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– J'ai préparé du thé. De l'assam, dit Miss
Richardson en invitant Callwin à entrer dans le petit bureau.
– Merci.
Il était près de 22 heures. La journaliste
venait tout juste de finir de rédiger son article, dans lequel elle
s'étendait sur les bienfaits de l'apprentissage de la couture et,
par extension, des travaux manuels qu'effectuaient les membres de
la communauté. Certes, elle avait forcé le trait. On était plus
dans l'imagerie d'Épinal que dans la rude réalité. Mais cela
entrait dans le cadre de ce que lui avait demandé le directeur du
NOW : faire rêver les lecteurs
pour les fêtes de fin d'année.
Avec une lenteur toute calculée, Miss Richardson
remplit deux tasses posées sur un plateau. Ensuite elle alla le
porter jusqu'à son bureau avant de s'asseoir et d'inviter la
journaliste à faire de même.
– Vous n'avez pas de sucre ? s'étonna
Callwin.
Miss Richardson la regarda comme si elle avait vu
le diable.
– Voyons, vous n'y pensez pas ?
– Désolée, fit Callwin, qui n'aurait jamais pensé
commettre un impair avec une telle remarque.
À la lumière des deux lampes à pétrole, elle
avait l'impression de se trouver en plein XIX e siècle.
« Il faudra que j'écrive là-dessus », se dit-elle,
étonnée de sa bonne humeur.
– Comment vous sentez-vous ? J'ai appris que
vous vous êtes très bien débrouillée, la félicita Miss
Richardson.
– N'exagérons rien, mais je suis plutôt contente
de moi. D'ailleurs, j'ai écrit l'article de demain sur ce sujet.
Tenez, dit Callwin, qui lui tendit son petit cahier.
– Non, ce ne sera pas la peine, répondit Miss
Richardson et devant la mine dépitée de Callwin, elle s'empressa
d'ajouter : Je vous fais confiance.
« Les gens sont vraiment étranges. »
Dialoguer et apprendre à connaître son ennemi permettait
quelquefois de changer radicalement de point de vue.
– Merci, dit-elle, touchée par le geste.
Les deux femmes portèrent leur tasse à leurs
lèvres et burent une petite gorgée. Callwin le trouva trop
puissant, mais fit comme si de rien n'était.
– Avez-vous jamais cru en Dieu ? demanda Miss
Richardson en reposant sa tasse.
La question prit la journaliste de court. Elle dut
réfléchir un instant avant de répondre.
– Oui, quand j'étais toute petite. Mais c'est
comme pour le père Noël, il y a bien longtemps que je n'y crois
plus.
– Pourquoi ?
– Parce que des enfants meurent de faim aux quatre
coins du monde. Parce que des églises se sont effondrées sur leurs
ouailles, parce que je ne peux pas croire à un centième des
histoires racontées dans la Bible. Parce que je suis persuadée que
la Terre a été créée pour les dinosaures, qui l'ont foulée bien
longtemps avant nous, pauvres singes parlants !
Un de ses amis lui avait expliqué que les
dinosaures avaient vécu pendant plus de cent millions d'années,
contre moins de trois pour l'espèce humaine. Qu'avait donc fait
Dieu, tout ce temps ? Avait-il essayé d'évangéliser les
tyrannosaures ? !
Miss Richardson ne sembla pas démontée par cette
attaque.
– Vous avez beaucoup de colère contre Lui,
n'est-ce pas ? dit-elle d'une voix doucereuse.
– S'il existait, oui. Un Dieu qui laisse mourir
ses enfants n'aura jamais mon affection !
Miss Richardson avait obtenu ce qu'elle voulait
savoir. Callwin souffrait de ne pas avoir été entendue. Elle
voulait être sauvée. Alors, Miss Richardson fit une prière
silencieuse à la Mère de Dieu pour qu'elle trouve les mots et aide
cette âme en perdition.
– Quelle est la chose la plus importante en ce
monde pour chaque être humain ?
Callwin eut un soupir de dérision.
– Il faut que je réponde l'amour ?
– Je ne sais pas. À vous de me le dire.
Callwin tapa du pied sur le parquet. Elle
détestait ce genre de conversation. Ça ne menait à rien. Ni l'une
ni l'autre ne changeraient d'avis. Un silence s'installa. Miss
Richardson avait tout son temps. Elle savoura son thé.
– D'accord, l'amour. Mais franchement, on n'est
pas obligé de croire en votre Dieu pour s'aimer. Et vous le savez
très bien.
