Prologue
Lundi 8 décembre 2008
– À la prochaine, lança Virginia.
Le sourire aux lèvres, Harry McCoy referma la
portière de son camion, un imposant Coronado qui faisait sa
fierté.
Sous l'éclairage de la zone de stationnement
réservée aux poids lourds, Harry regarda sa belle retourner vers le
snack-bar, et sentit son sexe, tout juste dégorgé, se dresser de
nouveau. Il hésita à klaxonner pour une nouvelle partie de jambes
en l'air, mais voyant l'heure, il renonça. Il devait être au port
de Seattle dans quatre heures et n'avait plus de temps à perdre
s'il ne voulait pas se faire remonter les bretelles par le
boss.
Il mit le contact. Le ronronnement du moteur de
son monstre de métal lui procura une intense satisfaction. Malgré
le peu de sommeil, Harry se sentait débordant d'une fougue
matinale. Le ciel était encore noir. Il était près de 6 heures
du matin. Le plus beau moment de la journée. Harry adorait rouler
de nuit et voir l'aube se lever entre les frondaisons des forêts
des Rocheuses. Cette pâle lumière avant l'embrasement de l'aurore
faisait remonter quantité de souvenirs d'enfance.
À cinquante-six ans, il avait brûlé la vie
par tous les bouts, et se moquait éperdument de sa future pension
de retraite. « Je crèverai avant d'en toucher le moindre
cent ! » disait-il toujours à ses amis de beuverie.
Le Coronado quitta la zone de repos. Jetant un
dernier coup d'œil en direction de Virginia, Harry la vit rentrer
dans le snack, emmitouflée dans son manteau de fausse fourrure.
Selon le calendrier, l'hiver n'était pas encore arrivé, mais la
nuit, les températures avoisinaient régulièrement le zéro.
Harry alluma une cigarette et en apprécia l'odeur
au son de WKFM, la seule radio qu'il écoutait dans le secteur.
« Second Chance », de Shinedown, résonnait dans
l'habitacle molletonné du camion. Des petits gars pleins de talent
pour qui Woodstock était un mythe et non « un putain de bon
souvenir » ! Ah, jeunesse envolée…
Mais Harry ne regrettait rien. Marié trois fois,
autant d'enfants, il admettait n'avoir été ni un bon mari ni un bon
père, et n'en voulait pas à ses anciennes compagnes de l'avoir
quitté pour des hommes guère meilleurs que lui. Il n'en voulait pas
davantage à ses deux filles ni à son garçon, qui daignaient le voir
une fois l'an. « Peut-être me rattraperai-je avec mes
petits-enfants », ruminait-il quand il avait l'alcool chagrin.
Mais la lucidité revenue, il savait bien qu'il n'en serait rien. Sa
vie, c'était la route. Sa véritable compagne. Un amour exclusif et
non négociable.
« Dans une autre vie peut-être »,
songea-t-il en jetant sa cigarette consumée par la vitre
entrouverte avant de la remonter.
Il venait de passer un col. Le paysage fit naître
sur ses lèvres un large sourire. La vallée de River Falls s'étalait
devant lui. Combien de fois, gamin, s'était-il retrouvé au poste
dans ce coin pour des larcins en tout genre ! La ville était
magnifique, de ses quartiers populaires jusqu'aux somptueuses
bâtisses de Golden Hill où résidaient ceux de la haute.
Il se revit, avec ses deux frères, dans
l'appartement de quarante mètres carrés. Ça avait été de dures
années, mais leur mère était là pour leur faire oublier les
problèmes d'argent. Elle les aimait d'un amour viscéral et
protecteur. Si seulement elle n'avait pas rencontré Bob
Stempleton…
Une vive émotion le saisit. Ses yeux
s'embuèrent.
– Merde, t'es trop vieux pour ça !
grogna-t-il en s'essuyant le coin de l'œil.
L'approche des fêtes de fin d'année lui faisait
toujours le même effet.
À la radio, les premières notes de « Not
meant to be » de Theory of a Deadman s'enchaînèrent.
« Maudites ballades », pensa Harry, dont les talons
d'Achille étaient la musique et l'alcool.
Alors qu'il glissait une nouvelle cigarette entre
ses lèvres, une forme jaillit des fourrés et se planta au milieu de
la route. Dans un réflexe, il freina et braqua sur la gauche. Mais
à cause du poids de la remorque et bien qu'il ait effectué la bonne
manœuvre, il ne put freiner à temps pour empêcher la collision. Une
vingtaine de mètres plus loin, il s'arrêta, remerciant les cieux
que la remorque ne se soit pas couchée en travers de la
route.
Il attrapa sa lampe torche dans la boîte à gants,
et après une légère hésitation, prit aussi sa carabine, avant de
retirer les clés du contact. Le truck-jacking était plutôt rare dans le nord des
États-Unis, mais il n'avait pas envie de prendre le moindre risque.
