37
– J'espère que cela ne vous dérange pas trop, s'excusa Callwin, qui venait de déposer ses affaires dans la chambre.
– Non. Du moment que vous n'écrivez que des choses gentilles sur moi, ça ne me pose aucun problème, affirma Judith.
Miss Richardson avait demandé à la jeune fille de laisser son lit à la journaliste, afin qu'elle fasse chambre commune avec Margareth.
– Ne vous inquiétez pas pour ça, la rassura Callwin.
C'était vraiment étonnant. Alors qu'elle s'était sentie comme un chien dans un jeu de quilles lors de sa première visite, à présent elle ne ressentait plus aucun malaise. Même si le comité d'accueil n'avait pas été des plus chaleureux, elle avait eu droit à quelques sourires et à des souhaits de bienvenue acceptables. Deux hommes s'étaient proposés pour l'aider à porter ses bagages jusqu'au troisième étage et lui avaient montré sa chambre, avant que Judith n'apparaisse et prenne le relais.
– Oh, je ne m'inquiète pas. Le Seigneur habite ce manoir. Aucune idée malveillante ne peut naître entre ces murs.
Callwin eut envie de lui rappeler que des dizaines de SDF avaient été trucidés dans les sous-sols de ce havre de paix, mais ça n'aurait pas été très judicieux.
– Le paradis sur terre, ne put-elle s'empêcher de lancer.
Judith perçut l'ironie mais préféra ne pas la relever. Ils avaient besoin d'elle et de ses articles élogieux pour donner une bonne image de leur congrégation.
– Je vais vous conduire à notre grand-mère, si vous le voulez bien.
Callwin sortit à sa suite. Dans le grand salon du premier étage, Miss Richardson était assise dans un imposant fauteuil en cuir.
– Tu peux nous laisser, Judith, dit la vieille dame d'un ton affable.
La jeune fille quitta la pièce, après avoir pris soin de fermer les doubles portes vitrées.
Callwin jeta un regard par les larges fenêtres. La nuit s'était posée sur River Falls. Dans le salon, pour seule lumière, la flamme des lampes à pétrole.
– Je suppose que vous êtes contente de vous, attaqua Miss Richardson sans bouger de son fauteuil.
Debout devant elle, Callwin eut soudain l'impression d'assister à son procès.
– Je vous mentirais en disant le contraire.
Elle savait qu'à tout moment, cette vieille folle pouvait mettre un terme à son séjour dans leur secte. Elle devrait être attentive à tout ce qu'elle dirait, au choix de ses mots.
– Vous ne croyez pas en Dieu, n'est-ce pas ?
– Non, la vie m'a vite appris que l'homme ne pouvait compter que sur lui-même, qu'aucun Dieu n'était là pour le sauver, répliqua-t-elle en repensant aux prières inutiles de son enfance.
Miss Richardson la dévisageait. Cette jeune journaliste avait quelque chose de troublant. Ce n'était pas une simple arriviste avide de scoops. Il y avait en elle une humanité qu'elle semblait vouloir refouler.
Elle comprit alors que le Seigneur l'avait mise sur son chemin pour qu'elle sauve son âme.
– Vous savez ce qui vous attend ici ? dit-elle en gardant son ton sec et peu avenant.
– J'en ai une vague idée, mais je suis prête à faire tout ce qu'on me demandera.
Un chat sauta d'un fauteuil et vint se frotter contre les jambes de Callwin.
– Gribouille ! ordonna Miss Richardson. Viens ici.
Callwin se baissa, attrapa le petit animal dans ses bras et le caressa tout en se rapprochant de Miss Richardson.
– Tenez, je crois qu'il m'a adoptée, fit-elle alors qu'un doux ronronnement se faisait entendre.
Miss Richardson posa son chat sur ses genoux, et soupira tout en le caressant.
– J'aime à croire que ce chat est capable de repérer les êtres malfaisants. J'espère que vous ne serez pas l'exception qui confirme la règle.
– Non, vous n'avez pas à vous inquiéter. J'ai promis que je ne salirais aucun des membres de votre communauté et que je ne tenterais pas de dénigrer votre mode de vie. Je saurai tenir parole.
La vieille femme expulsa soudainement le chat de ses genoux et tendit ses mains en avant.
– Aidez-moi à me lever. Il est temps d'aller dîner.
Callwin saisit les mains de Miss Richardson. Elles étaient étonnamment douces et chaudes. Leurs regards se fondirent l'un dans l'autre. Callwin sentit que quelque chose se passait. Miss Richardson lui lâcha les mains et la magie disparut aussitôt. Callwin se sentit stupide. Il n'y avait pas plus de Dieu dans le ciel que de bonté dans le cœur d'un nazi.
– Vous allez devoir suivre toutes nos règles à la lettre. Au moindre manquement, je vous renverrai. Est-ce bien clair ?
– Comme de l'eau de roche.
Gribouille repartit s'installer sur son fauteuil près de la fenêtre. Il s'étira en baillant, donnant à voir ses petites dents blanches et pointues.
