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– C'est vous qui décidez, mais franchement, ça ne
peut que nous aider, dit Warren.
– Je me demande bien comment, ironisa Miss
Richardson.
Il était près de 11 heures et Warren venait
d'arriver au manoir. L'atmosphère y était particulièrement lourde.
Au-delà de la tentative de suicide de Nathaniel, tout le monde
était choqué par les articles parus dans les journaux que Warren
avait apportés, qui faisaient un parallèle entre leur façon de
vivre et la fragilité mentale de Nathaniel. C'était de la pure
diffamation et Miss Richardson avait bien l'intention de porter
plainte, si ce n'est que le premier amendement, protégeant la
liberté d'expression, permettait de dire presque tout et n'importe
quoi.
– N'oubliez jamais que c'est un jury de citoyens
de la région qui va juger votre neveu. L'image qu'ils auront eue de
lui durant tout le temps précédant le procès ne pourra être effacée
par une simple plaidoirie, aussi sincère soit-elle.
– Pas forcément, les gens ne sont pas aussi
stupides.
Elle n'en croyait pas un mot, mais l'idée qu'une
journaliste puisse séjourner parmi eux lui répugnait.
– S'il vous plaît, vous venez du Texas. Vous
n'êtes pas sans savoir que des dizaines, des centaines de Noirs ont
été emprisonnés, voire exécutés, alors qu'ils étaient
innocents.
– Je ne vois pas le rapport.
Warren avait l'habitude de travailler avec toutes
sortes de tordus, mais cette vieille sorcière ne faisait que se
jouer de lui. Elle était loin d'être aussi stupide qu'il l'avait
cru.
– Le rapport est que ceux qui pensent que les
Noirs sont la lie de l'humanité ne changeront pas d'avis au cours
d'un procès. Ne faites pas d'angélisme : les jurés entrent
avec leurs préjugés dans le prétoire, et ils en ressortent avec.
Pour avoir participé et assisté à des centaines de procès, je peux
vous dire que je sais de quoi je parle.
Un groupe d'hommes et de femmes se tenait en
retrait dans le grand salon du premier étage. Ils écoutaient avec
une vive attention les paroles de l'avocat.
– Grand-mère, cet homme n'a pas tort. Trois
commandes viennent d'être dénoncées, rien qu'aujourd'hui. Ce qui
fait six depuis que Nathaniel s'est déclaré coupable du meurtre,
dit un des hommes en s'avançant.
Warren le regarda et l'espace d'un instant, il se
crut dans la peau de Harrison Ford au milieu d'un camp
d'Amish.
– Nous n'avons pas besoin de leur argent. Vous
savez tous que le Seigneur a fait en sorte que nous n'en manquions
jamais.
L'homme ne sut que répondre, mais une femme osa
intervenir :
– Grand-mère, il ne s'agit pas que de ça.
Nathaniel n'a pas pu tuer ce garçon. Il s'agit d'un malentendu, ou
on lui a forcé la main. Nous ne pouvons pas l'abandonner à la
vindicte de la population. Qui sait à qui ils s'en prendront la
prochaine fois ?
Malgré son impassibilité apparente, Warren aurait
bien embrassé cette dernière intervenante. À l'évidence,
l'argument toucha Miss Richardson au cœur.
– Ils ne vont pas vous faire de cadeaux. Dès qu'il
y aura un vol, un meurtre ou quoi que ce soit, vous pouvez être
certaine que les Enfants de Marie seront les premiers suspectés. Et
allez savoir, s'il prenait l'envie à un individu en colère de
mettre le feu à vos manoirs, renchérit Warren.
Miss Richardson fusilla sa nièce du regard pour
avoir donné à l'avocat matière à argumenter. Néanmoins, elle devait
s'avouer que c'était une éventualité. La solution aurait pu être de
quitter cette ville, mais elle avait promis à son unique enfant,
sur sa tombe, de ne plus jamais l'abandonner et de mourir à ses
côtés. Elle ne commettrait pas deux fois la même erreur.
– Et pourquoi aurais-je confiance en cette
femme ? Quelle certitude puis-je avoir qu'elle ne travestira
pas la réalité ?
– Ces articles seront quotidiens. Il vous suffira
d'un jour pour la mettre à l'épreuve. De plus, je peux vous assurer
que c'est une femme très droite. N'oubliez pas qu'elle est de River
Falls. Elle n'a pas envie de voir sa ville natale taxée
d'intolérance.
Warren venait d'improviser. Il faisait totalement
confiance au jugement que Hurley portait sur son amie.
– Très bien. Appelez-la pour lui dire que
j'accepte sa proposition. Mais si jamais elle venait à nous trahir,
je ne laisserais pas cet acte impuni. Faites-le-lui bien
comprendre.
