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Une fille sans histoire ?


— Allô, Mona ? Tu es où ?

— Jamal ? Tu es réveillé ! Je reviens de Grainval par l’estran. J’arrive sur Yport.

— OK, je te rejoins. Il faut que je te parle. Vite, très vite. Un truc de dingue.

— Rapport à ton tueur en série ?

— A ses victimes plutôt.

 

 

Lorsque je suis arrivé sur la digue, une voix m’interpella.

— Jamal, je suis là !

Mona.

Elle s’était assise sur la balançoire du petit parc de jeux pour enfants qui dominait la plage. Un toboggan. Un mini mur d’escalade. Un pont de liane. Elle se balançait doucement, comme pour faire sécher sa combinaison de néoprène ouverte jusqu’à sa gorge. Elle avait posé à ses pieds un sac à dos qui contenait une sélection de galets rares susceptibles de révolutionner l’industrie informatique.

Alors que je m’approchais, un détail me bouleversa. Mona portait mon étoile de shérif accrochée à sa combinaison. A qui d’autre qu’à cette fille pouvais-je confier mes découvertes délirantes ?

Je me suis assis face à elle, sur le rebord de la pataugeoire miniature qui ne devait être en service qu’aux beaux jours, s’il en existait ici. Un poisson de cuivre, censé cracher de l’eau dans le bac, nous fixait, la bouche ouverte et vide.

— Alors ? m’interrogea Mona. Qu’est-ce que tu voulais me montrer ?

J’ai glissé vers elle la feuille que je venais de noircir.

— Regarde, Mona ! Deux colonnes. Une pour Magali Verron, décédée hier matin. Une pour Morgane Avril, assassinée il y a dix ans par un sadique. J’ai consigné tout ce que l’on sait d’elles. Ecoute ça… Morgane Avril était fan des groupes de rock progressif des années 70, Pink Floyd, Yes, Genesis, c’est écrit dans le rapport d’enquête, c’est pour cela qu’elle avait tant insisté pour participer au festival Riff on Cliff à Yport. Sur sa page Facebook, Magali Verron appartenait à quelques groupes de fans de musique. Trois exactement. Pink Floyd, Yes et Genesis.

— Comme quelques milliers d’autres fans, non ?

La balançoire de Mona couinait comme un oiseau plaintif. J’ai baissé le regard vers ma feuille.

— OK, je continue. Morgane pratiquait la danse orientale à Neufchâtel, le raqs sharqi pour être précis…

— Je connais. La danse de salon version Bollywood. C’est la grande mode…

— Magali aussi pratiquait le raqs sharqi, au Havre.

— Je te le disais…

— Une coïncidence, bien entendu ! Accroche-toi, Mona. Ce n’est qu’un début. Morgane Avril a effectué toute sa scolarité dans les établissements publics scolaires de sa ville de naissance, Neufchâtel-en-Bray, de 1986 à 2003. J’ai noté tous les noms : école maternelle Charles-Perrault, école primaire Claude-Monet, collège Albert-Schweitzer, lycée Georges-Brassens. Un parcours classique, comme des centaines d’autres petits Brayons. Rien à voir avec Magali Verron, qui habite le Val-de-Marne, au sud de Paris. Après son primaire, en septembre 2004 elle fréquente naturellement le collège de Créteil… Devine comment s’appelle ce collège ?

En guise de réponse, la balançoire poussa trois nouveaux cris. J’ai presque hurlé.

— Albert-Schweitzer !

Mona dévia brusquement de sa trajectoire rectiligne. Je n’ai pas répondu à ses yeux stupéfaits et j’ai enchaîné.

— Encore une coïncidence, bien entendu ! Pour Magali, direction le lycée, à vingt bornes de Créteil, à Courcouronnes très exactement. A ton avis, quel est le nom du lycée de Courcouronnes ?

— Georges-Brassens ? tenta Mona.

