SCÈNE VI

 

LES PRÉCÉDENTS, UN HUSSARD DU RÉGIMENT DE SZEKLER

 

MASSÉNA, se retournant à demi sur sa chaise. – Vous êtes du régiment des hussards de Szekler, à ce que je vois ?

LE PRISONNIER. – Sous-officier aux hussards de Szekler.

MASSÉNA, l’observant. – Je ne vous en fais pas mon compliment.

(Le prisonnier baisse la tête.)

RHEINWALD. – Il commandait une patrouille, interceptée aux avant-postes de Dattwyl, la nuit dernière, entre onze heures et minuit.

MASSÉNA. – On fait beaucoup de patrouilles maintenant sur la Limmat !

LE PRISONNIER. – Beaucoup.

MASSÉNA. – Qu’est-ce qui se passe donc ? Je ne comprends pas, moi, ces patrouilles ? (Le prisonnier se tait.Masséna d’un ton indigné :) Ce n’est pas assez pour les hussards de Szekler, d’avoir assassiné les plénipotentiaires de la République, à Rastadt… ils traversent encore la Limmat pour piller… Et puis on répand le bruit que ce sont les Républicains qui pillent.

LE PRISONNIER, intimidé. – Nous ne pillons pas, général.

MASSÉNA. – Je m’étonne qu’on ne vous ait pas massacré, en vous reconnaissant pour un Szekler ! Je dis que les hommes qui assassinent des plénipotentiaires ne méritent pas qu’on les traite comme des soldats… Vous êtes des hussards de grande route… des pillards de nuit… Je vais faire un exemple !

LE PRISONNIER, intimidé. – Nous étions en éclaireurs, général.

MASSÉNA. – Sur la rive gauche de la Limmat ?

LE PRISONNIER. – Oui, général…

MASSÉNA, haussant les épaules. – Il n’y a rien à éclairer sur la rive gauche de la Limmat… Vous n’avez pas de postes de ce côté de la rivière.

LE PRISONNIER, avec hésitation. – On pouvait nous observer…

MASSÉNA. – Qu’est-ce que nous pouvions observer ?… Qu’est-ce qui se passait donc ? (Silence du prisonnier.) Non, toutes ces patrouilles ne sont que des prétextes… Vous avez traversé la rivière pour piller… Je dis qu’il faut fusiller les pillards… (S’adressant à Rheinwald.) Général…

LE PRISONNIER, vivement. – Il y avait un défilé sur la route…

MASSÉNA. – Sur quelle route ?…

LE PRISONNIER. – Sur la route de Hongg à Schaffhouse…

MASSÉNA. – De l’autre côté de la Limmat ?

LE PRISONNIER. – Oui.

MASSÉNA, jetant un coup d’œil sur la carte. – À onze heures de la nuit ?…

LE PRISONNIER. – Oui, général.

MASSÉNA. – Beaucoup de régiments ?

LE PRISONNIER. – Beaucoup.

MASSÉNA. – De la cavalerie et de l’infanterie ?

LE PRISONNIER. – Oui.

MASSÉNA. – Et des canons ?

LE PRISONNIER. – Oui.

MASSÉNA, le regardant d’un air sévère. – Je saurai ça… s’il ment… c’est un pillard… Je ferai fusiller tous les pillards ! (Silence.) Et ce défilé… c’étaient des Autrichiens ?

LE PRISONNIER. – Oui, général.

MASSÉNA. – Il n’y avait pas de Russes ?

LE PRISONNIER. – Non.

MASSÉNA. – Alors les Autrichiens s’en vont, et laissent les Russes ? (Fixant le prisonnier.) Où vont-ils ?…

LE PRISONNIER, baissant la tête. – Je ne sais pas.

MASSÉNA. – Prenez garde !… Rappelez-vous que vous êtes des hussards de Szekler, et que votre gouvernement n’a pas encore donné satisfaction de l’assassinat de nos plénipotentiaires… Nous pourrions bien nous faire justice nous-mêmes. (Brusquement.) Voyons… regardez-moi… (Le prisonnier lève vivement la tête.) Où allait l’armée autrichienne ?

LE PRISONNIER, à voix basse. – Le bruit courait que nous allions en Souabe.

MASSÉNA. – Avec l’archiduc ?

LE PRISONNIER. – Oui.

(Silence.)

MASSÉNA, secouant la tête. À part. – Ce n’est pas possible !… (Haut, à Rheinwald.) Ce hussard de Szekler ment… Il s’est fait prendre pour me tromper…

LE PRISONNIER, relevant la tête. – Général… épargnez un vieux soldat… Je vous ai dit tout ce que je savais…

(Entre un officier d’état-major par la droite.)

L’OFFICIER. – Général, un homme désire vous parler.

MASSÉNA, contrarié. – Plus tard… (Se ravisant.) Qu’est-ce qu’il est ?… Qu’est-ce qu’il veut ?

L’OFFICIER. – C’est un bourgeois du canton de Zurich… il arrive des avant-postes… voici deux mots de lui.

MASSÉNA, jetant un coup d’œil sur le papier. – Ah ! bon… bon… Je le connais… c’est un de nos fournisseurs. Qu’il vienne… (L’officier sort. À Rheinwald.) Faites sortir le prisonnier par ce côté-là… Qu’on le garde au poste… J’aurai peut-être besoin de l’interroger de nouveau. (Bas, montrant le papier à Rheinwald.) C’est Pfersdorf… vous savez… il se gêne devant le monde…

RHEINWALD, de même. – C’est bien, général, j’attendrai vos ordres dans la pièce voisine.

(Il sort avec le prisonnier par la gauche. Au même instant, Pfersdorf paraît à droite, sous escorte. Il est en gros manteau bordé de fourrure, bottes molles et bonnet de loutre à galons d’argent. Sa figure paraît grave et digne.)