SCÈNE II
LA QUEUE DES PREMIERS, LES GUIDES, LES ARTILLEURS,
UN COLONEL
À CHEVAL
LE GUIDE FRISAT, criant. – Attention ici !…
L’AUTRE GUIDE SEPTIMER, se retournant. – Halte !… N’avancez pas !
(On voit apparaître à droite la tête d’un attelage.)
LE COLONEL, avec fureur. – Avancez !…
FRISAT. – Colonel, les canons ne passeront jamais là !
LE COLONEL. – Ils passeront… le feld-maréchal veut qu’ils passent.
SEPTIMER. – Je suis un vieux guide, colonel, depuis trente-trois ans je cours la montagne, et je sais que les canons ne passeront pas.
LE COLONEL. – Le chemin est assez large pour les roues. (Se retournant.) En avant !
FRISAT, criant. – Prenez garde !… Depuis trois jours, huit mille hommes ont défilé sur ce chemin. Il est fatigué par tout ce monde et ces chevaux. Le coin, sous un poids pareil, ne tiendra pas.
LE COLONEL. – En avant !…
SEPTIMER, d’un accent solennel. – Nous n’avons plus qu’à recommander notre âme à Dieu. Le coin va tomber ; il entraînera plus d’un arpent de terre. Nous allons tous rouler avec les rochers dans le Vinkelthal, à deux lieues d’ici !
(Il montre l’abîme. – La pièce s’avance.)
LE COLONEL, aux artilleurs. – Arrêtez !… (Aux guides.) Vous êtes de la canaille… vous nous avez conduits dans un mauvais chemin… vous serez fusillés !…
FRISAT. – Colonel, nous sommes des pères de famille… nous tenons à conserver notre vie… C’est malgré nous que nous sommes venus !…
SEPTIMER. – J’ai prévenu votre général, en partant, que les canons défonceraient tout… Il n’a pas voulu m’écouter.
GRANDS CRIS, derrière. – En avant !… en avant !…
(La scène s’encombre de nouveaux arrivants. Plusieurs se laissent tomber de fatigue, d’autres s’appuient sur leur fusil d’un air accablé ; la faim, la misère, le froid sont peints sur la figure de ces malheureux. Officiers et soldats, tous sont dans le même état. Un soldat veut passer à côté de la pièce, son pied glisse, un camarade lui tend la main ; ils disparaissent tous les deux.)