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Jusqu’à oublier ma douleur ?


Allongé à mes pieds, le cadavre dormait sur un lit de galets.

Le sang coulait doucement sous sa tête, formant un drap de soie rouge tiré par une main invisible, une vague écarlate qui refluait, en pente douce, vers la mer.

Même morte, l’inconnue restait incroyablement belle. Ses cheveux de jais recouvraient son visage froid et blanc, telles des algues accrochées à un rocher poli par les marées successives. Le corps de la fille n’était déjà plus qu’un morceau de falaise échoué que la mer se chargerait de sculpter pour qu’il se fonde dans le décor, pour l’éternité.

Mes yeux quittèrent le corps pour grimper le long de la paroi de calcaire. Droit devant moi. Depuis que je m’étais installé à Yport, trois jours avant, jamais ces falaises ne m’étaient apparues aussi impressionnantes. Des coulées d’argile dégoulinaient des pelouses que l’on devinait au-dessus, comme autant de traces de rouille, d’humidité et de crasse. J’avais l’impression de me trouver face au gigantesque mur d’une prison imaginée par les dieux pour enfermer les hommes. Tenter de s’échapper, sauter par-dessus, c’était perdre la vie.

J’ai consulté ma montre.

8 h 28.

Moins d’un quart d’heure s’était écoulé depuis que j’étais sorti de la Sirène pour mon entraînement quotidien. J’ai repensé aux conseils du patron.

Attention, Jamal, l’herbe va être glissante sur la falaise.

Puis à cette écharpe rouge accrochée à la clôture, aux moutons, au blockhaus… Les images affluaient. Obsédantes. Je revoyais la fille au bord du gouffre, sa robe déchirée, ses derniers mots, « N’approchez pas. Vous ne pouvez pas comprendre », l’insondable désolation dans son regard avant qu’elle ne bascule dans le vide, l’écharpe de cachemire Burberry que je lui avais tendue, serrée dans son poing.

Mon cœur continuait de marteler ma course folle, juste après qu’elle eut sauté, jusqu’à la plage, comme si je pouvais arriver avant elle en bas, l’attraper dans mes bras. La sauver.

Ridicule.

 

— Je l’ai vue tomber, murmura la voix grave dans mon dos.

C’était le type au blouson de cuir marron. Il s’était approché lentement du corps, en traînant les pieds sur la plage, comme si cet incident l’emmerdait au plus haut point.

— Je vous ai entendu crier, continua-t-il sur le même ton fatigué. Je me suis retourné et là, j’ai vu la fille tomber comme une pierre.

Une grimace de dégoût déforma son visage pour bien signifier qu’il avait vu en direct le corps se disloquer sous l’impact. Il avait raison, j’avais hurlé face au ciel vide lorsque la fille avait basculé. Tout Yport avait dû entendre.

— Elle n’est pas tombée, ai-je cru bon de préciser. Elle a sauté.

Le type n’ajouta rien. Avait-il au moins compris la nuance ?

— Pauvre gamine ! commenta la vieille femme sur ma droite.

Elle était le troisième témoin du drame. J’ai appris un peu plus tard qu’elle s’appelait Denise. Denise Joubain. Elle aussi, comme l’homme au blouson marron, était présente sur la plage avant moi, mais éloignée du point de chute de plus d’une centaine de mètres. Au bout de mon sprint effréné, j’étais parvenu près du corps quelques secondes avant eux. Denise portait de grandes chaussettes jaunes qui dépassaient de ses bottes de pêche en plastique puis se perdaient sous une robe de toile écrue et un manteau gris. Elle serrait un chien contre elle, un shih tzu, vêtu d’un pull beige à rayures rouges qui m’a fait penser à ceux que portent les personnages des albums Où est Charlie ?.

— Tout doux, Arnold, murmura-t-elle à son oreille avant d’insister : Une si belle fille… Vous êtes vraiment certain qu’elle a sauté toute seule ?

La réflexion de Denise me sembla idiote.

Bien sûr qu’elle avait sauté toute seule.

Puis j’ai réalisé que j’étais le seul témoin de ce suicide. Les deux autres se promenaient sur la plage, face à la mer, et n’avaient tourné la tête qu’après mon cri.

Qu’est-ce que Denise sous-entendait ? Qu’il s’agissait d’un accident ?

L’immense détresse gravée sur le visage d’ange, l’instant d’avant son saut désespéré, me troubla à nouveau.

— Certain ! répondis-je. Je lui ai parlé là-haut, près du blockhaus. J’ai tenté de la raisonner…

Denise Joubain me jetait un regard inquisiteur, comme si ma peau, mon accent et ma jambe raide représentaient pour elle trois motifs cumulés de méfiance.

Qu’est-ce qu’elle croyait ? Qu’il ne s’agissait pas d’un accident ? Que quelqu’un l’avait poussée ?

 

J’ai stupidement encore tordu mon cou pour regarder jusqu’au sommet de la falaise, puis j’ai continué, comme si j’avais besoin de me justifier.

— Tout s’est passé très vite. Je me suis approché autant que j’ai pu. J’ai tenté de lui tendre la main. De lui lancer une…

Les mots se sont soudain bloqués dans ma gorge.

