Le parfum de l’inconnu ?
Mona avait tenu à prendre une douche avant de me rejoindre dans la pièce ronde qui dominait la villa. J’ai entendu ses pas dans l’escalier. Elle s’était elle aussi enroulée dans un peignoir Calvin Klein. Couleur rubis.
Elle m’offrit un baiser sur la bouche, admira un instant le panorama, la valleuse endormie léchée par les vagues aveugles, puis elle s’échappa pour attraper un vieux livre corné sur l’une des étagères de la bibliothèque qui nous entourait. Elle se hissa d’un saut gracieux sur le bureau de cuir pourpre.
— Maurice Leblanc ! proclama-t-elle en exhibant le volume jauni. Le père d’Arsène Lupin. Il a écrit ses premiers romans ici, à Vaucottes. Il a même fait de cette valleuse le décor d’une de ses nouvelles…
Je me fichais de ce qu’elle racontait.
Je voulais oublier l’affaire Verron-Avril-Camus.
Je voulais oublier les flics à mes trousses.
Je voulais tout oublier à l’exception du corps blanc de Mona dans son peignoir rubis.
Elle releva un genou sur le bureau pour que le tissu-éponge, serré à la taille par une ceinture de coton, s’ouvre de quelques centimètres.
— Ecoute-moi, Jamal, cette nouvelle de Maurice Leblanc va t’intéresser. C’est l’histoire d’un pauvre type qui passe devant un des manoirs de Vaucottes. Il s’appelle Linan, joli prénom, tu ne trouves pas ? Il y entre pour y chiper quelque chose pour nourrir ses gosses malades. Mais pas de chance, quelques minutes auparavant, le châtelain s’était tiré une balle dans la tête dans le salon. Un suicide !
Je me suis approché d’elle. J’ai lentement écarté les deux pans du peignoir pour libérer ses deux seins d’albâtre.
— Et ensuite ? ai-je murmuré.
Une pichenette. Le peignoir glissa doucement sur sa peau nue, jusqu’à sa taille. Mona n’était plus qu’un fruit rouge dont on aurait épluché la peau pour mieux goûter sa chair. Elle laissa mes mains courir sur sa poitrine. Sa voix se troubla un peu, mais elle ne perdit pas le fil de son récit.
— Linan fait trop de bruit, panique, renverse un truc, le domestique se pointe, le découvre au pied du corps de son maître… Tu devines la suite. Arrestation. Procès. Tout le monde pense que ce pauvre Linan a tué le châtelain, personne ne croit à son histoire de suicide.
Mes mains jouaient plus bas maintenant, sur son ventre, pour s’arrêter à la ceinture rubis nouée au-dessous de son nombril. J’ai soufflé dans son oreille.
— Et ça se termine comment ?
Un frisson électrisa sa nuque. Elle leva le livre à hauteur de ses seins.
— Hummm. Tu veux que je te lise les dernières lignes ? Ecoute, c’est instructif, tu vas adorer.
« La justice sonna un matin.
— Préparez-vous à mourir, Linan.
On lui fit sa toilette. On le lia. Il se laissa manier, comme une bête docile, comme une chose. On dut le porter jusqu’à l’échafaud.
Ses dents claquaient. Il bégayait.
— J’ai pas tué… J’ai pas tué. »
Sous la pression de mes doigts, la ceinture du peignoir glissa autour de sa taille. Les deux pans de coton rouge s’ouvrirent telle une rose au premier rayon de soleil.
— « L’échafaud », souffla Mona. Nouvelle publiée dans Gil Blas le 6 février 1893. Un des premiers pamphlets contre la peine de mort !
Elle posa le livre et se tint droite, assise sur le bureau. Elle me rappelait Concetti, la prof d’anglais qui dans cette position allumait toute notre classe de 3e 4. En moins habillée.
Mes mains glissèrent sur ses hanches nues.
Un suicide ? Un innocent. Un meurtre bidon qu’on lui colle sur le dos.
Merci, Mona. Message reçu.
— Et tu voulais que je me rende aux flics ?