Warren se garda bien de manifester tout signe de
victoire.
– N'ayez crainte. Elle a tout à fait conscience de
ses responsabilités.
Miss Richardson sentait qu'elle s'était laissé
entortiller, mais ne voyait pas comment elle aurait pu refuser sans
s'aliéner une partie de ses « enfants ».
– Maintenant, laissez-nous. Il est temps pour nous
de nous réunir et de prier pour la survie de notre fils.
Warren hocha la tête et partit discrètement.
Quand il fut dans sa voiture, il laissa enfin
éclater sa joie. Tel un champion sportif, il ressentait la
jouissance de celui qui a réussi un exploit. L'image de Hurley lui
revint à l'esprit. Il sut qu'il avait eu raison de ne pas perdre
espoir, même s'il avait ruminé près d'une heure dans sa chambre
d'hôtel après l'outrage qu'elle avait commis. Son esprit combatif
avait fini par reprendre le dessus. Il s'était juré de convaincre
Miss Richardson d'accepter Callwin. Pari réussi !
Sous le couvert de la forêt et des notes d'Oscar
Peterson, il roula le cœur léger en direction de River Falls.
– Salut, Leslie. Entre vite, il gèle, dit
Hurley.
Callwin l'embrassa et passa devant elle avant de
se débarrasser de son manteau. Elles s'étaient appelées en début de
matinée afin de se donner rendez-vous chez Logan pour le
déjeuner.
– Tu es certaine que ton mec ne va pas
débarquer ?
Elle ne se sentait pas d'aplomb pour une
dispute.
– Certaine. Il doit manger avec ses lieutenants.
Réunion de travail. Alors, pas trop déçue ?
Callwin haussa les épaules.
– Si, mais bon, ça va passer. Le truc, c'est que
j'étais persuadée que j'arriverais à la convaincre. Faut croire que
je ne suis pas aussi bonne que je le pensais.
– Pas de ça avec moi, rétorqua Hurley, qui la
conduisit vers la cuisine. Tu m'as dit que tu étais la deuxième
journaliste que le NOW envoyait et que
d'autres s'y étaient cassé les dents, alors pas la peine de jouer
au vilain petit canard.
Callwin ne l'ignorait pas, mais elle aurait bien
aimé montrer à tous ces ploucs de River Falls qu'elle était une
grande journaliste d'un grand quotidien.
– Ça ne m'empêche pas d'avoir le blues. En plus,
je vais devoir rendre son chèque à ce gros tas de Randall.
Elle soupira, puis tenta de se réconforter en
pensant au Noël qu'elle allait passer avec l'homme de sa vie.
– Tu m'avais dit qu'il te l'offrait quoi qu'il
arrive. Si tu n'as pas signé de contrat et que ce chèque est bien
libellé à ton nom, tu peux l'encaisser sans risque.
Callwin détourna son regard des jardins alentour
pour le reporter sur son amie.
– Je sais, mais je ne veux pas lui être redevable.
Je veux le voir en face pour lui parler de ses méthodes.
– Tu as peut-être raison, dit Hurley, qui sortit
une salade et des tomates du frigo. Tu as très faim ?
– Non, une salade ira très bien, et si tu as une
bière, je suis preneuse.
Hurley en sortit deux et en tendit une à Callwin.
Comme deux vieux camarades, elles trinquèrent avec leurs bouteilles
avant d'en boire une large rasade.
– Alors ton enterrement, pas trop dur ?
Hurley posa ses fesses sur le bord d'un meuble de
cuisine.
– Si, la sœur de Brown était dans un état de
désespoir total. La seule personne qu'elle aimait vient de mourir,
elle se retrouve seule, sans plus aucune famille.
– Ouais, mais on ne va tout de même pas pleurer
sur un putain de pédophile.
Hurley n'avait pas envie d'en discuter avec
Callwin. Elle connaissait ses penchants réactionnaires.
– Je ne te demande pas de pleurer sur lui, mais
sur elle. Promets-moi de garder ça pour toi, mais elle et son frère
ont été des enfants battus. Même si je n'ai pas les détails, je
sais que son frère a tout fait pour la protéger. À cause de
cela, il a certainement été encore plus martyrisé qu'elle.
Callwin dut reconnaître qu'elle avait méjugé cette
femme.
– OK, elle a le droit de pleurer, mais
franchement, même si son frère en a bavé, ça n'excuse pas ses
actes. Jamais tu ne me feras pleurer sur la mort d'une telle
ordure.
