SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, LE COURRIER, en grosses bottes.
RHEINWALD. – Hé ! c’est mon vieux Chabot !
LE COURRIER. – Rheinwald ! (Ils s’embrassent ; puis, le courrier se retournant :) Zernest, Aiguillau, Guérin, ah ! ah ! ah ! les anciens, comme vous voilà faits ! (Il regarde autour de salle.) Ça ne ressemble guère à la chancellerie !
RHEINWALD. – Tu viens de Paris ?
LE COURRIER. – En ligne droite : parti le 5e jour complémentaire de l’an VII, à six heures du matin, arrivé à Bâle hier soir, 2 vendémiaire, ou comme disent les muscadins : 23 septembre 1799.
RHEINWALD. – C’est bien marché !
LE COURRIER. – C’est-à-dire que je suis moulu.
RHEINWALD. – Assieds-toi là, près du feu, allonge tes jambes, sèche tes bottes.
LE COURRIER. – Mais dites donc, je voudrais être débarrassé de ma dépêche… Est-ce que je ne pourrais pas voir le général en chef ?
ZERNEST. – Il est en reconnaissance, avec Oudinot.
RHEINWALD, riant. – Une dépêche du Directoire ?… (Il ouvre un tiroir.) Tiens, regarde, Chabot, il n’en manque pas.
LE COURRIER. – Qu’est-ce que c’est ?
RHEINWALD. – C’est l’ordre de livrer bataille. Sais-tu ce que Masséna va te répondre ?
LE COURRIER. – Quoi ?
RHEINWALD, imitant l’accent méridional de Masséna. – Je ne veux pas livrer bataille ; je veux gagner la bataille. Si quelqu’un veut perdre la bataille, que le Directoire l’envoie… Voici ma démission ! moi je ne veux pas risquer la dernière armée de la République… Je veux gagner la bataille !
LE COURRIER. – Ah ! voilà ce qu’il répond ?
RHEINWALD. – Depuis trois mois, ça n’a pas changé… Mais il te dira encore autre chose.
LE COURRIER. – Qu’est-ce qu’il me dira ?
RHEINWALD, imitant l’accent de Masséna. – Si vous m’apportez de l’argent, soyez le bienvenu ! Il me faudrait du renfort, il me faudrait des chevaux, il me faudrait des vivres, il me faudrait des munitions, il me faudrait de l’argent. Si vous m’apportez de l’argent, soyez le bienvenu, mais si vous ne m’apportez pas d’argent… hé ! laissez-moi tranquille !
LE COURRIER, se grattant la nuque. – Je ne pense pas avoir d’argent dans ma dépêche.
RHEINWALD, riant. – Ah ! ne t’inquiète pas, je la mettrai dans le tiroir, et tout sera dit ! – Mais raconte-nous donc un peu ce qui se passe à Paris, nous n’avons pas de nouvelles, nous autres.
LE COURRIER. – À Paris… à Paris… tout suit son train ordinaire.
ZERNEST. – Les journaux, les courses au bois de Boulogne, les représentations du Jeune Henri, de Phrosine et Mélidor ?
LE COURRIER. – Oui, c’est toujours la même histoire ; cela devient monotone en diable.
UN JEUNE OFFICIER. – Cette monotonie-là vaut bien la nôtre.
RHEINWALD. – Et les muscadins assomment toujours les patriotes ?
LE COURRIER. – Parbleu, maintenant qu’ils attendent les Russes !
(Silence.)
RHEINWALD, après s’être promené quelque temps tout pensif. – Ah ! mon pauvre Chabot, il est loin déjà le temps où nous quittions notre village, le vieux mousquet sur l’épaule ; où tout marchait, hommes et femmes, aux cris de la patrie en danger ! Les muscadins, dans ce temps-là, étaient bien petits.
ZERNEST. – Ils le seraient encore, si nous avions les quarante mille vieux soldats que Bonaparte a emmenés en Égypte !
RHEINWALD, se promenant. – Oui, nous n’aurions perdu ni Cassano, ni la Trebia, ni Novi… La France ne serait pas menacée d’une invasion… Mais Bonaparte voulait de la gloire… (Avec amertume.) Ah ! ce Bonaparte !
(Silence.)
LE COURRIER, se levant. – Enfin, d’après tout cela, vous ne nagez pas positivement dans l’abondance.
RHEINWALD, allant à la fenêtre et montrant les malheureux paysans qui sont revenus. – Dans l’abondance ?… Regarde ! Ce n’est pas assez de souffrir le froid, la faim, de traîner sa guenille, de risquer sa peau tous les jours, il faut encore avoir ce spectacle sous les yeux.