Je me suis appuyé contre le bureau. Alors que je collais mes lèvres sur son cou, par un tour de magie, son pied dénoua la ceinture de mon peignoir. Elle ne se contenta pas de cet exploit, ses orteils partirent en exploration sous les plis ouverts du coton crème.
Soudain elle posa ses deux mains sur le velours pourpre du bureau, bien à plat, et se cambra. Ses seins se dressèrent vers le ciel. Deux sommets jumeaux nés d’une même éruption. Je m’y suis accroché à deux mains, pendant que ma langue descendait le toboggan de son ventre, une glissade interminable qui me laissait ivre, échoué sur une pelouse rase et humide.
Mona dormait sur le bureau de velours, recroquevillée sur elle-même comme un enfant. Au moment de sombrer dans le sommeil, elle m’avait fait promettre de la réveiller avant que le jour se lève pour qu’elle puisse s’enfuir jusqu’à sa chambre de la Sirène.
Un joli petit vampire… Sensuel et entreprenant.
Je n’avais pas pu m’empêcher de m’interroger sur ce qui excitait le plus Mona. Faire l’amour avec un homme en cavale accusé de viol et de meurtre, ou s’abandonner à cet homme sur le bureau de son directeur de thèse, le corps en fièvre, à l’endroit exact où il avait dû rédiger l’essentiel de son œuvre ?
Les deux, sans doute.
Je n’avais pas sommeil. Je tournais en rond dans la pièce, au propre comme au figuré. Mon regard, depuis plusieurs heures, se perdait entre les étoiles que la marée descendante avait allumées, le corps nu de Mona et les centaines de livres qui m’entouraient.
Les vieux bouquins de poche côtoyaient d’immenses recueils de photographies, d’épais manuels scientifiques et des dizaines de boîtes archives. J’ai lu machinalement les inscriptions sur les tranches.
1978-1983-1990-1998-2004.
2004 ?
L’année du meurtre de Morgane Avril et de Myrtille Camus.
Je me suis avancé et j’ai ouvert le carton. Je m’attendais à trouver des polycopiés de cours, des copies d’étudiants, des photocopies d’articles de recherche.
J’avais tout faux !
Je me suis mordu la lèvre pour ne pas crier.
Le professeur Martin Denain, spécialiste de chimie moléculaire, s’était amusé à découper tous les articles du Courrier cauchois qui évoquaient l’affaire Morgane Avril.
Fébrile, j’ai posé le dossier sur la chaise la plus proche et j’ai attrapé au hasard quelques feuilles. Les entrefilets jaunis racontaient tous la même histoire, celle que j’avais lue dans les documents qu’un inconnu m’avait fait parvenir.
Rien de nouveau, je connaissais déjà la plupart des articles.
Rien de nouveau… à une exception.
Pourquoi ce prof qui ne mettait jamais les pieds à Yport avait-il collectionné ces journaux ?
J’hésitais à réveiller Mona pour lui poser la question.
Plus tard.
Je me suis penché à nouveau sur le carton, j’avais tout le reste de la nuit pour lire ces articles, pour traquer un détail qui m’aurait échappé et dont pourrait jaillir l’étincelle, cette fameuse clé qui expliquerait tout.
Naïf que j’étais…
J’avais déjà parcouru une dizaine d’articles lorsque j’ai ouvert une double page en couleurs.
Affaire Avril.
Numéro spécial du Courrier cauchois.
Edition du jeudi 17 juin 2004.
« De toi, Morgane », titrait le long article.
Je ne me méfiais pas.
Je n’ai pas repéré tout de suite l’immense photographie de la jeune fille, souriante, dans une tenue orientale, sans doute lors d’une représentation de raqs sharqi.
Puis d’un coup je me suis arrêté, bras ballants, bouche ouverte. Pour la première fois, je découvrais le visage de Morgane Avril. Aucun des articles que l’on m’avait envoyés par courrier ne contenait de photographies d’elle. Ou bien quelqu’un avait pris soin de les découper. Je comprenais maintenant pourquoi.
