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– J'espère que cela ne vous dérange pas trop,
s'excusa Callwin, qui venait de déposer ses affaires dans la
chambre.
– Non. Du moment que vous n'écrivez que des choses
gentilles sur moi, ça ne me pose aucun problème, affirma
Judith.
Miss Richardson avait demandé à la jeune fille de
laisser son lit à la journaliste, afin qu'elle fasse chambre
commune avec Margareth.
– Ne vous inquiétez pas pour ça, la rassura
Callwin.
C'était vraiment étonnant. Alors qu'elle s'était
sentie comme un chien dans un jeu de quilles lors de sa première
visite, à présent elle ne ressentait plus aucun malaise. Même si le
comité d'accueil n'avait pas été des plus chaleureux, elle avait eu
droit à quelques sourires et à des souhaits de bienvenue
acceptables. Deux hommes s'étaient proposés pour l'aider à porter
ses bagages jusqu'au troisième étage et lui avaient montré sa
chambre, avant que Judith n'apparaisse et prenne le relais.
– Oh, je ne m'inquiète pas. Le Seigneur habite ce
manoir. Aucune idée malveillante ne peut naître entre ces
murs.
Callwin eut envie de lui rappeler que des dizaines
de SDF avaient été trucidés dans les sous-sols de ce havre de paix,
mais ça n'aurait pas été très judicieux.
– Le paradis sur terre, ne put-elle s'empêcher de
lancer.
Judith perçut l'ironie mais préféra ne pas la
relever. Ils avaient besoin d'elle et de ses articles élogieux pour
donner une bonne image de leur congrégation.
– Je vais vous conduire à notre grand-mère, si
vous le voulez bien.
Callwin sortit à sa suite. Dans le grand salon du
premier étage, Miss Richardson était assise dans un imposant
fauteuil en cuir.
– Tu peux nous laisser, Judith, dit la vieille
dame d'un ton affable.
La jeune fille quitta la pièce, après avoir pris
soin de fermer les doubles portes vitrées.
Callwin jeta un regard par les larges fenêtres. La
nuit s'était posée sur River Falls. Dans le salon, pour seule
lumière, la flamme des lampes à pétrole.
– Je suppose que vous êtes contente de vous,
attaqua Miss Richardson sans bouger de son fauteuil.
Debout devant elle, Callwin eut soudain
l'impression d'assister à son procès.
– Je vous mentirais en disant le contraire.
Elle savait qu'à tout moment, cette vieille folle
pouvait mettre un terme à son séjour dans leur secte. Elle devrait
être attentive à tout ce qu'elle dirait, au choix de ses
mots.
– Vous ne croyez pas en Dieu, n'est-ce
pas ?
– Non, la vie m'a vite appris que l'homme ne
pouvait compter que sur lui-même, qu'aucun Dieu n'était là pour le
sauver, répliqua-t-elle en repensant aux prières inutiles de son
enfance.
Miss Richardson la dévisageait. Cette jeune
journaliste avait quelque chose de troublant. Ce n'était pas une
simple arriviste avide de scoops. Il y avait en elle une humanité
qu'elle semblait vouloir refouler.
Elle comprit alors que le Seigneur l'avait mise
sur son chemin pour qu'elle sauve son âme.
– Vous savez ce qui vous attend ici ?
dit-elle en gardant son ton sec et peu avenant.
– J'en ai une vague idée, mais je suis prête à
faire tout ce qu'on me demandera.
Un chat sauta d'un fauteuil et vint se frotter
contre les jambes de Callwin.
– Gribouille ! ordonna Miss Richardson. Viens
ici.
Callwin se baissa, attrapa le petit animal dans
ses bras et le caressa tout en se rapprochant de Miss
Richardson.
– Tenez, je crois qu'il m'a adoptée, fit-elle
alors qu'un doux ronronnement se faisait entendre.
Miss Richardson posa son chat sur ses genoux, et
soupira tout en le caressant.
– J'aime à croire que ce chat est capable de
repérer les êtres malfaisants. J'espère que vous ne serez pas
l'exception qui confirme la règle.
– Non, vous n'avez pas à vous inquiéter. J'ai
promis que je ne salirais aucun des membres de votre communauté et
que je ne tenterais pas de dénigrer votre mode de vie. Je saurai
tenir parole.