– Leslie, le problème n'est pas seulement Paul
Brown, mais ce qui pousse des milliers de personnes à se tourner
vers la pédophilie. Tu n'imagines même pas le nombre de recherches
de sites pédophiles sur internet. Des gens bien sous tous rapports,
mariés, bons pères de famille et n'ayant pas subi de sévices
particuliers dans leur enfance. Ils se disent qu'ils vont juste
voir, comme ça. Pour se frotter à l'horreur. Mais ils sont aussi
coupables que les pédophiles.
Elle en avait discuté avec un collègue du FBI
spécialisé dans la cybercriminalité.
– Tu veux dire que c'est la faute de la
société ? Un peu facile pour déresponsabiliser les criminels.
Tu devrais être avocate ! lança Callwin.
Elle ne serait jamais d'accord avec Hurley sur un
tel sujet. Mais elle avait besoin de cette confrontation pour
évacuer toute la frustration due à son échec de la veille.
– Les sociétés ne sont pas égales face à ce fléau.
Selon les cultures, les chiffres vont du simple au triple, si ce
n'est plus. Si nous voulons protéger nos enfants, il est capital,
avant toute chose, de rechercher les causes de ces dérèglements
psychologiques produits par notre société, plutôt que de simplement
vouloir nous venger. Paul Brown est mort, et alors ? Il y a
des centaines de Paul Brown qui continuent son œuvre.
– Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Je ne
te dis pas qu'il ne faut pas essayer de lutter contre ce fléau,
mais juste que Paul Brown était une pourriture. C'est tout. Et que
je suis contente qu'il soit mort.
– Paul était avant tout un enfant battu, peut-être
violé lui-même. L'adulte qu'il est devenu, il le doit au fait que
personne n'a sauvé cet enfant. Un voisin, un professeur, quelqu'un
de son entourage aurait dû s'en apercevoir. Personne n'a rien
fait.
– Arrête, tu me saoules ! s'énerva Callwin,
avec une véhémence qui surprit Hurley.
Un silence pesant s'ensuivit. Hurley posa sa bière
et se mit à préparer sa salade.
– Je vais me fumer une cigarette, je reviens, dit
Callwin.
Elle se détestait quand elle agissait ainsi. Mais
Hurley ne faisait aucun effort. Ne pouvait-elle pas
comprendre ?
Elle prit son manteau et sous un ciel nuageux
s'alluma une cigarette. Elle tirait sa troisième bouffée quand son
portable sonna. Numéro inconnu.
– Allô ?
– Bonjour, mademoiselle Callwin, je suis Stanley
Warren. Nous nous sommes vus cet automne, au gala de bienfaisance
pour les enfants du Darfour.
C'était bien la dernière personne avec qui elle
avait envie de parler. Le matin même, Hurley lui avait annoncé la
mauvaise nouvelle par téléphone. Mais elle s'entendit répondre,
très sérieusement :
– Bonjour, monsieur Warren. Et si c'était moi qui
venais dîner chez vous à la place de Jessica ?
Un rire chaud et enveloppant lui résonna aux
oreilles. Le bougre était diablement attirant. Et il le
savait.
– Non, ce ne sera pas la peine, je voulais
seulement savoir si pouviez déjeuner avec moi ce midi. J'ai des
choses à vous dire.
– Pourquoi pas. Je suis avec une amie, nous
mangerons tous ensemble.
Un silence, puis :
– D'accord. Le restaurant du Lewis & Clark,
vous connaissez ?
À l'intérieur, Hurley était en train de
préparer sa salade.
– Arrête ça tout de suite, on est invitées au
restaurant, dit Callwin, de retour.
Étonnée, Hurley fronça les sourcils.
– Stanley Warren veut déjeuner avec moi. Je lui ai
dit que j'étais avec une amie, et il a accepté.
On reconnaissait les vraies amies au fait qu'elles
ne se formalisaient jamais d'une dispute et l'oubliaient aussi vite
qu'elle était arrivée, songea Hurley, heureuse de passer à autre
chose.
– Je ne suis pas certaine d'avoir envie de le
revoir, dit-elle cependant, en se rappelant la pénible conversation
matinale.
Callwin se rapprocha d'elle et lui sourit
doucement.
– Moi non plus, mais au moins, ça nous donne
l'occasion de lui dire ses quatre vérités.
L'argument était convaincant et quelles qu'en
soient les raisons, c'était toujours agréable de se faire inviter à
déjeuner.
– Heureux que vous ayez accepté de venir, dit
Warren en se levant pour accueillir ses invitées.
Callwin et Hurley le saluèrent et prirent place en
face de lui. Une bouteille d'un vin millésimé était posée sur la
table. Warren remplit les trois verres.
