SCÈNE PREMIÈRE
HATTOUINE, IVANOWNA, SOLDATS RUSSES
IVANOWNA. – Allons, mes bons amis, allons ! encore un coup d’épaule, nous arriverons sur le plateau. Courage !
UN SOLDAT, poussant. – Hue !
UN AUTRE. – Des pierres, Swerkof, des pierres, ou le kibitk redescend.
UN AUTRE, apportant une grosse pierre. – Prenez garde ! (Il la met sous la roue.) Voilà, nous pouvons un peu respirer.
(La charrette reste comme suspendue sur la pente, le cheval en haut.)
HATTOUINE. – À cette heure, je vois que vous êtes mes enfants ; vous n’abandonnez pas la vieille Hattouine !
PLUSIEURS. – Non… non… ne crains rien, matouchka, ne crains rien ; mais nous aurons du schnaps{2}.
HATTOUINE. – Vous en aurez… Vous en aurez !
UN SOLDAT. – Ah ! quel chemin depuis Airolo, quel chemin !
HATTOUINE. – Oui, j’ai vu de vilains chemins depuis cinquante ans, j’en ai vu partout, dans l’Ukraine, en Crimée, chez les Turcs, j’en ai vu chez les Polonais, mais jamais comme celui-ci.
UN SOLDAT. – Et tout cela, matouchka, n’est encore rien… Regarde là-haut… regarde… des rochers… des rochers… de la neige, de la glace.
UN AUTRE. – Comment passer avec le kibitk ? Il faudra tout démonter, les roues, le timon ; il faudra porter la vieille matouchka, la marmite, le tonneau… Saint Nicolas, viens à notre secours !
UN AUTRE, se retournant et regardant en arrière. – Et le beau soleil là-bas… les belles maisons, le bon pain, le schnaps, la viande… Oh ! Italie !… Italie !…
(Il joint les mains.)
IVANOWNA. – Tais-toi, Mikalowitch, tais-toi, nous allons tous pleurer !
HATTOUINE. – Non, ce n’est pas un chemin pour des chrétiens. (Élevant la voix.) Souworow, tu demandes trop à tes enfants ! Le Seigneur a déjà beaucoup fait pour Alexis Basilowitche ; mais tu ne regardes à rien, tu cries : – En avant ! en avant ! – Il faut marcher.
IVANOWNA, attirant le cheval. – Allons… courage… hue !
(Tous se remettent aux roues. La charrette franchit le dernier passage, et s’arrête au bord du plateau.)
TOUS LES SOLDATS, d’un ton de satisfaction. – Du schnaps !… matouchka, du schnaps !…
HATTOUINE, descendant de la charrette. – Oui, vous l’avez bien gagné ! qu’on pose la tonne là. Ivanowna, sors le gobelet : mes enfants auront du schnaps !
(Les soldats se dépêchent de lever la tonne ; ils la posent sur la malle en cuir. Pendant ces préparatifs, d’autres défilent ; ceux de la charrette restent seuls.)