SCÈNE VI
HATTOUINE, OGISKI
OGISKI. – Elle t’aime bien, la belle enfant !…
HATTOUINE. – Je l’aime bien aussi… nous nous aimons depuis longtemps.
OGISKI. – C’est ta fille ?
HATTOUINE. – Non, pope, non, je n’ai pas de fille… je n’ai pas de garçon.
OGISKI. – Je te croyais sa mère.
HATTOUINE. – Si l’on peut appeler une mère celle qui nous prend, qui nous donne son pain, qui nous aime… je suis bien sa mère. (Silence.) Te rappelles-tu la dernière guerre contre les Polonais, pope ?
OGISKI, d’un accent rêveur. – Oui, je me rappelle cette guerre.
HATTOUINE. – Et la prise de Praga ?
OGISKI, du même ton. – Très bien…
HATTOUINE. – Et le pillage ?
OGISKI. – Ces choses, je les vois… Ceux qui les ont vues ne les oublieront jamais.
HATTOUINE. – Eh bien, ce jour-là, quand tout brûlait… que dans chaque maison on entendait de grands cris, des pleurs, des coups de fusil, et que tout s’en allait en fumée… ce jour-là, pope, j’étais avec ma charrette devant une église.
OGISKI. – Quelle église ?
HATTOUINE. – Une église couverte en ardoises, le clocher rond.
OGISKI. – Toutes les églises de Praga sont couvertes en ardoises, et leurs clochers sont ronds… Mais qu’est-il arrivé ?
HATTOUINE. – J’étais donc là… et j’attendais la fin du grand pillage, en regardant les pauvres Polonais, qu’on poursuivait à coups de fusil dans les rues, et qui se sauvaient, pleurant et criant…
OGISKI, l’interrompant. – C’est bien… c’est bien… j’ai vu les mêmes choses… mais l’enfant ?…
HATTOUINE. – Je l’ai trouvée derrière l’église, dans un coin plein de sang, au milieu de beaucoup d’autres… des vieux et des jeunes !… La pauvre enfant était comme morte… elle avait reçu un coup de lance… Je l’ai prise, car elle était belle et cela me faisait de la peine. (Ogiski cache sa figure dans ses mains.) Je l’ai donc emmenée sur mon kibitk… Le chef de bataillon criait bien… mais au bout de trois mois elle dansait et chantait sur la charrette, et tous les soldats l’aimaient ; alors le vieux Zoritch finit par s’attendrir, et jusqu’à sa mort il disait : – C’est l’enfant du 1er bataillon de Rymnik… C’est notre Ivanowna !
OGISKI. – Ah ! c’est ainsi qu’elle est ta fille !
HATTOUINE. – Oui, c’est une Polonaise. (Riant.) Et fière comme une Polonaise… Si tu savais ?…
OGISKI. – Quoi ?
HATTOUINE. – Elle ne veut pas d’un soldat… Elle veut un officier.
OGISKI. – Quel officier ?
HATTOUINE. – Hé ! pour se marier… Elle veut un brave… Elle ne peut pas voir les lâches… C’est une vraie Polonaise !
OGISKI, avec un sourire amer. – Et pas un officier ne veut d’elle ?
HATTOUINE. – Oh ! si… un jeune officier ! Ce n’est pas un noble, mais un enfant de troupe de Rymnik, le fils d’un soldat… un brave… Axenti Ivanowitche. Souworow l’aime… c’est lui qui a porté les ordres à Korsakow.
OGISKI. – Quels ordres ?
HATTOUINE. – Hé ! pour la grande bataille du 28.
OGISKI. – Il a porté cet ordre ?
HATTOUINE. – Oui ; et Souworow lui a dit : – Tâche que je me souvienne de toi, Ivanowitche !
OGISKI. – C’est un grand honneur, matouchka, un grand honneur pour Ivanowitche.
HATTOUINE. – Oui ! Et maintenant nous allons descendre en Suisse ; après-demain nous arriverons près d’un grand lac, que nous tournerons à gauche ; c’est Souworow qui l’a dit aux officiers, et nous serons derrière les républicains, pendant que Korsakow les attaquera en face… Hé ! hé ! hé ! Ivanowitche deviendra capitaine, et nous irons nous marier à Paris.
OGISKI. – Dieu t’entende, matouchka, c’est bien !…
(En ce moment, le cri de : – Qui vive ? – s’élève ; ils écoutent. Puis arrive un cosaque au galop du fond de la scène ; il se dirige vers la grange, où Souworow et Bagration sont entrés.)
OGISKI. – Une estafette…
HATTOUINE. – Oui… le vieux Souworow est comme nous… il ne dort pas… Il donne des ordres, il reçoit des nouvelles, il répond jour et nuit.
(Un officier d’’état-major sort de la grange.)