— Exact ! J’ai vérifié, des lycées Georges-Brassens, il y en a moins de dix en France… Dont un à Neufchâtel-en-Bray et un à Courcouronnes.

— Bizarre, c’est sûr. Mais…

Je n’ai pas laissé Mona respirer.

— Ensuite, Morgane et Magali ont suivi toutes les deux des études de médecine, Morgane à Rouen et Magali à l’université Evry-Val-d’Essonne.

Mona freina du pied l’élan de la balançoire.

— Elles étaient peut-être de la même famille ? Ou simplement amies ?

— Non. Je n’ai trouvé aucune trace de Magali Verron dans tous les articles et dossiers de l’enquête sur l’affaire Avril. D’ailleurs, Magali était âgée de dix ans à l’époque du meurtre de Morgane. Et elle n’habitait pas en Normandie.

Le vent de mer continuait d’agiter la balançoire dont Mona était descendue. Un vent froid. Elle tira jusqu’à son cou la fermeture de sa combinaison. L’étoile brilla sur son cœur.

— OK, fit-elle. Réfléchissons calmement. Tu as raison sur un point, cela ne peut pas être une coïncidence. Il y a donc forcément une relation entre ces deux filles… A priori, d’après ce que tu sais, Morgane ne connaissait pas Magali Verron. Magali avait dix ans de moins qu’elle. Elle habitait en Ile-de-France.

Son visage se rida, son petit nez se retroussa et s’agita comme celui d’un lapin méfiant qui flaire une piste. Soudain, ses yeux lancèrent des éclairs de génie.

— Mais l’inverse est possible, Jamal ! Magali a forcément entendu parler de l’affaire Avril, du tueur à l’écharpe rouge. Elle avait dix ans à l’époque, cette histoire a pu traumatiser son enfance… Au point, pourquoi pas, de s’identifier à elle, de copier ses goûts, ses loisirs, jusqu’à choisir un collège, puis un lycée qui porte le même nom que ceux que Morgane Avril avait fréquentés…

J’ai affiché une moue sceptique.

— Au point de se donner la mort de la même façon, dix ans plus tard ? De se faire violer ? De simuler une strangulation avec une écharpe Burberry ?

Le nez rose de Mona respira avec intensité.

— Difficile à croire, je te l’accorde.

Je me suis approché de Mona. Avant de continuer, j’ai hésité à me coller à sa combinaison humide et à l’enlacer.

— Ce n’est pas tout, Mona. Magali Verron n’a pas seulement copié la mort de Morgane Avril. (Ma voix est descendue de deux octaves.) Elle est née le 10 mai 1993, soit dix ans, jour pour jour, après Morgane Avril.

— Morgane est née le 10 mai 1983 ?

— Oui, à l’hôpital Fernand-Langlois de Neufchâtel-en-Bray.

Mona hoqueta.

— Et où… où est née Magali Verron ?

— A près de six mille kilomètres de la Normandie, dans la banlieue nord de Québec…

J’ai laissé à Mona le temps de souffler, une longue expiration de soulagement, avant de lui couper la respiration.

— Je te laisse deviner le nom de cette banlieue…

Sa réponse traîna, comme bloquée dans sa gorge.

— Neufchâtel ?

— Oui ! Aussi incroyable que celui puisse paraître, elle est née à Neufchâtel, un village entre Charlesbourg et Loretteville

Mona relâcha brusquement tous les muscles de son visage de souris aux aguets. Comme si elle avait renoncé à comprendre. Elle fit un pas vers moi et colla son néoprène à mon WindWall. Le contact fut étrange, un peu visqueux. Nous étions deux cosmonautes sur la planète Mars.

— Magali Verron n’a pas seulement copié la mort de Morgane Avril, ai-je répété. Elle a aussi copié sa naissance ! J’ai cherché : dans le monde entier, il n’y a que cinq villages baptisés Neufchâtel, quatre en France et un au Canada. Magali Verron est arrivée en France, à Créteil, à l’âge de sept ans.