– Toute une série de tâches vont vous être indiquées. Mais, avant tout, vous allez devoir changer de vêtements. Il est hors de question que vous vous promeniez dans une telle tenue auprès de nos hommes.
Callwin s'y attendait, cependant elle avait espéré que son tailleur strict ferait l'affaire. Tant pis.
– Vous pouvez garder votre lingerie, et je vous interdis formellement de tenter de vous rapprocher d'un de mes enfants.
Callwin savait que cette femme n'avait jamais enfanté, mais que tout le monde l'appelait grand-mère.
– Ne vous en faites pas pour ça.
Avec leurs barbes et leurs habits d'Amish, ils lui faisaient autant d'effet qu'un glaçon dans la culotte…
– Ne soyez pas aussi méprisante. Nos hommes ne correspondent peut-être pas à vos critères de beauté dévoyés, mais croyez-moi, ce sont de vrais hommes, bien plus virils que ceux qui hantent vos villes décadentes.
Callwin fit profil bas. Ce n'était pas le moment de rire.
– Je voulais seulement dire que je suis déjà liée à un homme.
Miss Richardson se détendit et lui fit un sourire.
– Je préfère ça. Je n'aime pas les femmes légères. Dieu a créé la Femme pour servir l'Homme et lui être fidèle. Dès le début, elle a tenté de le corrompre. Depuis, chaque mois et à chaque enfantement nous nous rappelons notre péché originel.
« Bien sûr », ironisa Callwin en son for intérieur. Entendre ce genre de discours pendant trois semaines sans sourciller allait être diablement difficile.
On frappa à la porte vitrée. Callwin se retourna. Le visage d'une jeune fille se dessinait en contre-jour.
– Entre, dit Miss Richardson, puis, se tournant vers Callwin : Je vous présente Margareth. C'est elle qui partagera votre chambre. Elle va vous aider à trouver des vêtements plus décents. Vous avez à peu près la même taille. Si toutefois vous ne vous sentez pas à l'aise, nous les retoucherons à vos mesures.
– Je vous en remercie.
Miss Richardson la jaugea une dernière fois et lentement sortit du salon.
– Vous venez ? dit Margareth à l'adresse de Callwin.
– Je vous suis, répondit celle-ci, soulagée.
Elle avait craint que Miss Richardson ne lui colle une vieille bique aigrie pour la surveiller et la traiter comme une souillon. Mais non, cette Margareth était souriante et avait l'air aimable. La cohabitation devrait se dérouler pour le mieux. Le seul défaut qu'elle lui trouva était d'ordre vestimentaire.
« Mon Dieu, je ne veux pas ressembler à ça ! » Des habits de vieille fille, un chignon d'un autre âge et des lunettes aux montures immondes. Un vrai tue-l'amour !
– Grand-mère a son franc-parler, mais elle a un cœur d'ange, dit Margareth dès qu'elle eut refermé la porte de leur chambre.
– Je n'en doute pas. De toute façon, j'aime les femmes de caractère. On ne va tout de même pas se laisser marcher sur les pieds par les hommes, non ?
Callwin savait qu'elle prenait un risque en disant cela, mais elle avait l'impression que cette jeune fille n'était pas du genre à se soumettre à un homme.
– Vous ne devriez pas dire ça, répondit Margareth l'air désolé. Du moins si vous souhaitez rester quelques jours parmi nous.
– Pourquoi ? Les femmes n'ont pas les mêmes droits que les hommes dans votre communauté ?
Margareth s'approcha de la grande armoire à glace. Elle eut soudain honte de son physique.
– Ce n'est pas ça. Les hommes ont un rôle et les femmes un autre. Nous sommes complémentaires. Nous n'avons pas pour habitude de remettre en question les principes fondateurs de la Bible. Les choses sont, et puis c'est tout.
Callwin avait remarqué qu'elle avait baissé les yeux quand leurs regards s'étaient rencontrés par l'entremise du miroir. La jeune fille ne pensait pas ce qu'elle disait, mais n'avait pas le courage de le reconnaître. Callwin comprit alors qu'elle venait de trouver un moyen de supporter toutes les aberrations qu'elle vivrait ici. Elle se donna pour mission de sauver cette pauvre fille. De planter dans son esprit les germes de la rébellion. Cela pourrait être très amusant.
– Peut-être oui, mais peut-être non. Après tout, votre Seigneur a bien accepté que je vienne parmi vous, continua Callwin, sachant qu'elle marchait sur la corde raide.
Si ses propos étaient rapportés, nul doute que la vieille en ferait une crise cardiaque !
– Cela signifie simplement que vous êtes quelqu'un de bien et que nous pouvons vous faire confiance, n'est-ce pas ?
Cela était dit avec tant de candeur ! Jamais Callwin ne pourrait faire de mal à cette jeune fille. Elle se demanda alors si Miss Richardson était aussi dure qu'elle le paraissait.