– Ça, c'est vite dit, mademoiselle, la reprit Miss
Richardson. Durant des millénaires, l'homme a cru à des dieux
vengeurs qui appelaient les hommes à la guerre, aux
massacres : les dieux égyptiens, grecs, romains, hindous et
bien d'autres divinités païennes. C'est avec les premiers prophètes
hébreux que l'amour devient le principal moteur de notre existence.
C'est un fait historique.
Callwin n'était pas très calée en histoire mais
voulait bien la croire.
– Peut-être, mais cela ne prouve pas l'existence
de votre Dieu. Ce n'étaient que des hallucinés, des pacifistes
avant-gardistes qui en avaient assez de se battre.
– Peut-être bien, mais peut-être que non.
– S'il vous plaît, je n'aime pas ce genre de
discussion. Dites-moi où vous voulez en venir, on gagnera du
temps.
Miss Richardson sentit qu'elle était en train de
la perdre. Ne pas aller trop vite.
– Que Dieu existe ou pas, Son message a changé la
face du monde. Si nous vivons dans un monde apaisé, c'est avant
tout grâce aux paroles de Dieu et de Son Fils Jésus-Christ.
Callwin ne put retenir un rire moqueur.
– Primo, le monde est loin d'être apaisé. Ouvrez
les yeux, il y a des guerres partout ! Secundo, c'est au nom
de votre Dieu que durant des siècles les hommes se sont
entretués ! Avez-vous perdu la mémoire ? Dois-je vous
rappeler les croisades, les massacres de milliers d'innocents au
nom de votre Seigneur ?
Miss Richardson ferma les yeux et en appela à la
Sainte Mère de Dieu pour qu'elle efface ces paroles impies.
– Excusez-moi de m'être emportée, dit Callwin, qui
détestait perdre la maîtrise d'elle-même.
– Dieu n'est en rien responsable de ces massacres.
C'est uniquement le fait des hommes qui ont perverti Sa parole.
Saviez-vous qu'en des temps anciens, la Bible était interdite de
lecture parce que justement les paroles du Christ étaient tout sauf
des appels au meurtre ? Le Christ n'a jamais parlé de guerre
sainte ni incité à la haine. Bien au contraire, il a envoyé ses
disciples répandre la parole divine, pour évangéliser tous les
peuples. La parole et l'amour de son prochain comme seules armes.
Lisez le Nouveau Testament. Cela vous fera le plus grand
bien.
– OK, mais alors expliquez-moi pourquoi votre
Dieu, si puissant, capable de construire la Terre en sept jours, ne
peut empêcher des hommes de tuer en son nom !
Callwin en avait assez entendu.
– Il y a tellement de colère en vous que vous êtes
incapable de voir que le simple fait de pouvoir éprouver ce
sentiment vient du souffle de Dieu.
– Stop. J'en ai assez entendu pour ce soir. Ça
suffit, jeta Callwin, qui se leva.
– Si vous sortez de cette pièce, vous pouvez faire
vos bagages, mademoiselle Callwin, la prévint Miss Richardson, qui
n'avait pas bougé.
Callwin la fusilla du regard et revint s'asseoir.
« Quelle vieille conne ! » se dit-elle, oubliant
toute la sympathie qu'elle éprouvait en entrant dans la
pièce.
– Vous voudriez que le Seigneur empêche certains
agissements des hommes. Mais ce serait contrevenir à la raison même
de notre existence. La capacité pour chacun d'entre nous de choisir
en permanence entre le bien et le mal. (Et, plongeant son regard
dans celui de la journaliste :) Quelle est la différence entre
un animal et l'être humain ?
Callwin en avait franchement assez d'être traitée
comme une enfant. Elle n'était pas venue dans cette secte pour se
faire donner des leçons par une vieille harpie.
– Heu, je ne sais pas, moi. La conscience,
peut-être, dit-elle d'un ton sarcastique.
– Vous voyez que vous savez. Alors pourquoi vous
plaindre que Dieu nous laisse le choix de nos actes ?
Préféreriez-vous être un animal ? Le Seigneur laisse les
hommes libres de faire le bien ou le mal. C'est un choix de tous
les instants. S'Il ne sauve pas les enfants, c'est que des hommes
ont choisi de les tuer, de les laisser mourir de faim, alors que
d'autres hommes dans d'autres pays s'empiffrent comme des porcs et
les observent sur leur poste de télévision. Ne vous trompez pas de
coupable. Les seuls responsables du malheur des hommes sont les
hommes. Il ne tient qu'à chacun d'entre nous de suivre les voies du
Seigneur et d'entendre Son message d'amour.
– OK, et les cataclysmes, vous en faites
quoi ? Ce sont les hommes qui font les tsunamis, les ouragans,
les volcans ?