La vieille femme expulsa soudainement le chat de
ses genoux et tendit ses mains en avant.
– Aidez-moi à me lever. Il est temps d'aller
dîner.
Callwin saisit les mains de Miss Richardson. Elles
étaient étonnamment douces et chaudes. Leurs regards se fondirent
l'un dans l'autre. Callwin sentit que quelque chose se passait.
Miss Richardson lui lâcha les mains et la magie disparut aussitôt.
Callwin se sentit stupide. Il n'y avait pas plus de Dieu dans le
ciel que de bonté dans le cœur d'un nazi.
– Vous allez devoir suivre toutes nos règles à la
lettre. Au moindre manquement, je vous renverrai. Est-ce bien
clair ?
– Comme de l'eau de roche.
Gribouille repartit s'installer sur son fauteuil
près de la fenêtre. Il s'étira en baillant, donnant à voir ses
petites dents blanches et pointues.
– Toute une série de tâches vont vous être
indiquées. Mais, avant tout, vous allez devoir changer de
vêtements. Il est hors de question que vous vous promeniez dans une
telle tenue auprès de nos hommes.
Callwin s'y attendait, cependant elle avait espéré
que son tailleur strict ferait l'affaire. Tant pis.
– Vous pouvez garder votre lingerie, et je vous
interdis formellement de tenter de vous rapprocher d'un de mes
enfants.
Callwin savait que cette femme n'avait jamais
enfanté, mais que tout le monde l'appelait grand-mère.
– Ne vous en faites pas pour ça.
Avec leurs barbes et leurs habits d'Amish, ils lui
faisaient autant d'effet qu'un glaçon dans la culotte…
– Ne soyez pas aussi méprisante. Nos hommes ne
correspondent peut-être pas à vos critères de beauté dévoyés, mais
croyez-moi, ce sont de vrais hommes, bien plus virils que ceux qui
hantent vos villes décadentes.
Callwin fit profil bas. Ce n'était pas le moment
de rire.
– Je voulais seulement dire que je suis déjà liée
à un homme.
Miss Richardson se détendit et lui fit un
sourire.
– Je préfère ça. Je n'aime pas les femmes légères.
Dieu a créé la Femme pour servir l'Homme et lui être fidèle. Dès le
début, elle a tenté de le corrompre. Depuis, chaque mois et à
chaque enfantement nous nous rappelons notre péché originel.
« Bien sûr », ironisa Callwin en son for
intérieur. Entendre ce genre de discours pendant trois semaines
sans sourciller allait être diablement difficile.
On frappa à la porte vitrée. Callwin se retourna.
Le visage d'une jeune fille se dessinait en contre-jour.
– Entre, dit Miss Richardson, puis, se tournant
vers Callwin : Je vous présente Margareth. C'est elle qui
partagera votre chambre. Elle va vous aider à trouver des vêtements
plus décents. Vous avez à peu près la même taille. Si toutefois
vous ne vous sentez pas à l'aise, nous les retoucherons à vos
mesures.
– Je vous en remercie.
Miss Richardson la jaugea une dernière fois et
lentement sortit du salon.
– Vous venez ? dit Margareth à l'adresse de
Callwin.
– Je vous suis, répondit celle-ci, soulagée.
Elle avait craint que Miss Richardson ne lui colle
une vieille bique aigrie pour la surveiller et la traiter comme une
souillon. Mais non, cette Margareth était souriante et avait l'air
aimable. La cohabitation devrait se dérouler pour le mieux. Le seul
défaut qu'elle lui trouva était d'ordre vestimentaire.
« Mon Dieu, je ne veux pas ressembler à
ça ! » Des habits de vieille fille, un chignon d'un autre
âge et des lunettes aux montures immondes. Un vrai
tue-l'amour !
– Grand-mère a son franc-parler, mais elle a un
cœur d'ange, dit Margareth dès qu'elle eut refermé la porte de leur
chambre.
– Je n'en doute pas. De toute façon, j'aime les
femmes de caractère. On ne va tout de même pas se laisser marcher
sur les pieds par les hommes, non ?
Callwin savait qu'elle prenait un risque en disant
cela, mais elle avait l'impression que cette jeune fille n'était
pas du genre à se soumettre à un homme.
