L’un d’entre vous ?
M2O
Je fixais la brique des yeux, incrédule.
Les deux lettres et le chiffre se détachaient en fins traits blancs creusés dans la pierre d’argile, comme si Myrtille Camus était revenue quelques jours plus tôt sur Saint-Marcouf pour les graver ou que quelqu’un d’autre, avec dévotion, depuis dix ans, les avait entretenus.
Une gerbe d’eau explosa sur mon visage. J’ai craché un mélange d’écume froide et de sel.
Dans l’urgence, peu m’importait comment cette épitaphe était resurgie du passé, seule comptait sa signification. Evidente. Aussi violente qu’un rideau qui se déchire et dévoile d’un coup la vérité crue.
M2O ne signifiait pas « mariage deux octobre » comme tout le monde l’avait cru.
M2O avait un autre sens, d’une implacable logique.
Des initiales comme en gravent les amoureux, ai-je repensé.
Myrtille aime Olivier.
M.M.O.
M2O
Myrtille aimait Olivier. Olivier Roy, le beau gosse qui tournait autour d’elle au camp d’Isigny, au large de Saint-Marcouf ou sur la plage de Grandcamp-Maisy, le type à la casquette Adidas blanche et bleue recherché par tous les services du commandant Bastinet, disparu depuis le 6 octobre 2004.
Alina s’était trompée lorsqu’elle avait témoigné devant les flics. Olivier Roy ne rôdait pas autour de Myrtille Camus parce qu’il s’agissait d’un pervers guettant une proie potentielle… Non ! La raison était beaucoup plus simple : Myrtille et Olivier couchaient ensemble. Ils vivaient une romance d’été, et Myrtille, à quelques mois de son mariage, n’avait rien osé dire à sa meilleure amie… Alina avait douté, toutes ces années, mais sans jamais parvenir à s’avouer la vérité.
La mer noyait mon menton. Mon corps tremblait de froid et d’excitation. L’adrénaline accélérait mes pensées. Les informations enregistrées les jours précédents défilaient. Toute l’enquête du commandant Bastinet et d’Ellen Nilsson.
M2O
Myrtille aime Olivier.
Quelques vers dansèrent dans ma mémoire…
Je poserai sur l’univers des grilles
Pour l’empêcher de nous séparer
Je demanderai à la vie une famille
Pour l’empêcher de nous ennuyer
Je construirai autour de nous une bastille
Et je la défendrai
M2O
La signature d’un poème qui avait été écrit pour Olivier Roy, pas pour Frédéric Saint-Michel…
D’un mouvement désespéré, j’ai tiré sur mes bras pour me hisser un instant au-dessus de l’eau. J’ai gonflé mes poumons puis j’ai hurlé.
— Là !
Le doigt pointé d’Océane accompagna mon cri.
Tous les membres de l’association Fil Rouge s’immobilisèrent. Le corps gorgé d’eau du capitaine Piroz s’échoua contre la digue du fort de Saint-Marcouf puis, telle une baudruche entêtée, s’acharna à rebondir contre le mur à chaque flux et reflux des vagues. Personne ne lui accorda le moindre regard.
Sans attendre d’explication supplémentaire, Mona s’allongea sur le rebord du rempart et tendit les bras jusqu’à la pierre gravée, un mètre au-dessus du niveau de la mer. La brique n’était pas scellée dans le mur.
Doucement, la main droite de Mona fit glisser la pierre de son emplacement, révélant une cache d’une dizaine de centimètres. Elle se pencha encore. Sa main gauche explora à tâtons l’espace vide libéré dans le mur. La seconde suivante, elle en extirpait un sac plastique transparent.
L’eau léchait ma lèvre inférieure. Elle avalerait ma bouche dans la minute. Alors qu’une nouvelle vague noyait mon visage, j’ai distingué un rectangle bleu ciel sous la cellophane. Bien entendu, je savais ce que Mona venait de découvrir.
La surprise de Piroz ?
