cheveux gris mi-longs, raides, tirés à l’arrière jusqu’au bas du cou, libérant un grand front plissé de rides. Genre Marlon Brando sur la fin.
Quand il approcha encore, mon impression se confirma.
Marlon Brando. La morgue collée aux lèvres.
L’autre flic traînait encore dix mètres derrière lorsque Brando se planta face à nous, juste au-dessus du cadavre.
— Capitaine Piroz, lança-t-il d’une voix détachée. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas eu une suicidée dans le coin ! Depuis qu’ils ont construit le pont de Normandie, la mode est plutôt de se balancer dans l’estuaire.
Il passa ses deux mains sur son front, comme pour lisser ses rides, puis continua :
— Vous la connaissez ?
Nous avons tous les trois secoué négativement la tête.
— Vous avez vu quoi exactement ?
Atarax répondit le premier. Il avait vu la fille basculer dans le vide puis s’écraser sur les galets, cent vingt mètres plus bas. Denise confirma, je me suis contenté d’acquiescer d’un geste.
— Vous étiez tous ici alors ? Personne n’a rien vu de ce qui s’est passé là-haut ?
Piroz me fixa comme s’il avait flairé mon trouble. J’ai sans doute répondu un peu trop rapidement.
— Si, moi. Je courais sur le sentier littoral, comme chaque matin. Elle se tenait debout au bord de la falaise, près du blockhaus. Je lui ai parlé. J’ai essayé de l’empêcher, mais…
Piroz avait baissé les yeux vers ma prothèse en fibre de carbone et semblait se questionner sur la compatibilité de mon handicap avec mon jogging quotidien. J’ai bafouillé.
— Je… je m’entraîne tous les jours. Je suis sportif de haut niveau. Catégorie paralympique. Vous… vous voyez.
S’il avait vu, le capitaine ne le montra pas. Il se contenta d’un plissement de front à la Brando puis se pencha sur le corps allongé. Il posa ma veste North Face à côté du cadavre, sur les galets.
Pas de miracle, cette putain d’écharpe était toujours enroulée autour du cou de la fille.
Je ne voyais rien d’autre que ce morceau de tissu mais Piroz ne semblait pas y prêter la moindre attention. Il détailla la robe rouge, les lambeaux de tissu, puis observa la falaise, comme pour chercher un quelconque arbuste accroché à la roche nue. Enfin, il se retourna vers nous.
— Elle n’a pas pu déchirer sa robe en tombant.
J’ai confirmé, sans laisser au flic le temps de continuer.
— Quand j’ai croisé la fille là-haut, sa robe était déjà déchirée. Son maquillage avait coulé aussi. Elle semblait terrifiée.
Denise et Atarax m’observèrent bizarrement, comme pour me reprocher de ne pas leur avoir donné ces détails avant. Piroz passa encore sa main sur ses rides, sans doute pour aider ses idées à remonter jusqu’au cerveau. L’autre flic avait toujours l’air absent. Il regardait ailleurs, les vagues, les cabines de plage fraîchement repeintes, les éoliennes au-dessus de Fécamp, aussi concerné par l’affaire que le chien Arnold.
Piroz semblait habitué. Peut-être s’étaient-ils engueulés dans la voiture en venant ?
Il posa ses deux genoux dans les galets pour examiner le corps.
— Un suicide ? grogna-t-il entre ses dents. Il faut quand même une bonne raison pour se balancer dans le vide…
Piroz détailla les plis déchirés de la robe.
Quand j’y repenserais plus tard, je me dirais que ce moment fut le seul où j’aurais pu parler aux flics. Leur dire que cette écharpe était la mienne, en quelque sorte, leur expliquer exactement ce qui s’était passé là-haut près du blockhaus, qu’elle m’avait arraché des mains ce foutu bout de tissu, aussi impossible que ce soit à admettre…
Je n’ai rien dit pourtant. J’ai juste attendu qu’une explication rationnelle tombe du ciel. Ou que tout se tasse, que tout le monde oublie et qu’on passe à autre chose. Je ne pouvais pas prévoir ce que Piroz allait découvrir en soulevant la robe de la fille.
— Bordel, siffla le gendarme.
Je me suis rapproché. Atarax et Denise aussi.
La fille ne portait rien sous sa robe.
Ni culotte en dentelle fuchsia, ni string.
Des marques violacées couraient le long de ses cuisses. Des griffures également, quatre, étroites et parallèles, à hauteur de l’aine, à droite d’un pubis intégralement épilé.