— Putain, Jamal, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— J’en sais rien, Mona. J’en sais rien. Quelque chose nous échappe. Il y a forcément une explication rationnelle.

Sans me détacher d’elle, j’ai murmuré à son oreille.

— Copier la vie d’une autre. Chaque étape, du début à la fin. Chacun de ses goûts, chacun des lieux fréquentés, comme un miroir, mais à distance. Une sorte d’hologramme. Bordel, c’est impossible !

Mona tenta d’argumenter, sans réelle conviction.

— Un tueur en série recherche des victimes qui se ressemblent, non ? Tu vois ce que je veux dire ? Des filles semblables qui lui rappellent sa mère, son ex, ou un fantasme précis.

— Mais là, c’est l’inverse, Mona ! C’est comme si cette fille, Magali Verron, avait cherché à remplacer la victime, à se mettre dans la peau de la proie. Comme pour attirer le prédateur jusqu’à ce qu’il la retrouve…

— Jusqu’à finir le travail elle-même, ajouta Mona. Jusqu’à enrouler l’arme du crime autour de son cou. Le dernier geste de sa vie.

Je n’ai pas répondu. J’ai écouté quelques secondes le ressac des vagues, puis j’ai doucement posé un baiser sur ses lèvres et passé ma main sur les courbes de sa peau de dauphin. Je suis descendu jusqu’à ses hanches. Le souffle de Mona s’accélérait. J’ai senti un renflement dans la mince poche de sa combinaison. Mes doigts explorèrent jusqu’à extirper un foulard de soie jaune.

— Pour mes cheveux, murmura Mona. Précaution normande.

Le foulard glissa dans mes doigts. Sans même réfléchir, j’ai levé les mains et j’ai présenté le morceau de tissu sous son menton.

Lentement.

— Tu mettrais combien de temps pour nouer ce truc ?

J’ai encore approché le carré de soie de son cou. L’instant suivant, les yeux de Mona se brouillèrent.

J’y lisais la peur. Une terreur brusque et intense. Jusqu’au vide.

Quel con !

J’ai aussitôt baissé les bras, mais le mal était fait.

Les larmes embuaient sa voix.

— S’il te plaît, Jamal, ne joue pas à ça…

J’ai bafouillé.

— Excuse-moi. Je ne voulais pas…

Elle arracha le foulard jaune de ma main.

— Laisse tomber. C’est à moi de m’excuser, c’était idiot, cette appréhension.

Elle prit le temps de regarder le tissu dans le creux de sa paume.

— Tu veux connaître ma conviction, Jamal ?

— Laquelle ?

— Ce n’est pas possible.

Elle observa la falaise face à nous, le blockhaus, les moutons, l’endroit exact où Magali avait basculé la veille, et répéta.

— Ce n’est pas possible qu’une fille qui tombe de là-haut puisse faire cela. Nouer un foulard autour de son cou.

D’un geste brusque, elle joignit ses deux mains puis les passa derrière sa tête et enroula le tissu jaune autour de sa nuque.

Combien de temps avait-elle mis ? Moins d’une seconde ?

— Ce n’est pas qu’une question de temps, Jamal ! asséna Mona. C’est peut-être possible, comment dire, techniquement. Mais tu imagines ? Exécuter ce geste en flottant en l’air, ou en tombant comme une pierre plutôt. Le geste juste… En faisant abstraction de tout le reste. Ce n’est pas possible, Jamal, voilà ce que je pense. Et pourtant, je te crois, Magali n’avait pas cette écharpe autour du cou en haut de la falaise et elle l’avait en bas…

— Il… il y a forcément une explication rationnelle…

— Ça, Jamal, tu l’as déjà dit.

Je me suis tu. Elle avait raison. Toute cette histoire ne tenait pas debout.

Et pourtant…

Mona rangea le foulard dans sa poche. Elle se posa sur la moto à bascule montée sur ressort et me regarda comme une infirmière qui fait le point avec un patient peu coopératif.

