48
– J'ai préparé du thé. De l'assam, dit Miss Richardson en invitant Callwin à entrer dans le petit bureau.
– Merci.
Il était près de 22 heures. La journaliste venait tout juste de finir de rédiger son article, dans lequel elle s'étendait sur les bienfaits de l'apprentissage de la couture et, par extension, des travaux manuels qu'effectuaient les membres de la communauté. Certes, elle avait forcé le trait. On était plus dans l'imagerie d'Épinal que dans la rude réalité. Mais cela entrait dans le cadre de ce que lui avait demandé le directeur du NOW : faire rêver les lecteurs pour les fêtes de fin d'année.
Avec une lenteur toute calculée, Miss Richardson remplit deux tasses posées sur un plateau. Ensuite elle alla le porter jusqu'à son bureau avant de s'asseoir et d'inviter la journaliste à faire de même.
– Vous n'avez pas de sucre ? s'étonna Callwin.
Miss Richardson la regarda comme si elle avait vu le diable.
– Voyons, vous n'y pensez pas ?
– Désolée, fit Callwin, qui n'aurait jamais pensé commettre un impair avec une telle remarque.
À la lumière des deux lampes à pétrole, elle avait l'impression de se trouver en plein XIX e siècle. « Il faudra que j'écrive là-dessus », se dit-elle, étonnée de sa bonne humeur.
– Comment vous sentez-vous ? J'ai appris que vous vous êtes très bien débrouillée, la félicita Miss Richardson.
– N'exagérons rien, mais je suis plutôt contente de moi. D'ailleurs, j'ai écrit l'article de demain sur ce sujet. Tenez, dit Callwin, qui lui tendit son petit cahier.
– Non, ce ne sera pas la peine, répondit Miss Richardson et devant la mine dépitée de Callwin, elle s'empressa d'ajouter : Je vous fais confiance.
« Les gens sont vraiment étranges. » Dialoguer et apprendre à connaître son ennemi permettait quelquefois de changer radicalement de point de vue.
– Merci, dit-elle, touchée par le geste.
Les deux femmes portèrent leur tasse à leurs lèvres et burent une petite gorgée. Callwin le trouva trop puissant, mais fit comme si de rien n'était.
– Avez-vous jamais cru en Dieu ? demanda Miss Richardson en reposant sa tasse.
La question prit la journaliste de court. Elle dut réfléchir un instant avant de répondre.
– Oui, quand j'étais toute petite. Mais c'est comme pour le père Noël, il y a bien longtemps que je n'y crois plus.
– Pourquoi ?
– Parce que des enfants meurent de faim aux quatre coins du monde. Parce que des églises se sont effondrées sur leurs ouailles, parce que je ne peux pas croire à un centième des histoires racontées dans la Bible. Parce que je suis persuadée que la Terre a été créée pour les dinosaures, qui l'ont foulée bien longtemps avant nous, pauvres singes parlants !
Un de ses amis lui avait expliqué que les dinosaures avaient vécu pendant plus de cent millions d'années, contre moins de trois pour l'espèce humaine. Qu'avait donc fait Dieu, tout ce temps ? Avait-il essayé d'évangéliser les tyrannosaures ? !
Miss Richardson ne sembla pas démontée par cette attaque.
– Vous avez beaucoup de colère contre Lui, n'est-ce pas ? dit-elle d'une voix doucereuse.
– S'il existait, oui. Un Dieu qui laisse mourir ses enfants n'aura jamais mon affection !
Miss Richardson avait obtenu ce qu'elle voulait savoir. Callwin souffrait de ne pas avoir été entendue. Elle voulait être sauvée. Alors, Miss Richardson fit une prière silencieuse à la Mère de Dieu pour qu'elle trouve les mots et aide cette âme en perdition.
– Quelle est la chose la plus importante en ce monde pour chaque être humain ?
Callwin eut un soupir de dérision.
– Il faut que je réponde l'amour ?
– Je ne sais pas. À vous de me le dire.