Tout est en place, avait-il affirmé.
Avait-il préparé lui-même cette mise en scène ? Gravé cette pierre et dissimulé ce sac ?
Mona déchira le plastique avec ses dents. Des débris transparents flottèrent un instant au vent de la Manche alors que ses doigts se crispaient sur le petit carnet bleu.
Un bloc-notes Moleskine. Celui de Myrtille, celui dans lequel elle notait ses émotions les plus intimes.
Bien plus tard, lorsque je repenserais à chaque détail de cette scène, je listerais la somme des coïncidences, l’attitude précise de chacun des membres de l’association Fil Rouge, leur position exacte sur le pont du Paramé ou sur le rempart du fort de l’île du Large, et je leur trouverais une explication logique. L’exutoire inévitable d’une longue, très longue attente. Mais, dans l’instant, mon cerveau n’hurlait qu’un ordre :
Accélère, Mona !
L’eau rongeait mes narines. L’acide lactique brûlait les muscles de mes épaules. J’ai pourtant à nouveau tendu mes deltoïdes pour me hisser au-dessus de la ligne de flottaison, menton hors de l’eau. Quand la douleur fut trop forte, j’ai soufflé, relâché, bloqué ma respiration et plongé la tête dans la mer. De longues secondes, soulageant mes muscles avant de les bander à nouveau pour remonter à l’air libre. Combien de temps pourrais-je tenir ainsi ?
Mona lisait le bloc-notes. Seules ses lèvres bougeaient. En perspective, sa silhouette se détachait du ciel blanc, coiffée par la vigie du fort.
— Alors, Alina ? hurla soudain la voix de Denise sur le pont du bateau.
Arnold aboya.
Frédéric Saint-Michel crispa sa main dans la poche de sa veste.
Carmen et Océane s’étaient rapprochées l’une de l’autre. Leurs deux K-Way de couleur identique ne formaient qu’une seule bâche plastique mauve. La mère et la fille semblaient ne rien comprendre à l’enchaînement des événements.
Une nouvelle plongée. Ma tête compta jusqu’à trente.
J’ai explosé à la surface.
Mona leva les yeux du carnet, les braqua vers Frédéric Saint-Michel. Sa voix me parut lointaine, presque irréelle, filtrée par des litres d’eau de mer.
— Elle voulait te quitter, Frédéric. Myrtille ne t’aimait plus…
— Foutaises ! hurla Saint-Michel.
Carmen fit un pas en avant mais Océane la retint de la main. Mona baissa à nouveau la tête vers le Moleskine. Elle mit une éternité à tourner une nouvelle page.
Mona, je t’en prie !
La Manche m’avala à nouveau. Je tins vingt secondes cette fois. Puis, arc-bouté sur l’anneau de cuivre, poignets bloqués, je surgis encore, happant l’oxygène à m’en faire exploser les poumons.
La voix de Mona traînait, de plus en plus lointaine.
— Elle avait rencontré quelqu’un d’autre, Frédéric. Quelqu’un qui lui avait ouvert les yeux. Qui lui avait donné le courage d’affronter ses proches. Charles et Louise. Moi. Le courage de refuser ce que tout le monde attendait d’elle…
— Conneries ! hurla la voix de Saint-Michel.
Le cadavre de Piroz avait dérivé et flottait maintenant à deux mètres de moi. Je l’ai regardé, à bout de forces. La vague me frappa pleine face, bouche ouverte. J’ai cru que l’océan entrait en moi. Je me noyais, incapable de cracher un mot, sans que personne m’accorde la moindre attention.
Tous pendus aux lèvres de Mona.
— Ce sont ses derniers mots, Frédéric. Les derniers mots qu’elle a écrits sur ce carnet.
Les mots ont tourbillonné. Ma jambe, seul muscle encore capable de résistance, a accroché le mur dans un élan désespéré et mes orteils ont recherché sous l’eau une anfractuosité entre deux briques.