– Avant toute autre chose, je souhaiterais
m'excuser pour mon comportement de ce matin, dit-il en regardant
Hurley d'un air confus. J'ai été fort maladroit, et je le regrette
sincèrement.
– C'est peu de le dire, rétorqua Hurley.
L'homme ne manquait pas d'air. Elle n'aurait pas
dû venir.
– D'accord, j'ai été particulièrement odieux,
convint Warren, bon perdant.
Hurley fronça les sourcils. Était-il
sincère ?
– Il me semble que vous vouliez me voir, intervint
Callwin, qui se demandait à quel jeu ils jouaient.
Warren reporta son regard sur la journaliste et
lui fit son sourire le plus éblouissant.
– En effet, décidément, je manque à tous mes
devoirs. Je voulais vous voir pour porter un toast à la santé de
Miss Richardson, qui a accepté de recevoir notre grande journaliste
du NOW jusqu'à la nouvelle année.
Callwin ouvrit la bouche, mais aucun son n'en
sortit. Hurley était elle aussi stupéfaite.
– Ne me faites pas marcher, car je vous promets
que je peux être très méchante quand je le veux, dit Callwin une
fois qu'elle eut digéré la nouvelle.
– Je ne m'amuserais pas à cela. Je sais que c'est
très important pour vous, et vous pouvez remercier votre amie
d'avoir insisté, car je dois vous l'avouer, je ne croyais guère en
mes chances de succès.
Hurley ne savait plus quoi penser de cet homme.
À la fois arrogant, trop sûr de lui, et en même temps capable
de caprices d'enfant gâté révélateurs d'un terrible besoin de
reconnaissance. Un cas intéressant, qu'elle se garderait,
néanmoins, d'étudier.
– En tout cas, je vous remercie d'être revenu sur
votre décision. Si votre proposition de repas tient toujours, je
l'accepte, mais toujours à mes conditions, dit Hurley.
– Laissez tomber, il n'y a rien de pire que de
passer la soirée en tête à tête avec une femme alors que les
attentes de chacun divergent, répondit-il en la regardant dans les
yeux.
Hurley détourna le regard et but une gorgée de
vin, espérant que personne n'avait perçu son trouble.
– Je peux vous poser une question ? intervint
Callwin, qui n'arrivait pas à croire à sa bonne étoile.
– Je vous écoute, dit Warren, particulièrement
fier de son effet.
– Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
Vous devez bien vous douter que jamais vous ne coucherez avec
Jessica.
Hurley lui fit les gros yeux. Warren eut un
sourire triste.
– Je sais bien, mais je suis trop fier de l'image
que j'ai de moi-même pour la salir par un comportement
puéril.
Puis, s'adressant à Hurley :
– J'ai donc fait la seule chose qu'il me restait à
faire : réparer mon erreur.
Exactement ce qu'elle avait pensé. Malgré ses
manières quelque peu cavalières, l'homme avait un certain
panache.
– En fait, vous vous fichez complètement de moi,
conclut Callwin.
Surpris, Warren chercha une réplique, mais quand
il vit le sourire en coin de la journaliste, il entra dans son
jeu.
– À vrai dire, votre petit ami m'a téléphoné.
Il voulait absolument passer Noël en votre compagnie. Je crains que
maintenant il ne soit très en colère contre moi. Je compte sur vous
pour arrondir les angles.
– Vous pouvez. (Et, d'un ton presque
solennel :) En tout cas, peu importent vos raisons, je
n'oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi.
– On ne va peut-être pas trop s'attarder
là-dessus, mais avant de passer à autre chose, il faut quand même
que je vous demande une faveur.
– Tout ce que vous voudrez.
– Miss Richardson était hostile à votre venue.
C'est en expliquant qu'il fallait donner une bonne image de la
communauté qu'une partie des Enfants de Marie l'a poussée à
accepter.
« Tu aurais pu y penser
toi-même ! » se dit Callwin.
– Le destin de Nathaniel Morrison peut dépendre de
l'opinion des jurés envers cette communauté. Aussi je vous
demanderai, s'il vous est impossible de trouver des bons côtés dans
leur façon de vivre, de quitter les manoirs. De ne pas faire
d'articles.
Pas très déontologique, mais on ne lui demandait
pas non plus de faire du journalisme d'investigation.
– Je vous donne ma parole que j'agirai comme vous
le souhaitez.
– Très bien. Alors soyez chez eux en fin
d'après-midi.
– J'y serai.
Hurley était aussi ravie que Callwin. Outre le
fait que son amie allait travailler pour le NOW, elle détestait se tromper sur les gens. Ce
Warren n'était pas qu'un dragueur prétentieux.