Callwin tapa du pied sur le parquet. Elle détestait ce genre de conversation. Ça ne menait à rien. Ni l'une ni l'autre ne changeraient d'avis. Un silence s'installa. Miss Richardson avait tout son temps. Elle savoura son thé.
– D'accord, l'amour. Mais franchement, on n'est pas obligé de croire en votre Dieu pour s'aimer. Et vous le savez très bien.
– Ça, c'est vite dit, mademoiselle, la reprit Miss Richardson. Durant des millénaires, l'homme a cru à des dieux vengeurs qui appelaient les hommes à la guerre, aux massacres : les dieux égyptiens, grecs, romains, hindous et bien d'autres divinités païennes. C'est avec les premiers prophètes hébreux que l'amour devient le principal moteur de notre existence. C'est un fait historique.
Callwin n'était pas très calée en histoire mais voulait bien la croire.
– Peut-être, mais cela ne prouve pas l'existence de votre Dieu. Ce n'étaient que des hallucinés, des pacifistes avant-gardistes qui en avaient assez de se battre.
– Peut-être bien, mais peut-être que non.
– S'il vous plaît, je n'aime pas ce genre de discussion. Dites-moi où vous voulez en venir, on gagnera du temps.
Miss Richardson sentit qu'elle était en train de la perdre. Ne pas aller trop vite.
– Que Dieu existe ou pas, Son message a changé la face du monde. Si nous vivons dans un monde apaisé, c'est avant tout grâce aux paroles de Dieu et de Son Fils Jésus-Christ.
Callwin ne put retenir un rire moqueur.
– Primo, le monde est loin d'être apaisé. Ouvrez les yeux, il y a des guerres partout ! Secundo, c'est au nom de votre Dieu que durant des siècles les hommes se sont entretués ! Avez-vous perdu la mémoire ? Dois-je vous rappeler les croisades, les massacres de milliers d'innocents au nom de votre Seigneur ?
Miss Richardson ferma les yeux et en appela à la Sainte Mère de Dieu pour qu'elle efface ces paroles impies.
– Excusez-moi de m'être emportée, dit Callwin, qui détestait perdre la maîtrise d'elle-même.
– Dieu n'est en rien responsable de ces massacres. C'est uniquement le fait des hommes qui ont perverti Sa parole. Saviez-vous qu'en des temps anciens, la Bible était interdite de lecture parce que justement les paroles du Christ étaient tout sauf des appels au meurtre ? Le Christ n'a jamais parlé de guerre sainte ni incité à la haine. Bien au contraire, il a envoyé ses disciples répandre la parole divine, pour évangéliser tous les peuples. La parole et l'amour de son prochain comme seules armes. Lisez le Nouveau Testament. Cela vous fera le plus grand bien.
– OK, mais alors expliquez-moi pourquoi votre Dieu, si puissant, capable de construire la Terre en sept jours, ne peut empêcher des hommes de tuer en son nom !
Callwin en avait assez entendu.
– Il y a tellement de colère en vous que vous êtes incapable de voir que le simple fait de pouvoir éprouver ce sentiment vient du souffle de Dieu.
– Stop. J'en ai assez entendu pour ce soir. Ça suffit, jeta Callwin, qui se leva.
– Si vous sortez de cette pièce, vous pouvez faire vos bagages, mademoiselle Callwin, la prévint Miss Richardson, qui n'avait pas bougé.
Callwin la fusilla du regard et revint s'asseoir. « Quelle vieille conne ! » se dit-elle, oubliant toute la sympathie qu'elle éprouvait en entrant dans la pièce.
– Vous voudriez que le Seigneur empêche certains agissements des hommes. Mais ce serait contrevenir à la raison même de notre existence. La capacité pour chacun d'entre nous de choisir en permanence entre le bien et le mal. (Et, plongeant son regard dans celui de la journaliste :) Quelle est la différence entre un animal et l'être humain ?
Callwin en avait franchement assez d'être traitée comme une enfant. Elle n'était pas venue dans cette secte pour se faire donner des leçons par une vieille harpie.