J’ai hurlé comme un fou.
La pièce ronde autour de moi vibra comme une fusée qui décolle.
— Putain ! Ça ne peut pas être elle !
Mes yeux incrédules se posèrent à nouveau sur l’article.
Ce n’était pas Morgane Avril qui était prise en photographie, pleine page, sur ce journal de 2004…
C’était Magali Verron ! Cette fille née dix ans plus tard et qui s’était jetée du haut de la falaise, sous mes yeux. Hier.
Mona se réveilla d’un bond. Elle enfila le peignoir sans même serrer la ceinture et s’approcha de moi, inquiète.
— Un cauchemar ?
Je lui tendis en tremblant la double page.
— Bordel. Regarde cette photo, Mona.
Elle lut le titre, De toi, Morgane, puis se concentra sur le cliché.
— Elle était incroyablement belle, murmura la chercheuse.
— Putain… Mona, tu vas me prendre pour un dingue…
— Non, tu crois ?
J’ai passé ma main sur ses lèvres pour effacer son sourire ironique.
— Cette fille sur la photo. Celle qu’ils appellent Morgane Avril dans ce vieux journal. C’est elle qui s’est suicidée hier. C’est… Magali Verron.
Mona me fixa longuement, comme si son cerveau cherchait à résoudre une équation complexe, à évaluer tous les paramètres avant de formuler une hypothèse. Elle referma machinalement deux pans de peignoir qui retombèrent aussitôt.
— Elles se ressemblent, Jamal.
— Non, Mona ! Ce n’est pas une simple ressemblance. C’est… Merde, c’est elle !
— Tu n’as croisé Magali que quelques secondes…
— Peut-être. Mais son visage est resté gravé dans ma mémoire, tu peux comprendre cela, non ? Chaque infime partie de son visage…
— Tu en parles comme si tu étais amoureux d’elle.
Mona m’avait balancé cela d’une voix calme. Un peu cynique. J’ai préféré ne pas répondre et lui tourner le dos pour fouiller le reste de la boîte d’archives. Au fil des articles, j’exhibais d’autres photos de Morgane Avril, de face, de profil, centrées sur son visage ou cadrant l’ensemble de son corps.
C’était elle ! Aussi ridicule que cela paraisse, c’était Magali, j’en étais persuadé, je ne pouvais pas me tromper.
Mona semblait maintenant agacée par mon obsession. Elle ferma son peignoir jusqu’au ras de son cou, serra ses mains contre le rebord du bureau et me fixa comme un étudiant obtus.
— Nom de Dieu, Jamal, réfléchis deux secondes. Il y a de sacrées zones d’ombre dans cette affaire, nous sommes d’accord, mais il y a au moins deux certitudes absolues. La première, c’est que Morgane Avril est morte le 5 juin 2004. Tous les médias nationaux ont titré là-dessus, tous les flics de France ont bossé des mois sur cette affaire. La seconde certitude, c’est que Magali Verron est morte le 19 février 2014, hier, tu en es le témoin direct. Sur tout le reste je veux bien te suivre, mystère absolu, mais ces deux décès, ce sont des axiomes…
— Des quoi ?
— Des axiomes ! Des faits qu’on peut considérer comme certains et sur lesquels on peut s’appuyer pour faire avancer un raisonnement.
— Continue ! C’est quoi, ton raisonnement ?
Mona détailla une photo de Morgane Avril extraite de L’Eclaireur brayon.
— Eh bien, on sait que Magali Verron cherchait à ressembler à Morgane Avril. Dix ans plus tard. Mêmes écoles, mêmes goûts, même métier… Même mort. Un mimétisme délirant. Il n’est pas si étonnant, au fond, qu’elle ait cherché également à lui ressembler physiquement.
— Ce n’est pas seulement une ressemblance, Mona. C’est elle !
— Plus qu’une ressemblance, donc ? C’est ce que tu veux dire ?
Mona était lancée. Je commençais à comprendre ce qui faisait d’elle une excellente chercheuse : elle était capable de trouver une explication plausible à n’importe quel paradoxe.