LE COURRIER, regardant. – Qui ça ?
RHEINWALD. – Les paysans ruinés par la guerre : des femmes, des enfants, des vieillards, qui viennent nous demander du pain, réclamer contre le soldat, affamé lui-même. Il faut se durcir le cœur, se rappeler à chaque instant qu’on défend la France ; qu’après soi tout est perdu ; que les émigrés reviennent à la suite des Cosaques, avec leurs titres et privilèges apostillés par le tzar ! Voilà, Chabot, voilà l’œuvre du Directoire, et de son ministre Bernadotte.
LE COURRIER. – Ce n’est pas gai.
RHEINWALD. – Comment veux-tu que ce soit autrement, avec des départements qui doivent livrer des denrées, et qui ne livrent rien ; avec une régie qui doit manutentionner, et qui ne confectionne rien ; avec une compagnie particulière qui doit fournir des vivres, et qui renonce au service ; avec la fourniture des fourrages laissée aux Suisses, qui voudraient nous voir au diable ? Est-ce de cette manière qu’on peut obtenir cent mille rations par jour ?
ZERNEST. – Avec tout cela, pas de solde depuis deux mois, des agents royalistes répandus par centaines pour décourager les troupes ; l’archiduc Charles qui nous presse au centre, Korsakow, Hotze, Linken, Jellachich, qui menacent nos ailes, et les trois quarts de la République helvétique, qui n’attendent que l’occasion de nous tomber sur le dos.
LE COURRIER. – Enfin, malgré tout, notre ligne de défense est bonne.
RHEINWALD. – Oui, le jour vient, tu peux en juger toi-même. (Ils vont aux fenêtres.) Tu vois cette nappe blanche, en face de nous ?
LE COURRIER. – Oui.
RHEINWALD. – C’est le lac de Zurich ; la ville au bout, à gauche… Plus loin, sur notre droite, se trouve le lac de Wallenstatt, à une dizaine de lieues. Entre ces deux lacs coule la Linth. Le centre de notre position est ici, sur la chaîne du mont Albis. À gauche, cette rivière qui traverse Zurich, en sortant du lac, c’est la Limmat.
LE COURRIER. – Je vois très bien, Rheinwald.
RHEINWALD. – Eh bien ! les Autrichiens et les Russes occupent Zurich, l’autre côté des deux lacs et des deux rivières, la Linth et la Limmat. Ils reçoivent des grains, du bétail, des fourrages et des munitions d’Allemagne. Nous autres, nous avons les rochers, les neiges et les torrents de la Suisse à dos, et nous ne recevons rien de France, que des ordres de livrer bataille !
LE COURRIER. – Raison de plus pour attaquer tout de suite ; plus on attendra, plus la famine grandira.
RHEINWALD. – Oui, tu crois qu’il vaudrait mieux se casser le cou tout de suite ! Mais ce n’est pas l’avis de Masséna, ni le nôtre. Pour attaquer, il faudrait descendre des collines, et traverser les deux rivières, et les marais à droite et à gauche des lacs, sous le feu de l’ennemi. Tu comprends, Chabot, que ce n’est pas aussi facile que d’avaler sa demi-tasse au café Procope.
LE COURRIER. – Alors, pour trancher le mot, la République est enfoncée !…
ZERNEST. – Une chose nous sauve : depuis sa bataille de Novi, Souworow se fait donner des fêtes à Turin, il ne profite pas de sa victoire.
LE COURRIER. – Mais si, par malheur, il avait l’idée de venir en Suisse rejoindre Korsakow ?
RHEINWALD. – Lecourbe, Gudin, Loison et Molitor sont bien là-bas, dans les glaces du Saint-Gothard, avec onze mille hommes pour l’arrêter au besoin ; mais si par malheur la jonction s’opérait, ce serait notre coup de grâce.
LE COURRIER. – Jamais ce fou sauvage n’aura d’idée pareille.
UNE VOIX, dehors. – Qui vive ?
ZERNEST, allant aux fenêtres. – La reconnaissance est terminée ; voici le général en chef.
(Aussitôt le courrier se lève. Un groupe d’officiers d’état-major à cheval paraît à quelque distance, en face des fenêtres. Les paysans se précipitent à sa rencontre, en criant d’une voix lamentable. Tumulte au dehors. La salle se remplit d’officiers ; quelques paysans et paysannes se trouvent dans le nombre.)