– Vous ne devriez pas dire ça, répondit Margareth
l'air désolé. Du moins si vous souhaitez rester quelques jours
parmi nous.
– Pourquoi ? Les femmes n'ont pas les mêmes
droits que les hommes dans votre communauté ?
Margareth s'approcha de la grande armoire à glace.
Elle eut soudain honte de son physique.
– Ce n'est pas ça. Les hommes ont un rôle et les
femmes un autre. Nous sommes complémentaires. Nous n'avons pas pour
habitude de remettre en question les principes fondateurs de la
Bible. Les choses sont, et puis c'est
tout.
Callwin avait remarqué qu'elle avait baissé les
yeux quand leurs regards s'étaient rencontrés par l'entremise du
miroir. La jeune fille ne pensait pas ce qu'elle disait, mais
n'avait pas le courage de le reconnaître. Callwin comprit alors
qu'elle venait de trouver un moyen de supporter toutes les
aberrations qu'elle vivrait ici. Elle se donna pour mission de
sauver cette pauvre fille. De planter dans son esprit les germes de
la rébellion. Cela pourrait être très amusant.
– Peut-être oui, mais peut-être non. Après tout,
votre Seigneur a bien accepté que je vienne parmi vous, continua
Callwin, sachant qu'elle marchait sur la corde raide.
Si ses propos étaient rapportés, nul doute que la
vieille en ferait une crise cardiaque !
– Cela signifie simplement que vous êtes quelqu'un
de bien et que nous pouvons vous faire confiance, n'est-ce
pas ?
Cela était dit avec tant de candeur ! Jamais
Callwin ne pourrait faire de mal à cette jeune fille. Elle se
demanda alors si Miss Richardson était aussi dure qu'elle le
paraissait.
– Tu sais, la confiance est quelque chose qui
demande du temps et des preuves. Mais vois-tu, j'ai l'impression
que je peux te faire confiance, que si je te racontais des secrets,
tu ne les répéterais pas à ta grand-mère. Je me trompe ?
Margareth baissa les yeux sur ses chaussures et
rougit. Cette femme était si naturelle, si gentille et si féminine.
Était-il possible qu'elle soit envoyée par le Seigneur ? Le
jour même où elle tombait amoureuse d'un garçon de la
ville ?
– Excuse-moi pour mes manières. Je te demande
pardon, fit Callwin, qui se méprit sur son silence.
Peut-être pas si ouverte que ça, après tout.
– Non, au contraire, vous pouvez me faire
confiance. Je suis sûre que vous êtes quelqu'un de bien.
Callwin fut émue par le ton de sa voix. Elle
paraissait sincère. Cela lui rappela sa première rencontre avec
Hurley. Cette même certitude de voir en elle quelqu'un de bien.
À des lieues de l'image qu'elle avait toujours eue
d'elle-même.
– Merci. Et si tu me montrais tes
habits ?
Margareth sourit et ouvrit l'armoire.
« La petite boutique des
horreurs ! »
Margareth sortit une robe longue en toile imprimée
de carreaux.
– C'est ma préférée. Elle vous plaît ?
Que répondre sans lui briser le cœur ? se
demanda Callwin, catastrophée.
– Faut essayer, dit-elle avec un sourire.
Deux minutes plus tard, Callwin crut qu'elle
allait fondre en larmes.
– Ça ne vous plaît pas ? s'inquiéta Margareth
devant la mine défaite de Callwin.
– Non, c'est juste que ça manque un peu de…
sex-appeal.
Les rougeurs envahirent à nouveau le visage de
Margareth. « Pas près de te trouver un mec, toi », pensa
Callwin.
– Je suis désolée, je croyais que ça allait vous
plaire.
Une vraie mine de chien battu.
Callwin s'approcha d'elle et la serra dans ses
bras.
– Elle est super, mentit-elle. Je te
taquinais.
Margareth la crut et lui sourit, soulagée. Callwin
sentit son cœur battre plus que de raison. Elle n'avait que dix ans
de plus que la jeune fille, mais elle avait l'impression qu'elle
aurait pu être sa mère. Les croyances de cette fille étaient des
plus farfelues et rétrogrades et pourtant, au fond d'elle-même, un
élan de sympathie atténuait son jugement.
– Si vous n'avez pas de bas en laine, je vous
prête une paire.
– Montre-moi ça.