— Même sans se connaître, Magali et Morgane peuvent avoir un lien de parenté ! Tu m’as bien dit que Morgane était née d’une FIV, en Belgique ? Magali pourrait être née du même père biologique, dix ans plus tard. Elle découvre la photo de Morgane, par exemple lorsqu’elle passe à la télé après son assassinat. Elle s’interroge sur cette ressemblance, elle enquête, découvre qu’elles possèdent le même père, cela la traumatise…
— Au point de simuler un viol, un étranglement, puis de se jeter d’une falaise…
— Pourquoi pas ? Je cherche, Jamal. Je cherche, comme toi, des explications rationnelles.
— Il n’y a rien de rationnel dans cette histoire…
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Nous étions deux gardiens de phare que la tempête avait coupés du reste du monde.
J’ai répété.
— Rien de rationnel. Pourquoi, par exemple, ton patron de thèse, qui ne vient jamais ici, a-t-il pris le temps de collectionner les coupures d’un journal local ?
— En 2004, il rédigeait son habilitation à diriger des recherches, un mémoire de plusieurs centaines de pages, une étape obligatoire pour devenir professeur d’université. Il bénéficiait d’une délégation CNRS. Un an sans cours. Il a passé plusieurs mois ici à ne parler qu’aux galets, à son microscope et à son traitement de texte. Il faut croire qu’il s’ennuyait. Il a dû se passionner pour cette affaire qui se déroulait à quelques kilomètres de son lieu d’étude. Comme tout le monde dans le coin.
Comme tout le monde dans le coin.
Une nouvelle fois, Mona avait réponse à tout !
J’ai eu l’impression qu’elle me récitait une leçon bien apprise.
— Bizarre, non ? A chaque fois qu’un chercheur vient ramasser des galets à Yport, une fille se suicide !
J’ai regretté ma réplique avant même de l’avoir achevée. Mona ne prit même pas la peine de relever. Elle ébouriffa ses cheveux, replaça le livre de Maurice Leblanc dans l’étagère, puis resserra machinalement le peignoir autour de sa taille.
Calme. Naturelle.
— Je vais m’habiller, Jamal. Il est 3 heures du matin. Je dois rentrer à la Sirène. Les flics vont forcément m’interroger sur la soirée d’hier, notre dîner en tête à tête, une chambre pour deux, la grasse matinée. Je vais devoir leur raconter que tu n’as été qu’un coup d’un soir, que je t’ai trouvé un peu parano avec tes histoires tordues. Et que non, mon Dieu, non, je n’ai pas la moindre idée d’où tu peux te trouver.
— Je te fais confiance, Mona. Tu es très douée pour raconter des histoires.
Je n’ai rien trouvé à dire d’autre. Mon imagination délirante, celle qui l’avait séduite, s’était envolée. J’ai observé Mona descendre l’escalier.
Elle se tourna une dernière fois vers moi.
— Juste une précision technique, Jamal. Notre équipe de recherche ramasse des galets à Yport tous les ans, et cela depuis que notre labo existe, c’est-à-dire depuis très exactement vingt-trois ans.
Elle disparut. Me laissant seul gardien du phare.
Elle me prenait pour un fou. Comment aurait-il pu en être autrement ?
J’ai observé par la fenêtre la Fiat 500 de Mona manœuvrer sur l’allée de gravier et disparaître après le premier lacet de la route.
Lui obéir ? Abandonner ? Téléphoner aux flics ? Attendre qu’ils viennent me chercher ?
Pas encore !
Je n’avais pas abattu toutes mes cartes avant de rendre les armes. Je n’étais pas le seul témoin. Christian Le Medef et la vieille Denise avaient eux aussi contemplé le visage froid de Magali Verron, pourraient le comparer à celui de Morgane Avril.
J’ai déchiré la pleine page du Courrier cauchois de 2004 où s’affichait la photographie de Morgane Avril.
Aucune logique ne pouvait ébranler ma conviction.
Ce n’était pas une simple ressemblance.