Prendre appui. Gagner quelques secondes au prix d’un équilibre instable que la moindre vague soufflerait.
Mon pied battit dans le vide sans trouver la moindre prise.
Impossible de sortir la tête de l’eau.
J’ai fermé les paupières, la bouche, bloqué ma respiration pour l’éternité. A quelques centimètres de la surface, comme dans une bulle, j’entendais Mona lire.
— « 25 août. Trois heures du matin. Fred arrive demain. C’est mon jour de congé. Il a insisté pour venir. Il ne parvient pas à admettre que tout est terminé. Je lui ai donné rendez-vous dans un endroit discret, à côté de la ferme des Grandes Carrières, près d’Isigny. J’espère qu’il comprendra, cette fois. J’espère que papa, maman et Alina comprendront. J’espère que je ne les décevrai pas, tous. J’espère que cela ira vite. J’ai hâte, Olivier, tellement hâte de te retrouver. »
J’ai ouvert les yeux. Ma cage thoracique allait imploser. Je n’ai aperçu que des ombres floues à travers l’eau.
Mona s’avancer d’un pas vers Saint-Michel.
— Tu étais à Isigny, Frédéric ? Aux Grandes Carrières ? Le jour où Myrtille a été tuée ?
La silhouette difforme de Saint-Michel se pencher, tendre le bras, le braquer dans ma direction.
— C’est un coup monté, bordel. C’est lui le tueur. Lui !
J’ai compris trop tard que Saint-Michel tenait un flingue au bout de son bras, qu’il allait tirer, sur moi.
Je me suis laissé couler, mais mes poignets menottés à l’anneau me retenaient à moins de cinquante centimètres sous l’eau.
Une cible idéale…
Tout se passa alors très vite.
— Crève ! hurla Saint-Michel.
J’ai ensuite entendu le cri d’Océane, « Non ! », puis la détonation, persuadé qu’une balle allait me traverser le corps.
Rien.
Trois autres détonations encore, puis, juste après, le corps de Frédéric Saint-Michel bascula du rempart, à cinq mètres de moi, alors qu’Océane hurlait.
J’ai compris qu’elle avait été la plus rapide, qu’elle avait tiré la première. Puis encore et encore, sur l’assassin de Myrtille Camus. L’assassin de sa sœur Morgane.
La seconde suivante, une nouvelle gerbe éclaboussa la surface.
Mona avait plongé.
J’ai senti son corps se coller au mien, sa bouche prendre la mienne et m’embrasser pour m’octroyer un sursis de quelques secondes, quelques bouffées supplémentaires d’oxygène. Remonter, prendre une respiration, replonger sous l’eau et m’embrasser à nouveau alors que ses doigts fébriles s’accrochaient à l’anneau de cuivre.
J’ai entendu le cliquetis métallique de clés qui se cognent, puis d’un coup les menottes se sont ouvertes.
J’étais libre ! Vivant. Innocent.
Du haut du pont du Paramé, oncle Gilbert, visage fermé, nous lança deux bouées orange.
Côté île, Océane pleurait dans les bras de Carmen, droite comme un roc sur le rempart, masquant de sa taille la moitié du fort.
Mona, trempée dans son jean Kaporal et son pull vert, se colla à moi et chercha à m’embrasser à nouveau. Elle ne toucha de ses lèvres qu’un coin de tempe mêlé de cheveux et d’algues.
Je m’étais détourné. Je n’étais qu’un bois froid dérivant loin des mensonges.
Mona m’avait trahi.
Ce n’est pas elle qui m’avait sauvé.
Tout en m’agrippant à l’échelle de corde qui pendait de la coque du Paramé, j’ai à nouveau tourné les yeux vers Océane.
Elle avait relevé son visage et soutenait mon regard.
C’était le même que quelques jours plus tôt, en haut de la falaise, avant qu’elle ne se jette dans le vide.
L’iris des abysses.
Un revolver gisait à ses pieds, sur le rempart.
Océane venait de tuer un homme pour que je vive.