– Heu, je ne sais pas, moi. La conscience, peut-être, dit-elle d'un ton sarcastique.
– Vous voyez que vous savez. Alors pourquoi vous plaindre que Dieu nous laisse le choix de nos actes ? Préféreriez-vous être un animal ? Le Seigneur laisse les hommes libres de faire le bien ou le mal. C'est un choix de tous les instants. S'Il ne sauve pas les enfants, c'est que des hommes ont choisi de les tuer, de les laisser mourir de faim, alors que d'autres hommes dans d'autres pays s'empiffrent comme des porcs et les observent sur leur poste de télévision. Ne vous trompez pas de coupable. Les seuls responsables du malheur des hommes sont les hommes. Il ne tient qu'à chacun d'entre nous de suivre les voies du Seigneur et d'entendre Son message d'amour.
– OK, et les cataclysmes, vous en faites quoi ? Ce sont les hommes qui font les tsunamis, les ouragans, les volcans ?
Miss Richardson se sentait épuisée, mais elle ne devait pas lâcher prise. Cette pauvre enfant ne demandait qu'à être sauvée.
– Les intempéries naturelles sont connues des hommes depuis l'aube des temps. Une fois encore, si les hommes bâtissent leurs maisons à flanc de volcan, sur des rives inondables, dans des régions sujettes aux tremblements de terre, c'est qu'ils se croient plus forts que la nature ou que leur cupidité les pousse à construire toujours plus vite et toujours moins cher.
– Arrêtez ! Cessez de défendre l'indéfendable. Vous savez très bien qu'aucun Dieu n'existe ! C'est tellement évident que je n'arrive pas à comprendre comment on peut croire de telles aberrations !
– Répondez encore à une dernière question : d'où vous viennent vos notions de bien et de mal ? Croyez-vous qu'elles soient innées ? Que vous les avez acquises à la naissance ?
– Non, ce sont des valeurs humanistes. Mais ce concept vous dépasse !
Miss Richardson lui adressa encore un de ses insupportables sourires.
– Au contraire, vous semblez oublier d'où nous venons. À l'origine, les humains n'étaient que des barbares. La notion de bien et de mal était inexistante. C'est le peuple hébreu qui a édicté des règles strictes et défini ces valeurs. En bannissant les sacrifices humains, la lapidation par exemple. Si vous aviez quelque connaissance religieuse, vous sauriez que le bien et le mal sont la pierre angulaire de nos croyances. C'est sur ces principes forgés par les premiers croyants que se sont construites toutes les valeurs que vous appelez humanistes. Les animaux tuent et ils ne trouvent pas cela mauvais, mais Dieu a appris à l'homme que c'était mal, tout comme le vol, l'infidélité, le mensonge. Les dix commandements, ma chère, sont d'abord des valeurs religieuses, reprises ensuite par les athées comme vous.
– Oh ! Et puis j'en ai assez, dit Callwin qui cette fois, se leva et sortit.
Miss Richardson n'essaya pas de la retenir. Elle était certaine d'avoir percé une brèche dans la carapace de la journaliste. Il ne restait qu'à l'agrandir un peu plus chaque jour, et la Vérité éclaterait au grand jour.
Callwin remonta dans la chambre. Margareth était devant son ordinateur.
– Vous vous êtes disputées ? s'inquiéta la jeune fille en voyant le visage crispé de Callwin.
– S'il te plaît, je n'ai pas envie de parler. Laisse-moi tranquille, dit-elle en allant s'allonger sur son lit.
Se sentant de trop, Margareth sortit de la chambre en silence, son ordinateur sous le bras. Une demi-heure plus tard, elle revenait. Callwin terminait ses valises.
« Je ne resterai pas une nuit de plus dans cette maison de fous. »
– Vous partez ? s'étonna Margareth.
– Oui, je n'ai plus rien à faire ici.
Margareth baissa les yeux.
– J'ai recopié l'article que vous avez écrit pour demain. J'ai beaucoup aimé. Ça vous ennuie si on l'envoie quand même ?
