45
La sonnerie de la pause déjeuner venait de
retentir. Gerald sortit de l'amphithéâtre et retrouva Kevin dans le
couloir.
– Salut. Luke n'est pas venu ? s'enquit ce
dernier.
– Non, il m'a laissé un texto. Il est malade,
répondit Gerald.
Kevin ricana.
– C'est ça, la grosse flemme, tu veux
dire !
– C'est clair, fit Gerald, qui n'avait aucun doute
quant à la maladie supposée de son ami. En tout cas plus que onze
jours, et à nous Aspen !
Kevin leva le poing et lança un
« yeah ! » glorieux. Ce serait la deuxième fois
qu'ils partaient ensemble aux sports d'hiver. Une semaine dans un
petit cottage au bas des pistes. Le pied.
– Tu l'as dit. J'espère que les filles seront
aussi canon que l'an dernier, dit Gerald.
– J'espère surtout qu'on s'en tapera
une !
C'était facile d'admirer de superbes créatures
descendant les pistes et bronzant à la terrasse des restaurants,
mais autrement plus délicat d'en ramener une dans son lit.
– Parle pas de ça. Ça me déprime. Allez, on se
dépêche. J'ai la dalle, s'impatienta Gerald, qui n'avait pas envie
de faire la queue au resto.
– En fait, si ça te dit, on peut bouffer en ville.
Ma mère veut te parler de la tarée. Elle n'a pas arrêté de me poser
des questions sur votre arrestation, avec Luke. Je crois qu'elle te
prend pour un mauvais garçon !
Gerald sourit. Il n'était pas dupe. Elle voulait
surtout savoir s'il avait fait la paix avec elle. Elle n'allait pas
être déçue.
– OK, ça sera toujours meilleur qu'à la
cantine.
Vingt minutes plus tard, ils s'installaient dans
un petit restaurant excentré. Comme à son habitude, Mme Fisher
était ravissante. Elle était déjà à table et s'était commandé un
apéritif.
– Bonjour, Gerald, fit-elle en se levant pour
l'enlacer.
– Bonjour, madame Fisher, répondit Gerald, qui
aurait bien voulu que son ami aille voir ailleurs s'il y
était.
Ils s'assirent et passèrent aussitôt commande à un
serveur débordé.
– Tu sais, je ne suis pas contente du tout. Kevin
m'a appris que tu avais dénoncé cette jeune étudiante des Enfants
de Marie, dit Mme Fisher en lui faisant les gros yeux.
Heureusement, le ton n'y était pas. La réprimande
n'était que formelle.
– Ce n'est pas tout à fait ça, s'excusa Gerald,
qui se tourna vers son ami. Tu aurais pu raconter la
vérité !
– Écoute, fais-le toi-même. Moi, ce que j'en
pense…
Sa mère adorait parler politique et des sujets de
société en général. Il n'était pas mécontent qu'elle ait trouvé une
autre « victime » que lui pour entendre ses opinions sur
le monde.
Gerald toussota et raconta ce qu'il s'était
exactement passé. Entre-temps, le serveur avait déposé une
bouteille de vin rouge sur la table.
– Je préfère ça. Du moins, si tu m'as dit la
vérité, le taquina Mme Fisher.
– Je vous jure que c'est vrai. Jamais je ne
l'aurais dénoncée. Je ne suis pas comme ça, se défendit-il.
– Ouais, en tout cas tu ne te gênes pas pour
dénoncer Luke, intervint Kevin, amusé par l'embarras de son
meilleur ami.
Mme Fisher hocha la tête, contente que son
fils ait noté la contradiction.
– Bon, est-ce que tu t'es excusé au
moins ?
Il n'en avait pas parlé à Kevin. Cela allait lui
faire un choc.
– Oui, en fait, je lui ai même offert un
resto…
Kevin en avala de travers.
– C'est quoi ces conneries ? Tu veux sortir
avec cette horreur ?
– Kevin, s'il te plaît ! le recadra aussitôt
sa mère. On ne parle pas des gens ainsi.
Kevin soupira et se pencha en arrière pour
permettre au serveur de poser le plat chaud. Un steak bien
saignant, accompagné de pommes de terre sautées.
– Elle me faisait pitié, expliqua Gerald. Son
cousin venait de s'accuser du meurtre de Lewis. J'ai senti qu'elle
avait besoin de parler et je lui ai proposé un resto.
– Comme ça, pas de témoin. Pas bête, le bougre, se
moqua Kevin.
– S'il te plaît, trésor, tu pourrais nous épargner
tes commentaires sarcastiques ?
Trésor. Il détestait qu'elle l'appelle comme ça.
Kevin ébaucha un sourire crispé et tailla sa viande.
– En fait, elle est plutôt sympa. Elle a des idées
bien arrêtées sur la religion, mais elle est plutôt ouverte
d'esprit. Quand je lui ai dit que le pape était un ancien nazi,
elle a rigolé.
Kevin ne put s'empêcher de glousser.