— Si je résume ce que l’on sait, Jamal, un tueur en série viole et tue deux femmes, en 2004. Morgane Avril et Myrtille Camus. Dix ans plus tard une fille meurt dans les mêmes circonstances. Deux hypothèses. L’hypothèse tordue d’abord, cette fille reproduit à l’identique le destin de Morgane Avril, toute sa vie, goûts musicaux, écoles, loisirs… Jusqu’à se donner la mort de la même façon !

— Et choisir le même jour et le même lieu de naissance que Morgane, ai-je glissé. Débile !

— Débile ! On est d’accord. Alors passons à la seconde hypothèse, la plus logique. L’assassin frappe à nouveau. Mais pas au hasard cette fois, vu tout ce que l’on sait sur Magali Verron. Il choisit sa victime, la viole, l’étrangle. Ce serait plutôt la thèse des flics, non ?

— Tout aussi débile ! Magali n’est pas morte étranglée, elle s’est suicidée.

Mona hocha doucement la tête et demeura pensive quelques instants.

— Sauf, ai-je continué, que j’ai rendez-vous avec le capitaine Piroz dans moins de deux heures et que pour tout te dire, Mona, ça me fout une sacrée trouille. J’ai… j’ai un peu trop une tête de coupable idéal…

— Ils ne peuvent rien contre toi. C’est pas ton sperme, Jamal ! Tu as un casier ?

— Non !

— Tu n’as jamais tué personne ? Tu n’as jamais volé ?

Elle se balança doucement sur la moto. Dans sa combinaison de latex, ses cheveux dénoués sur les épaules, on aurait dit une Hell’s Angel sur une Harley miniature.

Je lui ai souri avec cet air de Droopy désolé qui paraît-il faisait tout mon charme.

— Volé, si. Pour payer mes études. Mais je ne me suis jamais fait prendre, j’avais une méthode infaillible.

Ses pupilles ont pétillé. Elle était visiblement heureuse de changer de sujet.

— Encore une ?

— Je volais uniquement l’été, au bord des rivières, dans les gorges du Tarn ou de l’Ardèche. Tu vois, ces autoroutes à canoës-kayaks. Je me servais directement dans les bidons où les touristes laissaient leurs papiers, montres et portables, surtout dans les sites où ils larguaient leur bateau sur la berge pour aller sauter des rochers. Au camping ou sur la plage, impossible de fouiller les sacs, tout le monde surveille tout le monde. Mais avec un gilet de sauvetage jaune face à trente canoës tous pareils, personne ne fait gaffe.

Mona manqua d’en tomber de sa moto.

— Putain. C’est génial comme combine ! T’as vraiment fait ça ?

Elle scruta chaque cil de mon visage.

— Peut-être… J’adore inventer des histoires.

La réponse claqua.

— Et cette écharpe rouge, tu l’as inventée aussi ?

Ça lui avait échappé. Elle avait ajouté cela par réflexe. Du moins, c’est ce que j’ai pensé sur le moment, que ce n’était pas prémédité.

Mon visage se ferma.

— Putain, pas toi, Mona !

— Quoi, pas toi ?

— Mona, écoute-moi, je ne déconnerais pas avec la mort de cette fille. Pas avec un viol. Bordel, un gamin de quatre ans comprend la différence entre ce qui relève du jeu, du faire-semblant, et ce qui est sérieux. Je croyais que t’avais pas oublié ça, Mona…

Je l’ai regardée droit dans les yeux avant de continuer.

— Si je ne peux pas te faire confiance, à qui alors ?

Elle semblait vexée. Elle se leva et s’efforça de ne pas hausser le ton à son tour.

— Ça va, Jamal. Calme-toi. Je te crois.

Mon cœur battait à se rompre. Je n’avais pas bluffé. J’avais paniqué. Impossible d’affronter seul cette histoire de fous.

Si Mona me lâchait…

Si Mona me lâchait, qui allait me croire ?

Les flics ?

André ? Christian Le Medef ? Denise et Arnold ?

Vous ?