Callwin fut heureuse qu'elle ne lui demande pas de s'expliquer sur sa querelle avec « mère-grand ».
– D'accord, fit Callwin, incapable de refuser quoi que ce soit à cette pauvre fille.
Une fois le message envoyé, instinctivement Margareth tendit la main pour récupérer le smartphone. Callwin sourit, et Margareth l'imita.
À la lumière des lampes à pétrole, elle n'était pas aussi laide que d'habitude. Une idée germa dans l'esprit de Callwin. Elle avait pensé profiter de son passage dans la communauté pour insuffler des idées progressistes à cette jeune fille. Mais elle pouvait faire encore mieux. Elle allait préparer son départ pour River Falls. La vieille folle ne s'en remettrait jamais !
– Excuse-moi.
– De quoi ? Vous avez le droit de partir. Ce n'est pas une prison, ici.
– Excuse-moi de ne penser qu'à moi. Je t'avais promis de te donner des conseils pour plaire à un garçon de la ville. Je ne m'en irai pas tant que tu n'auras pas conclu. Mais que ceci reste notre secret, d'accord ?
– D'accord, répondit Margareth, dont le visage s'illumina.
Elle remercia le Seigneur d'avoir répondu à sa prière. Elle savait bien que la journaliste ne partirait pas si vite.
– Déjà, il va falloir s'occuper de tes lunettes, dit Callwin, qui se demanda à quoi elle ressemblerait avec des lentilles de contact.
Un noël à River Falls
9782702149638_tp.html
9782702149638_toc.html
9782702149638_cop.html
9782702149638_fm01.html
9782702149638_fm02.html
9782702149638_fm03.html
9782702149638_fm04.html
9782702149638_p01.html
9782702149638_ch01.html
9782702149638_ch02.html
9782702149638_ch03.html
9782702149638_ch04.html
9782702149638_ch05.html
9782702149638_ch06.html
9782702149638_ch07.html
9782702149638_ch08.html
9782702149638_ch09.html
9782702149638_ch10.html
9782702149638_p02.html
9782702149638_ch11.html
9782702149638_p03.html
9782702149638_ch12.html
9782702149638_ch13.html
9782702149638_ch14.html
9782702149638_ch15.html
9782702149638_ch16.html
9782702149638_ch17.html
9782702149638_ch18.html
9782702149638_ch19.html
9782702149638_ch20.html
9782702149638_p04.html
9782702149638_ch21.html
9782702149638_p05.html
9782702149638_ch22.html
9782702149638_ch23.html
9782702149638_ch24.html
9782702149638_ch25.html
9782702149638_ch26.html
9782702149638_ch27.html
9782702149638_ch28.html
9782702149638_ch29.html
9782702149638_ch30.html
9782702149638_p06.html
9782702149638_ch31.html
9782702149638_p07.html
9782702149638_ch32.html
9782702149638_ch33.html
9782702149638_ch34.html
9782702149638_ch35.html
9782702149638_ch36.html
9782702149638_ch37.html
9782702149638_p08.html
9782702149638_ch38.html
9782702149638_p09.html
9782702149638_ch39.html
9782702149638_ch40.html
9782702149638_ch41.html
9782702149638_ch42.html
9782702149638_ch43.html
9782702149638_p10.html
9782702149638_ch44.html
9782702149638_p11.html
9782702149638_ch45.html
9782702149638_ch46.html
9782702149638_ch47.html
9782702149638_ch48.html
9782702149638_p12.html
9782702149638_ch49.html
9782702149638_p13.html
9782702149638_ch50.html
9782702149638_ch51.html
9782702149638_ch52.html
9782702149638_ch53.html
9782702149638_ch54.html
9782702149638_p14.html
9782702149638_ch55.html
9782702149638_p15.html
9782702149638_ch56.html
9782702149638_p16.html
9782702149638_ch57.html
9782702149638_p17.html
9782702149638_ch58.html
9782702149638_ap01.html