Il n'était pas certain que son assurance le rembourserait en
intégralité en cas de vol.
Il descendit de son camion et verrouilla les
portières. Il n'avait pas eu le temps de bien voir, mais il était
certain que c'était un homme qui s'était jeté devant lui. Même s'il
avait beaucoup ralenti, l'impact lui avait semblé d'une terrible
violence.
« Si tu comptais me prendre mon camion, c'est
raté », se dit-il sans vraiment réussir à sourire. Outre le
fait qu'un complice pouvait rôder tout près, Harry craignait
surtout d'avoir écrasé un pauvre bougre.
Il remonta la route. Il aurait bien aimé qu'une
voiture s'arrête pour l'aider à chercher. Mais à cette heure très
matinale, il n'y avait personne. Il avança prudemment, d'un pas peu
assuré, éclairant la route de sa lampe. Pas de gémissements ni
d'appels à l'aide. Ça ne sentait pas bon du tout.
Mais alors que d'autres seraient partis sans
demander leur reste, Harry avait sa conscience pour lui. Il ne
pourrait pas vivre un jour de plus s'il apprenait par le journal
qu'un type était mort écrasé alors qu'il aurait pu être
sauvé.
Malgré son blouson, le froid le saisit. Un léger
voile de buée sortait de sa bouche.
Soudain, un bruit de moteur parvint de la forêt
toute proche. Peu de temps après, les phares d'une voiture
percèrent les ténèbres. Harry s'arrêta sur le bas-côté en faisant
des signes avec sa lampe torche. Les phares l'aveuglèrent, mais au
son du moteur il comprit que la voiture ralentissait. Cependant,
arrivé à quelques mètres de lui, le conducteur accéléra et le
dépassa à toute vitesse.
– Espèce de connard ! jura Harry, en
brandissant son fusil de sa main droite.
De fait, quelle piètre image il avait dû donner de
lui ! Un redneck surgi dans la
nuit, un fusil à la main. Le type avait dû se croire dans la suite
de Délivrance !
Il écarta cette image de son esprit et se remit en
marche. Un corps apparut devant lui. Son cœur s'emballa. Puis il se
ressaisit et se précipita. Il posa lampe et fusil et se pencha vers
sa victime.
Un adolescent. Quinze, seize ans tout au plus. Le
visage imberbe. Du sang coulait de son cuir chevelu.
– Sainte merde ! laissa échapper Harry,
sentant le poids de la culpabilité s'abattre sur ses épaules.
Quand il perçut les faibles pulsations de la
carotide du garçon, il remercia le Seigneur. L'espace d'un instant,
il pensa l'emmener à River Falls, à l'hôpital central. Mais une
autre idée plus pertinente chassa cette première impulsion.
– Urgences de l'hôpital George-Washington. Pamela
Surgates. Que puis-je pour vous ?
– Il y a eu un accident. Il s'est jeté sous mes
roues. Qu'est-ce que je dois faire ? balbutia Harry.
– Surtout, gardez votre calme. Vous me
comprenez ? répondit Pamela.
– Oui, dit Harry en se reprenant.
– Dites-nous où vous vous trouvez. Nous vous
envoyons tout de suite une ambulance, et surtout restez près de
lui. Ne le bougez pas. Il a peut-être une hémorragie interne. Tout
mouvement pourrait accentuer la gravité de la blessure. Vous me
comprenez ?
– Oui. Mais ne perdez pas de temps, je vous en
supplie.
Puis il indiqua sa position, qu'il estimait être à
trois kilomètres de la périphérie de River Falls sur Old Oak Road.
La standardiste le pria une nouvelle fois de garder son calme et le
mit en attente pendant qu'elle contactait une équipe médicale. Elle
le reprit très vite, et lui adressa encore quelques recommandations
avant de raccrocher.
Les mains tremblantes, Harry défit le premier
bouton du manteau du garçon.
Une voiture arrivait par l'est. Comme la première,
elle accéléra en arrivant à leur hauteur.
– Espèce de fumier, jura Harry.
Il continua de le déboutonner et remarqua enfin la
matière poisseuse qui lui collait les doigts. Il attrapa la lampe
posée sur la route et la braqua sur le torse. Des taches suspectes
maculaient le vêtement. Il déplaça le faisceau lumineux sur ses
mains. Pas de doute : c'était du sang.
« Tu parles d'une hémorragie
interne ! » se dit Harry, qui finit d'ouvrir le
manteau.
Avec précaution, il releva le pull-over et le
sous-pull du garçon. Cherchant la source de cette effusion de sang,
il le palpa doucement. Aucune plaie ouverte.
Ce sang n'était pas le sien.