– Tu sais, la confiance est quelque chose qui demande du temps et des preuves. Mais vois-tu, j'ai l'impression que je peux te faire confiance, que si je te racontais des secrets, tu ne les répéterais pas à ta grand-mère. Je me trompe ?
Margareth baissa les yeux sur ses chaussures et rougit. Cette femme était si naturelle, si gentille et si féminine. Était-il possible qu'elle soit envoyée par le Seigneur ? Le jour même où elle tombait amoureuse d'un garçon de la ville ?
– Excuse-moi pour mes manières. Je te demande pardon, fit Callwin, qui se méprit sur son silence.
Peut-être pas si ouverte que ça, après tout.
– Non, au contraire, vous pouvez me faire confiance. Je suis sûre que vous êtes quelqu'un de bien.
Callwin fut émue par le ton de sa voix. Elle paraissait sincère. Cela lui rappela sa première rencontre avec Hurley. Cette même certitude de voir en elle quelqu'un de bien. À des lieues de l'image qu'elle avait toujours eue d'elle-même.
– Merci. Et si tu me montrais tes habits ?
Margareth sourit et ouvrit l'armoire.
« La petite boutique des horreurs ! »
Margareth sortit une robe longue en toile imprimée de carreaux.
– C'est ma préférée. Elle vous plaît ?
Que répondre sans lui briser le cœur ? se demanda Callwin, catastrophée.
– Faut essayer, dit-elle avec un sourire.
Deux minutes plus tard, Callwin crut qu'elle allait fondre en larmes.
– Ça ne vous plaît pas ? s'inquiéta Margareth devant la mine défaite de Callwin.
– Non, c'est juste que ça manque un peu de… sex-appeal.
Les rougeurs envahirent à nouveau le visage de Margareth. « Pas près de te trouver un mec, toi », pensa Callwin.
– Je suis désolée, je croyais que ça allait vous plaire.
Une vraie mine de chien battu.
Callwin s'approcha d'elle et la serra dans ses bras.
– Elle est super, mentit-elle. Je te taquinais.
Margareth la crut et lui sourit, soulagée. Callwin sentit son cœur battre plus que de raison. Elle n'avait que dix ans de plus que la jeune fille, mais elle avait l'impression qu'elle aurait pu être sa mère. Les croyances de cette fille étaient des plus farfelues et rétrogrades et pourtant, au fond d'elle-même, un élan de sympathie atténuait son jugement.
– Si vous n'avez pas de bas en laine, je vous prête une paire.
– Montre-moi ça.
Un noël à River Falls
9782702149638_tp.html
9782702149638_toc.html
9782702149638_cop.html
9782702149638_fm01.html
9782702149638_fm02.html
9782702149638_fm03.html
9782702149638_fm04.html
9782702149638_p01.html
9782702149638_ch01.html
9782702149638_ch02.html
9782702149638_ch03.html
9782702149638_ch04.html
9782702149638_ch05.html
9782702149638_ch06.html
9782702149638_ch07.html
9782702149638_ch08.html
9782702149638_ch09.html
9782702149638_ch10.html
9782702149638_p02.html
9782702149638_ch11.html
9782702149638_p03.html
9782702149638_ch12.html
9782702149638_ch13.html
9782702149638_ch14.html
9782702149638_ch15.html
9782702149638_ch16.html
9782702149638_ch17.html
9782702149638_ch18.html
9782702149638_ch19.html
9782702149638_ch20.html
9782702149638_p04.html
9782702149638_ch21.html
9782702149638_p05.html
9782702149638_ch22.html
9782702149638_ch23.html
9782702149638_ch24.html
9782702149638_ch25.html
9782702149638_ch26.html
9782702149638_ch27.html
9782702149638_ch28.html
9782702149638_ch29.html
9782702149638_ch30.html
9782702149638_p06.html
9782702149638_ch31.html
9782702149638_p07.html
9782702149638_ch32.html
9782702149638_ch33.html
9782702149638_ch34.html
9782702149638_ch35.html
9782702149638_ch36.html
9782702149638_ch37.html
9782702149638_p08.html
9782702149638_ch38.html
9782702149638_p09.html
9782702149638_ch39.html
9782702149638_ch40.html
9782702149638_ch41.html
9782702149638_ch42.html
9782702149638_ch43.html
9782702149638_p10.html
9782702149638_ch44.html
9782702149638_p11.html
9782702149638_ch45.html
9782702149638_ch46.html
9782702149638_ch47.html
9782702149638_ch48.html
9782702149638_p12.html
9782702149638_ch49.html
9782702149638_p13.html
9782702149638_ch50.html
9782702149638_ch51.html
9782702149638_ch52.html
9782702149638_ch53.html
9782702149638_ch54.html
9782702149638_p14.html
9782702149638_ch55.html
9782702149638_p15.html
9782702149638_ch56.html
9782702149638_p16.html
9782702149638_ch57.html
9782702149638_p17.html
9782702149638_ch58.html
9782702149638_ap01.html