Denise ferma les paupières et serra une nouvelle fois Arnold entre ses seins. Le visage d’Atarax avait viré de la couleur des comprimés qu’il devait avaler le matin. Livide. Ma prothèse de carbone s’enfonça entre les galets et je conservai difficilement mon équilibre.
Piroz laissa retomber la robe sur l’entrejambe comme on tire le rideau sur une scène.
— Bordel. Cette petite a été violée… Il y a quelques heures grand maximum. (Il se pinça les lèvres.) Ça me semble une sacrée bonne raison pour sauter de la falaise.
Il se redressa, évalua encore une fois le mur de craie qui écrasait le paysage, puis posa enfin les yeux sur l’écharpe enroulée autour de sa gorge.
Il la dénoua doucement, du bout des doigts.
Mon regard se troubla. Piroz avait parlé de viol. Mes empreintes étaient imprimées sur ce bout de tissu. Des décilitres de sueur collés aux fibres. Une citerne d’ADN.
Trop tard. Que dire ? Qui pourrait me croire ?
Piroz passa son doigt entre le tissu et le cou de la fille, lentement, comme un médecin qui ausculte un patient enroué. Les rides du front de Piroz se froncèrent jusqu’à ne plus former qu’une chair ondulée.
— La petite n’a pas seulement été violée… Elle a été étranglée.
La décharge électrique me paralysa. J’ai répondu sans réfléchir.
— Je… je lui ai parlé là-haut. Elle… elle était vivante. Elle a sauté de son plein gré. Elle…
Piroz me coupa.
— Une tentative d’étranglement alors. Votre arrivée sur le sentier de randonnée a sans doute fait fuir son violeur avant qu’il ne l’étouffe. Vous avez sauvé la vie à cette fille… Enfin, vous auriez pu…
Vous auriez pu ?
J’ai trouvé l’expression étrange. La version du flic aussi. Un violeur aurait eu la possibilité de se cacher dans le blockhaus lorsqu’il m’a entendu arriver, mais pour le reste ? Pourquoi la fille n’avait-elle rien dit ? Pourquoi n’avais-je remarqué aucune marque de strangulation quand j’avais tendu la main à cette fille ? Parce que je n’avais pas regardé ? Parce que je m’étais concentré sur son visage ? Sur sa robe déchirée ?
— Qu’est-ce que vous faites ?
C’est Denise qui avait posé la question. Piroz se tenait maintenant à quatre pattes dans les galets et reniflait la peau du cadavre. Arnold l’observait bizarrement. Le flic releva la tête et esquissa un sourire de contentement, celui du limier qui a flairé la bonne piste.
— Sa peau a le goût de sel.
J’avais l’impression de vivre une scène surréaliste jouée par des acteurs improvisant chaque réplique. Le second flic, toujours en retrait, écoutait les investigations de son binôme sans réagir. Peut-être était-ce une tactique entre eux. Chacun dans son rôle. Le premier assurait le show et le second se contentait d’observer en douce nos réactions.
— Un goût de sel ? répéta Atarax, stupéfait.
— Ouais… Mais sur ce point au moins, il y a une explication simple. (Piroz laissa passer un long silence.) Cette fille a pris un bain de mer.
Dans le même mouvement, tous nos regards se tournèrent vers la Manche.
Un bain ? Le 19 février ? En pleine nuit ? Dans une eau à moins de dix degrés ?
— Nue, précisa Piroz. Ses habits sont secs.
Denise s’approcha de moi. Elle commençait à faiblir. Sans réfléchir, je lui ai offert mon bras pour qu’elle s’accroche.
— Un bain à poil, poursuivit le flic. Après tout, cela simplifie peut-être plus l’affaire que cela ne la complique. C’était un très joli brin de fille, c’est peut-être ce qui a attiré son violeur.
Il passa ses doigts en peigne dans ses cheveux lisses.
— On est bons pour boucler la scène de crime. Faire venir les légistes et tout le cirque. Désolé, vous allez devoir me donner votre identité, adresse, téléphone et tout le reste. Je vais vous demander de passer déposer à la brigade de Fécamp, si possible en début d’après-midi, juste le temps d’en savoir un peu plus, à commencer par l’identité de cette gamine.
Denise s’accrochait à moi de tout son poids. Je grelottais franchement maintenant. Piroz le remarqua, me fixa avec insistance, puis se pencha et me tendit mon coupe-vent.
— Tenez, je suppose que c’est à vous. Couvrez-vous, n’allez pas attraper froid, je vais avoir besoin de vous.