SCÈNE VIII
LES PRÉCÉDENTS, SOUWOROW, COSAQUES, ÉTAT-MAJOR
SOUWOROW, de bonne humeur. – Hé ! vieille matouchka, tu ne dis rien, ce soir ?
HATTOUINE. – Non, Basilowitche, mon fils, j’écume la soupe.
SOUWOROW, riant. – Je te croyais bavarde ?
HATTOUINE. – Quand j’ai bien mangé, Basilowitche, et que j’ai bu deux ou trois bons coups, je suis bavarde ; mais quand je suis à jeun, je rêve.
SOUWOROW, riant. – Tu rêves à quoi, matouchka ?
HATTOUINE. – Je rêve à toutes sortes de choses, mon fils : à la Russie, à nos anciennes campagnes.
SOUWOROW. – Ah !… oui… nous en avons vu du pays… nous en avons vu, depuis quarante-cinq ans… (Silence.) Et la soupe est bonne ?
HATTOUINE. – Oh ! elle est très bonne… Avec du bon bœuf et du bon pain, on fait de la bonne soupe, Basilowitche… Si tu veux en goûter ?…
SOUWOROW, riant. – Je le veux bien.
HATTOUINE, lui présentant la grande cuiller. – Tiens… souffle dessus… elle est chaude.
(Souworow goûte la soupe.)
TOUS LES SOLDATS. – Vive Souworow !
SOUWOROW, rendant la cuiller à Hattouine. – Oui, matouchka, elle est fameuse, cette soupe-là !
HATTOUINE. – Nous aurions été bien contents d’en avoir une gamelle au Saint-Gothard.
SOUWOROW. – Ah ! oui, mes enfants ont bien souffert depuis le Saint-Gothard.
HATTOUINE. – Un vilain chemin, Basilowitche ; toujours monter et descendre… Et puis, pas de rations… Ces gueux de républicains avaient tout pillé ; ils voulaient nous faire crever dans la montagne. Ah ! les gueux !…
SOUWOROW, aux soldats. – Oui, elle a raison, la matouchka ; les républicains voulaient nous faire mourir de faim ; mais nous allons les arranger… (Montrant la gauche.) Ils sont là-bas ! Dans quelques heures, soldats de Rymnik, vous serez à l’avant-garde ; Souworow veut vous faire de l’honneur jusqu’à la fin, à cause de votre belle conduite au Saint-Gothard.
TOUS LES SOLDATS. – Vive Souworow l’invincible !
SOUWOROW. – Vous enlèverez le pont, et puis la grande bataille viendra… la dernière… Nous irons à Paris ; nous aurons du schnaps, du vin, du lard et de la bonne soupe tous les jours.
TOUS LES SOLDATS. – Vive le père Souworow !
SOUWOROW. – Allons ! mangez bien, buvez bien. La tonne est pleine maintenant, matouchka ?
HATTOUINE. – Oui, mon fils, elle est pleine… Du bon schnaps blanc… du vrai schnaps !
SOUWOROW. – Tu vas verser deux verres à chaque soldat de Rymnik, et puis encore un grand verre avant l’attaque du pont… Tu m’entends ?
HATTOUINE. – Oui, je sais bien, Basilowitche, je sais bien ; ce n’est pas la première fois que je fais la guerre… À l’attaque, il faut toujours du schnaps !
SOUWOROW, riant. – Bon ! et je vais faire avancer d’autres tonnes pour toi, matouchka ; il faut que mes enfants aient toujours du schnaps !…
TOUS LES SOLDATS, attendris. – Vive le bon père Souworow !
(Ils lèvent leurs bonnets.)
SOUWOROW, au moment de se retirer, montrant Iva-nowna. – Et la belle fille… elle ne dit rien, matouchka ?
HATTOUINE. – Elle pense à Ivanowitche, vois-tu !
SOUWOROW, s’arrêtant. – Ivanowitche ?
HATTOUINE. – Oui, tu sais… un enfant de Rymnik… Celui qui a porté les dépêches à Korsakow, à travers les républicains.
SOUWOROW. – Ah ! ah ! Elle l’aime !… C’est un brave.
HATTOUINE. – Quand il sera capitaine, nous les marierons.
SOUWOROW. – Que j’entende parler de lui… et il sera bientôt capitaine.
IVANOWNA, timidement. – Oh ! merci, feld-maréchal, merci !…
SOUWOROW. – Oui, tout ira bien !… Et maintenant, buvez, mangez, prenez des forces. Ces républicains se défendent comme des enragés, mais nous en viendrons à bout… C’est Basilowitche Souworow qui vous le dit… Courage !…
(Il s’éloigne et sort par la droite. Les cosaques et les officiers d’’état-major le suivent. Les cris de « Vive Souworow » s’étendent dans toute la vallée. Alors la nuit est venue, et les feux de bivacs brillent au loin.)