SCÈNE IV
LES PRÉCÉDENTS, LE DOCTEUR, AIDES, SOLDATS, ETC.
LE DOCTEUR, à l’encoignure du fond, criant. – Éclairez par ici… En voilà !… (Hattouine se retourne et regarde. – Le docteur se baissant.) Celui-ci n’est pas mort… qu’on l’enlève !
(Deux soldats placent le blessé sur une civière et l’emportent.)
HATTOUINE, à part, regardant. – C’est le coupeur de jambes.
LE DOCTEUR. – Les autres sont perdus… (Il se relève.) Toujours ces terribles coups de baïonnettes. (S’approchant d’un autre tas.) Allons… approchez… (Il regarde.) Ah ! la mitraille a donné dans ce coin… En voilà deux coupés par le milieu… Ceux-là n’ont plus besoin de remèdes… Ils sont guéris de tout… Approchez donc, imbéciles… Hé ! voyons, aidez-moi.
(On l’aide à soulever un blessé.)
LE BLESSÉ, se ranimant. – De l’eau… Un verre d’eau !…
LE DOCTEUR. – Ah ! bon… il parle… qu’on le mette sur la civière.
(Les soldats obéissent. Hattouine, pendant cette scène, a regardé, immobile.)
HATTOUINE. – L’ouvrage ne manque pas aujourd’hui, coupeur de jambes ?
LE DOCTEUR, se relevant, étonné. – Hé ! c’est toi, matouchka… Qu’est-ce que tu fais donc là. Tu devrais être partie depuis longtemps !…
HATTOUINE. – J’attends le régiment de Rymnik.
LE DOCTEUR. – Ah ! bon… (Il prend une prise.) C’est égal, tu ferais mieux de t’en aller tout de suite… (Se baissant et regardant.) Encore de la mitraille !…
HATTOUINE. – Mais toi, tu restes bien !
LE DOCTEUR. – Moi, je suis forcé de faire mon état… (Aux aides.) – Enlevez ces deux-là. – (À Hattouine.) de relever les blessés… et de les remettre à l’ennemi.
HATTOUINE. – On abandonne les blessés ?…
LE DOCTEUR. – Eh ! que veux-tu ? Les voitures et les chevaux manquent. Il a déjà fallu démonter les cosaques pour l’artillerie… Souworow veut emmener ses canons !
HATTOUINE. – Mais si les républicains te retiennent ?
LE DOCTEUR. – Eh bien… ils me retiendront… À la guerre comme à la guerre ! Ces républicains sont des hommes. Je leur parlerai de Brutus, d’Horatius Coclès… nous finirons par nous entendre. Ils m’emmèneront à Paris… Tu sais que nous devions aller à Paris, matouchka… (Prenant la torche et l’élevant ; – à l’un de ses aides :) Hé ! Litow, faites avancer toutes les civières.
LITOW. – Oui, major.
(Il sort par la gauche.)
LE DOCTEUR, la torche haute, regardant à droite. – Quel massacre !… La rue est encombrée jusqu’au bout… Oui… oui… nous allons en avoir de l’ouvrage ; c’est pire qu’à Praga !…
(En ce moment, on voit arriver une pièce de canon attelée de quatre chevaux ; elle est arrêtée par les décombres, et l’on entend les cris : – Hue !… hue !… – les coups de fouet et les jurements des conducteurs. Puis arrive un colonel d’artillerie au galop. Le docteur, ses aides et Hattouine se retournent. Ivanowna lève la tête et regarde.)