33

Une morte et son fantôme ?


Le Boxer de la gendarmerie quitta brusquement sa trajectoire pour mordre le talus et arrêter sa course à quelques mètres de la Fiat 500.

Pleins phares. Deux soleils braqués à bout portant alors qu’un ciel bleu électrique valsait tout autour.

Un instant, je me suis demandé comment les gendarmes avaient pu nous retrouver aussi facilement. Un instant seulement.

Quel con !

Forcément, dès notre départ, les parents du gîte de l’ancienne gare avaient téléphoné aux flics, un type armé d’un flingue, entré chez eux par effraction, debout dans la chambre de leurs gosses.

Un Arabe. Boiteux. Excité.

Forcément, la cavalerie avait chargé.

 

Deux ombres surgirent du fourgon, j’ai reconnu la lourde silhouette de Piroz, et celle, longue et courbée, de son adjoint.

La voix du capitaine hurla dans la nuit.

— Salaoui, fini de jouer. Sortez de la bagnole les mains en l’air.

Piroz et son adjoint tenaient chacun un flingue. Ils progressèrent d’un mètre. Les phares dans leur dos agrandissaient leurs ombres à l’infini. Mona se recula jusqu’à se plaquer au capot de la Fiat, comme effrayée par leurs bras armés disproportionnés.

Piroz tonna encore.

— Ne bougez pas, mademoiselle Salinas.

Je restais tétanisé dans la voiture, incapable de prendre la moindre décision. Je sentais le poids du King Cobra dans ma poche. Une arme dérisoire tirant des balles en caoutchouc.

— Sortez, maintenant, Salaoui !

J’ai ouvert la portière. Calmement.

Je ressentais ce qu’on doit ressentir avant de mourir, une intense résignation, mais aussi, insidieuse, l’ultime excitation… Savoir enfin ce qui se cache après. L’explication du grand mystère.

Qui étais-je ?

Pervers amnésique ou bouc émissaire piégé ?

— Avancez, Salaoui !

Mon regard embrassa le parking de l’entrepôt Bénédictine. La nuit grignotait le bitume à moins de dix mètres de moi.

— Pas de conneries, aboya encore Piroz, je n’ai aucune envie de vous tirer dessus.

Je n’avais qu’à sprinter pour me perdre dans l’obscurité, un simple coup de reins. Les flics oseraient-ils faire feu ?

— Fais ce qu’ils te disent, implora Mona.

Tout en me levant, j’ai collé mon bras gauche à la voiture, dans l’ombre de la carrosserie. Je sentais la chaleur de Mona à moins d’un mètre, sa respiration affolée. J’ai pris ma décision en une seconde.

La pire qui soit.

Tenter ma chance. Jusqu’au bout.

Un réflexe de moineau, comme n’importe quel gamin de banlieue face à l’uniforme. M’envoler !

Avec une infinie lenteur, j’ai levé ma main droite alors que ma main gauche, dissimulée contre la portière, fouillait la poche de mon WindWall.

Tout se déroula alors très vite.

 

J’ai levé d’un coup le bras gauche, main crispée sur le King Cobra, braqué vers les étoiles, pour que Piroz soit surpris par deux informations contradictoires.

Simultanées.

J’étais armé. Je me rendais.

Je comptais profiter de cette infime hésitation pour sauter dans la nuit, courir plein est, avaler les trente mètres de parking d’abord, puis les kilomètres de champs plats ensuite. Mes centaines d’heures d’entraînement allaient servir à sauver ma peau.

 

La détonation claqua sans sommation.

Piroz m’avait tiré dessus. A bout portant.

Aucune douleur.

Simultanément, Piroz et son adjoint baissèrent leurs armes, muets d’effroi.

Dans un lent mouvement, presque au ralenti, Mona chavira sur moi.

 

Le King Cobra dansait au bout de mon poing, frénétique, alors que le corps de Mona hoquetait contre mon épaule. Du sang bouillonnait de sa poitrine, inondant son pull vert marécage. Un second filet écarlate coulait de ses lèvres.

Mon cœur cognait à se rompre.

Colère. Peur. Haine.

Mona suffoquait. Des mots invisibles s’échappaient de sa gorge, mystères muets murmurés aux oreilles des anges. Ses yeux se sont doucement embués, comme s’ils découvraient un paysage que nul n’avait jamais contemplé, puis d’un coup s’y sont arrêtés.

Pour l’éternité.

Le corps de Mona glissa contre le mien, jusqu’à tomber, face contre bitume, presque sans bruit, avec l’élégance d’un petit rat de l’Opéra qui meurt sur scène.

Mes mains tremblantes tentèrent d’arrêter la course du King Cobra. Dans la pénombre, il était impossible pour les flics de distinguer la marque du revolver que je pointais sur eux. J’ai tenté ma chance.

Canon du flingue orienté pleine gueule de Piroz !

Lentement, j’ai contourné la Fiat pour m’asseoir côté conducteur. Les deux flics, bras ballants, n’esquissèrent pas le moindre geste, comme écrasés par le poids de leur bavure.

Une certitude me vrillait le cœur.

Les flics ne m’avaient laissé aucune chance ! Ils avaient tiré pour me tuer. Mona s’était trouvée sur la trajectoire, elle était morte de ne pas m’avoir cru.

J’avais raison, depuis le début.

Les flics cherchaient à me piéger. Quel qu’en soit le prix.

 

J’ai jeté un dernier regard à la jolie musaraigne écrasée sur le goudron, puis j’ai appuyé de tout le poids de ma douleur sur la pédale d’accélérateur.

Un bruit de métal carillonna dans le silence. Une poussière d’or scintilla sur le capot de la Fiat.

Mes tripes se tordirent. Pied au plancher.

L’étoile de shérif resta en équilibre un bref instant, puis bascula sur le parking. Dans les films, l’héroïne la porte sur son cœur, la balle ricoche dessus. Elle ne meurt pas…

Dans les films.

 

La Fiat a bondi. J’ai entendu le pneu avant droit rouler sur l’insigne de fer doré acheté cinq francs par ma mère. C’était dans une autre vie. Celle que maman avait rêvée pour moi, celle où j’arrêtais les méchants.

 

Les entrepôts de la Bénédictine défilèrent, interminables. Soudain, j’ai braqué entre deux haies pour rejoindre la départementale. Sombre et déserte.

En route pour l’enfer. Je n’y croiserais plus Mona.

Le fantôme de Morgane Avril, peut-être…