SCÈNE XIV

 

LES PRÉCÉDENTS, SOUWOROW, OFFICIERS DÉTAT-MAJOR

 

SOUWOROW, d’une voix tonnante. – À vos rangs !… Reformez la colonne… C’est moi, Souworow, qui vais vous conduire ! (Grand silence, aucun soldat ne bouge.) Soldats… c’est votre père Souworow qui parle… À vos rangs !… En avant !…

(Silence. Tous les soldats baissent les yeux, ou détournent la tête devant le regard de leur chef.)

SOUWOROW, d’une voix tremblante de colère. – N’êtes-vous plus les soldats de Praga, de Cassano, de la Trebia, de Novi ? N’êtes-vous plus les enfants de la sainte Russie ? Une poignée de républicains athées vous fait peur ! À vos rangs !… En colonne !… Suivez le vieux Souworow !… À vos rangs !…

(Il fait mine de partir, puis regarde ; aucun ne bouge. Plusieurs s’affaissent, la tête sur les genoux, comme désespérés.Grand silence.)

SOUWOROW, d’une voix saccadée. – Vous refusez de suivre votre chef… votre vieux père… celui que le Tzar a mis à votre tête… vous refusez ? (Tous les soldats se détournent. La figure de Souworow se décompose. D’une voix navrante :) C’est bien ! les braves sont morts… Souworow doit aussi mourir ! Qu’on creuse ici ma fosse… (Il arrache ses décorations et les jette à terre.) On dira de vous : – Ils ont abandonné leur vieux général… Ce sont des lâches !… (Jetant son épée.) Qu’on me tue… Qu’on me couvre de terre… Souworow a vécu trop longtemps !…

(Il s’étend à terre tout du long. Immense sanglot des soldats, qui se relèvent en criant : –- Père, lève-toi ! Père, lève-toi !…Souworow ne bouge pas et ne répond pas. Il se couvre la face des deux mains. Un vieux soldat le prend à bras le corps, et le soulève en criant :Père… lève-toi… nous marchons !…)

HATTOUINE, aidant le vieux soldat.D’une voix attendrie : – Lève-toi, Basilowitche, mon fils, ils marcheront tous !… N’est-ce pas, vous autres ?

TOUS LES SOLDATS. – Oui… oui… en avant… conduis-nous !…

(Souworow se relève et regarde Hattouine, les yeux pleins de larmes. Tous les soldats se pressent autour de lui : les uns s’agenouillent, d’autres lui baisent les mains, d’autres lui présentent son épée, en criant :Pardonne-nous, père… Reprends ton épée… Nous mourrons pour toi jusqu’au dernier !)

SOUWOROW, reprenant son épée. – C’est bien !… je vois que vous êtes toujours mes enfants… Je vais vous conduire… Nous mourrons tous, ou nous passerons !…

TOUS LES SOLDATS, agitant leurs armes. – Oui… oui… En avant !… en avant !…

(Souworow remonte à cheval. La charge bat.)