SCÈNE III

 

LES PRÉCÉDENTS, moins LE MAJOR

 

(Ivanowna, toute pensive, regarde défiler les soldats.)

HATTOUINE. – Allons… allons… c’est bon… referme ta caisse… bois plutôt un verre de schnaps.

LE DOCTEUR, après avoir refermé sa caisse, se lève et dit aux soldats : – Hé ! Mikalowitche, porte-moi ça dans le chalet. Et vous deux, allez au grenier à foin, et répandez de la paille sur le plancher, du haut en bas. Vous m’entendez ! (Levant les yeux, et regardant le défilé.) Ça va chauffer là-haut… Avant une heure, nous aurons besoin des petits couteaux ! (Les soldats s’éloignent ; Swerkof emmène le cheval du docteur et celui de Hattouine.Le docteur à Hattouine.) Où est donc le major ?

HATTOUINE. – Il est parti tout de suite.

LE DOCTEUR, vidant un verre d’eau-de-vie, de bonne humeur. – Je pensais bien que la grosse scie lui ferait de l’effet. Hé ! hé ! hé !

HATTOUINE. – Ah ! vieux corbeau, tu ris… tu ris à cause de l’odeur du sang.

LE DOCTEUR, riant. – Cette vieille a des idées drôles. (Il sort une tabatière de sa poche et prise.) Oui, ça va chauffer… Tu te rappelles Praga, Hattouine ?…

HATTOUINE, levant les mains. – Praga !… Praga !…

LE DOCTEUR, le nez en l’air. – Eh bien, si je ne me trompe, nous aurons autant d’ouvrage ce soir. Seulement, au lieu d’être des brûlures, ce seront des glissades, des os cassés, et caetera ! (Il aperçoit les soldats, qui regardent aux fenêtres du chalet, et leur crie :) Vous dépêcherez-vous… vous dépêcherez-vous !

(Les soldats se retirent.)

HATTOUINE, criant. – Ivanowna ?

IVANOWNA, éveillée de sa contemplation. – Mère Hattouine !

HATTOUINE. – À quoi penses-tu donc ?

IVANOWNA. – Je regarde, mère Hattouine.

HATTOUINE. – Oui, tu regardes si quelqu’un va bientôt passer… Ne crains rien, Axenti Ivanowitche n’est pas loin.

LE DOCTEUR, riant. – Ah ! c’est Ivanowitche qu’elle attend !

HATTOUINE. – Hé ! la jeunesse… la jeunesse… que voulez-vous ?

LE DOCTEUR. – Un brave garçon… et qui n’a pas peur du feu.

HATTOUINE. – Trop brave !… trop brave !…

LE DOCTEUR. – C’est lui qui a porté à Korsakow les ordres du feld-maréchal.

HATTOUINE. – Oui ! Pour aller plus vite en revenant, il a traversé tous les républicains.

LE DOCTEUR. – Il est revenu tout de même.

HATTOUINE, riant. – C’est un renard… un fin renard.

LE DOCTEUR. – Souworow est content de lui ?

HATTOUINE. – S’il est content ! tu penses bien… Il lui a dit : « Axenti, c’est bien… Tâche que je me souvienne de toi… Tu feras ton chemin, Ivanowitche ! »

LE DOCTEUR, regardant Ivanowna du coin de l’œil. – C’est égal, d’avoir un bon ami comme Ivanowitche, qui porte des ordres à travers les républicains, et qu’on fusille tout de suite, quand il se laisse prendre, c’est dur… ça vous donne beaucoup à penser.

HATTOUINE, bas. – Tais-toi.

LE DOCTEUR. – Ce n’est pas comme moi… Je suis vieux, j’ai le nez rouge… mais je me porte bien… les balles ne pleuvent pas autour du Dr Sthâl… Il garde les petits couteaux pour ses camarades.

HATTOUINE, riant. – Tais-toi, vieux hanneton ! Tais-toi… le temps des fleurs est passé… Le temps du schnaps est venu… Tiens… bois… mais laisse Ivanowna tranquille.

LE DOCTEUR, prenant le verre. – Vieux hanneton !… C’est un peu fort… Sans le verre de schnaps, Hattouine, je me fâcherais !

HATTOUINE, à Ivanowna. – Allons, décharge le linge du docteur, tout devrait déjà être prêt.

LE DOCTEUR, après avoir vidé son verre. – Oui, il va falloir du linge, pour raccommoder les têtes cassées. Découpez-moi des bandes… (Regardant en l’air.) La colonne approche… nous allons entendre le grand roulement.

(Ivanowna et Hattouine s’asseyent au bord de la terrasse, sur quelques sacs de linge, et se mettent à découper des bandes.)

HATTOUINE, à Ivanowna. – Tiens le linge, je couperai, nous irons plus vite.

LE DOCTEUR, criant aux soldats, qui se sont remis aux fenêtres. – Hé ! montez le drapeau noir sur la baraque. Ces imbéciles ne pensent à rien… Tout à l’heure nous allons recevoir des balles à l’ambulance… Ah ! race de crétins !

(Pendant cette scène, le défilé continue. En ce moment, Ivanowna voit monter un nouveau groupe de soldats ; au milieu de ce groupe se trouve un jeune officier à cheval, il tient le drapeau russe : c’est Ivanowitche.)