Miss Richardson se sentait épuisée, mais elle ne
devait pas lâcher prise. Cette pauvre enfant ne demandait qu'à être
sauvée.
– Les intempéries naturelles sont connues des
hommes depuis l'aube des temps. Une fois encore, si les hommes
bâtissent leurs maisons à flanc de volcan, sur des rives
inondables, dans des régions sujettes aux tremblements de terre,
c'est qu'ils se croient plus forts que la nature ou que leur
cupidité les pousse à construire toujours plus vite et toujours
moins cher.
– Arrêtez ! Cessez de défendre
l'indéfendable. Vous savez très bien qu'aucun Dieu n'existe !
C'est tellement évident que je n'arrive pas à comprendre comment on
peut croire de telles aberrations !
– Répondez encore à une dernière question :
d'où vous viennent vos notions de bien et de mal ? Croyez-vous
qu'elles soient innées ? Que vous les avez acquises à la
naissance ?
– Non, ce sont des valeurs humanistes. Mais ce
concept vous dépasse !
Miss Richardson lui adressa encore un de ses
insupportables sourires.
– Au contraire, vous semblez oublier d'où nous
venons. À l'origine, les humains n'étaient que des barbares.
La notion de bien et de mal était inexistante. C'est le peuple
hébreu qui a édicté des règles strictes et défini ces valeurs. En
bannissant les sacrifices humains, la lapidation par exemple. Si
vous aviez quelque connaissance religieuse, vous sauriez que le
bien et le mal sont la pierre angulaire de nos croyances. C'est sur
ces principes forgés par les premiers croyants que se sont
construites toutes les valeurs que vous appelez humanistes. Les
animaux tuent et ils ne trouvent pas cela mauvais, mais Dieu a
appris à l'homme que c'était mal, tout comme le vol, l'infidélité,
le mensonge. Les dix commandements, ma chère, sont d'abord des
valeurs religieuses, reprises ensuite par les athées comme
vous.
– Oh ! Et puis j'en ai assez, dit Callwin qui
cette fois, se leva et sortit.
Miss Richardson n'essaya pas de la retenir. Elle
était certaine d'avoir percé une brèche dans la carapace de la
journaliste. Il ne restait qu'à l'agrandir un peu plus chaque jour,
et la Vérité éclaterait au grand jour.
Callwin remonta dans la chambre. Margareth était
devant son ordinateur.
– Vous vous êtes disputées ? s'inquiéta la
jeune fille en voyant le visage crispé de Callwin.
– S'il te plaît, je n'ai pas envie de parler.
Laisse-moi tranquille, dit-elle en allant s'allonger sur son
lit.
Se sentant de trop, Margareth sortit de la chambre
en silence, son ordinateur sous le bras. Une demi-heure plus tard,
elle revenait. Callwin terminait ses valises.
« Je ne resterai pas une nuit de plus dans
cette maison de fous. »
– Vous partez ? s'étonna Margareth.
– Oui, je n'ai plus rien à faire ici.
Margareth baissa les yeux.
– J'ai recopié l'article que vous avez écrit pour
demain. J'ai beaucoup aimé. Ça vous ennuie si on l'envoie quand
même ?
Callwin fut heureuse qu'elle ne lui demande pas de
s'expliquer sur sa querelle avec « mère-grand ».
– D'accord, fit Callwin, incapable de refuser quoi
que ce soit à cette pauvre fille.
Une fois le message envoyé, instinctivement
Margareth tendit la main pour récupérer le smartphone. Callwin
sourit, et Margareth l'imita.
À la lumière des lampes à pétrole, elle
n'était pas aussi laide que d'habitude. Une idée germa dans
l'esprit de Callwin. Elle avait pensé profiter de son passage dans
la communauté pour insuffler des idées progressistes à cette jeune
fille. Mais elle pouvait faire encore mieux. Elle allait préparer
son départ pour River Falls. La vieille folle ne s'en remettrait
jamais !
– Excuse-moi.
– De quoi ? Vous avez le droit de partir. Ce
n'est pas une prison, ici.
– Excuse-moi de ne penser qu'à moi. Je t'avais
promis de te donner des conseils pour plaire à un garçon de la
ville. Je ne m'en irai pas tant que tu n'auras pas conclu. Mais que
ceci reste notre secret, d'accord ?
– D'accord, répondit Margareth, dont le visage
s'illumina.
Elle remercia le Seigneur d'avoir répondu à sa
prière. Elle savait bien que la journaliste ne partirait pas si
vite.
– Déjà, il va falloir s'occuper de tes lunettes,
dit Callwin, qui se demanda à quoi elle ressemblerait avec des
lentilles de contact.