– Excuse-moi, maman.
Gerald lui jeta un regard navré et continua.
– Elle adore la musique. Quand je lui ai fait
écouter du rock, elle a vraiment aimé…
– C'est quoi, ce resto où on choisit sa
musique ?
Sa mère jeta un regard courroucé à Kevin.
– Trésor, si ça t'embête que je discute avec ton
ami, il faut le dire et on arrête tout de suite.
Kevin sentit qu'il était allé trop loin.
– D'accord, excuse-moi. Je me tais, promis
juré.
– Pas de problème. C'était dans la voiture, en
allant au resto. Je lui ai fait écouter la musique que j'aime, dit
Gerald, gêné pour son ami.
– Et de quoi avez-vous parlé, à part ça ?
demanda Mme Fisher, qui avait repris un ton amical.
Gerald se sentit étrangement mal à l'aise. Il
avait toujours aimé discuter avec Mme Fisher et souvent
fantasmé sur elle, mais c'était la première fois qu'il ne se
sentait pas en confiance. Ou plus exactement, il n'avait pas envie
de lui dévoiler cette partie de son jardin secret. Aussi moche que
soit Margareth, c'était une fille très gentille et en d'autres
circonstances, il était certain qu'ils auraient pu être amis.
– Un peu de tout, mais elle est plutôt réservée.
Elle ne m'a rien dit sur elle à proprement parler.
Mme Fisher trouva l'attention délicate. Elle
lisait à livre ouvert sur son visage. Ce grand nigaud ne se rendait
même pas compte que Margareth l'avait touché bien plus qu'il ne le
pensait.
– Bien sûr, dit-elle avec un zeste d'ironie.
Puis, comprenant qu'elle n'avait pas à se mêler de
sa vie sentimentale, elle revint à un sujet d'ordre plus
général :
– Qu'est-ce que tu penses du meurtre de
Lewis ? Tu es pro-Bettany ou pro-Nathaniel ?
La presse locale et même régionale s'en était
donné à cœur joie. D'un côté, Lewis était présenté comme un hétéro
et Bettany comme une victime, tandis que pour l'autre bord, Lewis
était un homo et Nathaniel, la véritable victime.
– Je ne connaissais pas Lewis. J'aurais du mal à
juger, mais je n'arrive pas à imaginer qu'on avoue une
homosexualité pour éviter la prison. En même temps, il a tenté de
se suicider. Et il est revenu plusieurs fois sur ses dépositions.
Franchement, je n'en sais rien, si ce n'est que ce garçon me paraît
très instable.
« Décidément, Gerald vaut mieux que son
père », se dit Mme Fisher en se rappelant son premier
amour.
– Je peux te parler ?
Gerald se retourna. C'était Margareth.
– Je te laisse. On se retrouve après les cours,
fit Kevin, qui n'avait aucune envie qu'on le voie avec cette
fille.
Ils venaient à peine de rentrer du restaurant et
s'étaient garés sur le parking de l'université.
– Ouais, mais vite. J'ai cours à
2 heures.
Il n'avait pas du tout apprécié que Kevin imagine
qu'il était amoureux d'elle. Aussi gentille soit-elle, physiquement
elle n'était pas du tout son genre.
– Est-ce que tu savais que Lewis était
homosexuel ? Après tout, vous étiez du même monde, tu aurais
pu être au courant.
– Franchement, non. Il était encore au lycée et
autour de moi personne ne le connaissait. Tout ce que je sais c'est
qu'il a frappé un homosexuel il y a deux ans. Il est possible que
ton cousin veuille se venger en le salissant après sa mort.
C'était ce que rapportaient certains journalistes,
mais Margareth n'y croyait pas.
– Nathaniel ne serait jamais tombé amoureux d'un
hétéro. Ça n'a aucun sens. Il m'a avoué hier que c'était Lewis qui
l'avait abordé quand il faisait une livraison chez des
voisins.
– Je ne sais pas quoi te dire, si ce n'est qu'il
faut laisser faire la justice. Apparemment, votre avocat est un des
ténors de Seattle. Tu devrais être rassurée.
Margareth sourit. Gerald nota qu'elle avait un
très beau sourire.
– Tu as raison, c'est gentil, fit-elle en restant
plantée là, les mains dans le dos.
– Bon, je vais y aller.
Elle secoua la tête mais ne bougea pas. Avait-elle
encore quelque chose à lui demander ?
– Au revoir, à bientôt, dit finalement Gerald en
partant.
– Attends. Ça te dirait de visiter le musée
indien, samedi prochain ?
Gerald se retourna. Margareth, écarlate, les yeux
baissés derrière ses verres épais, se tortillait dans ses vêtements
démodés.
– D'accord, on en reparle, mais il faut vraiment
que j'y aille, s'excusa-t-il.
Qu'est-ce qui lui avait pris ? Pourquoi lui
avoir laissé entendre qu'ils allaient se revoir ? Maintenant
il allait devoir inventer une excuse bidon pour annuler.