Pour la première fois, j’ai remarqué un détail sur le corps allongé un mètre devant moi. Un détail surréaliste…

Impossible !

Les images du drame défilaient en boucle.

Le regard désolé de la belle suicidaire.

L’écharpe Burberry qui flottait au bout de la main.

L’horizon vide.

Bordel ! Quelque chose m’échappait.

Mes yeux restaient braqués sur l’étoffe rouge, juste à mes pieds…

Il y avait forcément une explication rationnelle…

Il y…

 

— Il faut faire quelque chose !

Je me suis retourné. C’est Denise qui avait parlé. Je me suis demandé un instant si elle s’adressait à moi ou à son chien toujours coincé contre sa poitrine.

— Elle a raison, insista l’homme au cuir marron. Faut appeler les flics…

Il avait une voix de fumeur. En plus de son blouson fatigué, il avait emprisonné ses rares et longs cheveux gris dans un bonnet de laine vert bouteille posé sur deux oreilles rougies par le froid. Instinctivement, je l’imaginais seul, divorcé et au chômage. Au moins suffisamment dans la merde pour avoir envie de faire le point ici et à cette heure, sans personne pour lui foutre la pression. Sur le coup, il me fit penser à Lanoël, le prof de maths dépressif qu’on avait en cinquième au collège Jean-Vilar et que tout le bahut, depuis trois générations d’élèves, surnommait Atarax. C’est comme cela que dans ma tête j’avais déjà baptisé ce gars de la plage. Atarax. En réalité, je l’ai su juste après, il s’appelait Christian Le Medef… J’ignorais alors que je le reverrais sur cette même plage, le lendemain, presque à la même heure, plus déprimé encore, et qu’il me livrerait alors des informations qui feraient de nous deux complices liés par la même paranoïa.

 

Arnold jappa entre les seins de sa maîtresse.

Appeler les flics ?

Un frisson parcourut la paume de ma main droite, comme si, tel un serpent sournois, l’écharpe de cachemire s’en échappait à nouveau. Mes yeux ne m’obéissaient plus, ils se posèrent encore une fois sur le morceau de tissu rouge devant moi. Je devais avoir l’air mal à l’aise, Denise et Atarax me regardaient étrangement.

Ou bien ils attendaient que je prenne une initiative…

Appeler les flics ?

J’ai enfin compris que ni l’un ni l’autre ne devaient posséder de téléphone portable. J’ai sorti mon iPhone et j’ai composé le 17.

— Gendarmerie de Fécamp, me répondit une voix masculine au bout de quelques secondes.

J’ai expliqué la situation. Le suicide. Le lieu. Oui, la fille était morte, aucun doute, une chute de cent vingt mètres sur les galets. Un témoin l’avait vue sauter, deux autres l’avaient vue s’écraser.

De l’autre côté du téléphone, on notait tout. On s’agitait. On me demanda de répéter encore une fois le lieu exact, puis on raccrocha.

J’ai lancé un sourire à Denise et Atarax.

— Les gendarmes arrivent…. Ils seront là dans dix minutes.

Ils se sont contentés de hocher la tête. Pendant un long moment, seul le bruit des galets roulés par la mer troubla le silence. Atarax baissait les yeux vers le cadran de sa montre presque à chaque vague. A bien l’observer, il n’avait pas l’air vraiment peiné pour la fille morte à ses pieds, juste emmerdé, comme quand un carambolage crée devant vous un bouchon monstre et que vous vous surprenez à être moins désolé pour les pauvres gens coincés sous la tôle que pour le retard qui s’accumule. Atarax n’avait pourtant pas l’air débordé, à glander sur la plage dès 8 heures du matin…

 

Soudain, Denise laissa tomber Arnold par terre. Le shih tzu se réfugia entre les deux bottes de sa maîtresse alors qu’elle m’attrapait le bras.

— Et ces flics qui n’arrivent pas ! Allez, donne-moi ta veste, mon garçon.

Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’elle me voulait. Que je me déshabille ? Il faisait à peine cinq degrés… Denise répéta avec autorité :

— Donne-moi ta veste de jogging !

Mon jogging ? C’est ainsi qu’elle appelait mon coupe-vent North Face en WindWall ?

Sans davantage réfléchir, j’ai obéi. Denise se pencha au-dessus du cadavre pour recouvrir avec mon coupe-vent violet le visage et le haut du corps de la fille.

Une question de religion ? De superstition ? L’envie de préserver son pauvre Arnold d’un traumatisme psychologique ?

Peu importait, au fond de moi je la remerciais de l’initiative.

J’ai regardé une dernière fois l’écharpe avant que Denise ne pose son linceul improvisé. Une voix folle hurlait dans ma tête :

Comment est-ce possible ?

Depuis de longues minutes je ne pensais plus qu’à cela. Je revoyais le fil des événements depuis ce matin, chaque seconde, chaque geste, et je n’avais toujours aucune explication cohérente.

 

La fille étendue morte sur les galets portait l’écharpe de cachemire rouge Burberry enroulée autour de son cou.