SCÈNE IX

 

ZAMPIERI, MARIETTA, OGISKI, OFFICIERS AUTRICHIENS,
VOISINS ET VOISINES

UNE VOISINE. – Maître Zampieri, laissez-nous regarder sous votre échoppe.

ZAMPIERI. – Ne vous gênez pas, voisine, que personne ne se gêne ; seulement, prenez garde qu’on n’enlève quelque chose.

LA VOISINE. – Soyez tranquille, nous veillerons.

(Les nouveaux venus se placent derrière les piliers. Silence. L’orgue se fait entendre.)

UN MAJOR AUTRICHIEN, à un de ses camarades qui entre par la droite. – Vous n’assistez donc pas au Te Deum de l’illustre généralissime, capitaine Braun ?

LE CAPITAINE. – Hé ! que voulez-vous, mon cher commandant, les propos de l’invincible Souworow sur l’armée autrichienne sont difficiles à digérer. Depuis sa grande manœuvre de Novi…

UN OFFICIER, avec ironie. – Oh ! la belle manœuvre !

LE MAJOR. – Formez trois colonnes massives ; faites détruire la première, mitrailler la seconde, et la troisième entrera. Avec soixante mille hommes, vous en écraserez vingt mille. Barbare !

UN VIEIL OFFICIER. – Barbare si l’on veut, major, mais barbare de génie. Il a découvert cela, c’est quelque chose.

LE MAJOR. – C’est vrai, il a le génie de l’insolence. (Sanimant.) Comment ! traiter de vieux soldats, de vieux officiers, qui n’ont jamais reculé devant le devoir, qui, dans cinq campagnes, ont soutenu l’honneur de leur drapeau contre des généraux tels que Bonaparte, Hoche, Jourdan, Moreau, les traiter de petits-maîtres… dire qu’on mettra les petits-maîtres à la porte… Et cela quand on arrive le dernier, pour jeter lourdement ses baïonnettes dans la balance. Allons donc… Allons donc… du génie !…

LE CAPITAINE. – Patience, major, patience, l’illustre généralissime part pour la Suisse ; il va faire sa grande manœuvre en présence de Masséna…

CRIS, sur la place. – Vive Souworow ! vive Souworow !

(Souworow paraît sur les marches de la cathédrale, entouré d’une foule d’officiers russes. C’est un petit vieillard d’apparence faible et délicate, la bouche grande, l’œil perçant, la figure et surtout le front couverts de rides innombrables, dont la mobilité donne à sa physionomie un caractère bizarre. Il est vêtu d’une culotte, d’un gilet et d’un habit de bazin blanc. Un petit casque de feutre, garni de franges vertes, coiffe sa tête chauve ; de hautes bottes à retroussis lui montent jusqu’au-dessus des genoux. Il est tellement maigre et fluet, que ses habits ont l’air de tenir à peine sur lui, et que son grand sabre traînant, suspendu à un ceinturon, fait pencher son corps à gauche.)

LA VOISINE, debout devant l’échoppe. – Le voilà !… c’est lui… le voilà !… Seigneur Dieu, que de monde… Il descend des marches… C’est le vieux blanc qui monte à cheval… Vous le voyez, Marietta ?

MARIETTA. – Oh ! oui… qu’il est beau !…

(Redoublement d’enthousiasme.)

CRIS INNOMBRABLES. – Vive Souworow !. Vive le vainqueur de la Trebia !…

(Le chant de l’orgue cesse, grand silence.)

UN OFFICIER RUSSE A CHEVAL, accourant du fond. – Portez armes !… Présentez armes !…

(Les tambours battent aux champs, Souworow, entouré de son état-major, s’avance au pas.)

CRIS IMMENSES. – Vive Souworow ! Vive Souworow ! Vive le vainqueur de Novi ! Vive le libérateur de l’Italie ! Vive le sauveur de la religion !

LE CAPITAINE AUTRICHIEN. – Si tu n’es pas content, Souworow, tu seras difficile…

NOUVEAUX CRIS. – Vive Souworow Italikski !…

(Les femmes agitent leurs mouchoirs aux balcons, et jettent des couronnes. C’est un enthousiasme indescriptible.)

UNE FEMME DU PEUPLE, levant son enfant des deux mains. – Regarde, enfant… regarde… c’est Souworow !…

LE MAJOR AUTRICHIEN. – Voyez donc le vieux Cosaque… sa figure éclate d’orgueil.

OGISKI, debout sur une table, d’une voix éclatante, en agitant son chapeau. – Vive Souworow l’invincible !…

LA FEMME. – Tu l’as vu, Antonini !… Tu l’as vu, mon enfant ?… Il faut te rappeler…

ZAMPIERI, riant. – Cela lui fera des rentes !…

(Arrivé sur le front de la bataille, Souworow lève la main. Les tambours cessent, le silence s’établit.)

LE MAJOR AUTRICHIEN. – Peuple stupide… Allons-nous-en, capitaine.

LE CAPITAINE. – Mais non ! Voici le plus beau… Il va se vanter comme un charlatan… C’est lui qui aura gagné toutes les batailles… Nous n’aurons rien fait, nous autres…

CRIS dans la foule. – Silence ! silence !…

(La voix d’Ogiski domine toutes les autres.)

LE MAJOR AUTRICHIEN. – Cette comédie me dégoûte…

(Il rentre dans le café.Silence profond.)