SCÈNE V
LES PRÉCÉDENTS, SOUWOROW, LE COLONEL, DEUX GÉNÉRAUX, OFFICIERS D’ÉTAT-MAJOR
SOUWOROW, d’une voix brève, après avoir regardé le passage. – Vous êtes sûrs que les canons emporteront ce coin ?
FRISAT. – Oui, feld-maréchal, nous en sommes sûrs.
SOUWOROW. – Des mules passent par là tous les jours.
FRISAT. – C’est vrai, mais pas dans cette saison. Quand la terre est détrempée, elles passent une à une.
SEPTIMER. – Et puis, feld-maréchal, une mule ne pèse pas dix mille.
(La fusillade des républicains redouble. Souworow regarde.)
SOUWOROW. – Les balles de ces gens-là viennent jusqu’ici !
SEPTIMER. – Quelques-unes… en tirant beaucoup plus haut que le chemin.
SOUWOROW, reprenant sa première idée. – Et si ce chemin tombe, est-ce qu’on ne pourrait pas en tracer un autre tout de suite, plus bas ?
FRISAT. – Non feld-maréchal, à moins de reculer de deux lieues, jusqu’à Jaetz, et de prendre l’autre crête de la gorge. On ne trouve que du rocher… et puis il faudrait du temps.
SOUWOROW, d’un accent poignant. – Et là… dans le fond… si nous les précipitons… est-ce qu’on les retrouvera ?
FRISAT. – Jamais ! Au-dessous, pendant une bonne demi-lieue, on ne trouve que du rocher ; avant d’arriver en bas, les pièces seront tordues ; et tout au fond elles tomberont dans le gouffre du Vinkelthal, où les aigles seuls peuvent descendre.
SOUWOROW, se retournant et regardant ses canons. – Je vous avais glorifiés à Cassano, à la Trébia, à Novi, au Saint-Gothard… Je vous avais sauvés partout !… Il faut donc maintenant que je vous quitte… Mais avant de vous précipiter dans cet abîme, je veux vous entendre pour la dernière fois… (Aux artilleurs.) Qu’on les retourne, et qu’ils fassent entendre aux républicains que Souworow est toujours là !… (Les artilleurs obéissent. Souworow regarde les tirailleurs français. – Aux guides.) Comment ces gens-là sont-ils là-haut ?… Il passe donc un sentier en face de nous ?
FRISAT. – Ils n’ont pas besoin de sentier, feld-maréchal, les républicains, depuis deux ans, courent la montagne, ils ont le pied des chasseurs de chamois.
SOUWOROW, se retournant. – Je ne les aime pas… mais ce sont des braves !… (Aux artilleurs, avec force.) Allons !… Feu !…
(Détonations successives au-dessus de l’abîme.)
SOUWOROW, se découvrant. – D’un accent solennel.) – C’est le dernier adieu de Souworow à ses braves soldats, à ses vieux compagnons de gloire, tombés dans ces montagnes par la trahison des Autrichiens !
LE COLONEL. – Chargez ?
SOUWOROW. – Non… non… Ce bruit maintenant me déchire le cœur ! (Aux soldats.) Qu’on les précipite !
(Les soldats coupent les traits des chevaux et poussent aux roues ; les pièces culbutent sur le talus et disparaissent dans l’abîme, sans produire aucun bruit.)
SOUWOROW, d’une voix éclatante et terrible. – Adieu !… adieu !… (Aux soldats.) Et maintenant passez !… Que les républicains tirent, Souworow ne leur répondra plus !…
(Il s’éloigne. Quelques soldats se relèvent et se remettent en route ; d’autres, accroupis, la tête sur les genoux, restent immobiles et mornes. Les guides suivent en précipitant le pas. Un groupe de hussards, de cosaques et de dragons démontés s’avancent en se pressant, et passent. Derrière s’entend un bruit de fusillade, qui se rapproche de seconde en seconde.)