26
– Une bien jolie ville que vous avez là, fit
Warren en passant devant le Garden Square.
La journée était ensoleillée. Confortablement
installée sur les cuirs de la Porsche 911 Carrera 4 gris
métallisé, Margareth ne trouvait pas le courage de dire tout haut
ce qui la tourmentait. Elle était presque certaine de savoir ce
qu'il s'était réellement passé à la cabane, mais elle craignait de
se tromper et de nuire un peu plus à Nathaniel.
– Vous savez, nous ne sommes arrivés que depuis le
début de l'été, répondit-elle, les mains posées sur sa jupe.
Elle se sentait telle une petite fille face à cet
homme. Il se dégageait de sa personne tant d'assurance, d'aisance
et de puissance !
– Je le sais bien. Je pense que c'est une bonne
idée qu'a eue votre grand-mère de venir s'installer dans le coin.
Washington est le plus bel État des États-Unis. Pour rien au monde,
je ne le quitterais.
Margareth était loin de partager sa conviction.
Autant l'été s'était passé sans problème, autant, l'automne
arrivant, elle avait pris conscience de la rigueur du climat, qui
n'avait rien à voir avec la chaleur permanente du Texas.
– Il faut aimer le froid et les
sapins !
Le regard fixé sur la route, Warren sourit de ses
belles dents blanches.
– Je peux me permettre une remarque,
Margareth ? demanda-t-il en lui jetant un bref coup
d'œil.
Cela suffit à lui faire monter le rouge au visage.
Maudite timidité ! Si seulement il existait un remède contre
ce fléau !
– Bien sûr, réussit-elle à articuler sans
bafouiller.
Sur les conseils de son GPS, Warren prit un virage
sur la droite.
– Vous êtes la plus mauvaise copilote que j'aie
jamais connue, s'amusa-t-il d'un ton léger.
Margareth sentit ses joues s'embraser. Elle avait
l'impression d'être une tomate ambulante.
– Je ne savais pas que vous aviez cet appareil,
bredouilla-t-elle, sur la défensive.
Warren mit le clignotant, se gara sur le bord du
trottoir, puis se tourna vers Margareth.
– Je ne voudrais pas me montrer grossier, mais je
crois que vous m'avez menti sur la raison qui vous a poussée à
m'accompagner.
Ce n'était pas avec ce genre d'insinuation qu'elle
allait se sentir plus à l'aise ! Lui faisait-il des
avances ?
– Je ne vois pas de quoi vous parlez,
bredouilla-t-elle.
Warren fit la moue et posa ses deux mains sur le
volant.
– C'est à vous de voir. Mais si vous avez quelque
chose à me dire, c'est maintenant ou jamais. Nathaniel ne s'accuse
pas du meurtre pour rien, et mon petit doigt me dit qu'il sera
difficile de lui faire changer d'avis.
Margareth se mordilla les lèvres, soulagée que ce
ne soit pas un vulgaire plan drague. Mais pouvait-elle lui faire
confiance ? Grand-mère avait l'air de l'avoir pris en grippe.
N'était-il qu'un bonimenteur qui se vendrait au plus
offrant ?
Elle se souvint alors qu'il avait offert ses
services à titre gracieux.
– Le shérif a fait pression sur lui. Je suis sûre
de son innocence.
Warren fut ému de voir qu'on pouvait mentir aussi
mal.
– Allons, le shérif Logan a bien des défauts, mais
pas celui-ci. Personne ne lui a extorqué ses aveux. Maintenant, si
vous me dites ce que vous avez sur le cœur, peut-être sera-t-il
plus facile de faire libérer Nathaniel.
La voix était chaleureuse et amicale. Cela serait
si facile de se confier à lui, mais si elle avait tort…
– Je préfère que vous lui parliez d'abord, dit
Margareth, recroquevillée sur son siège. S'il vous plaît.
C'était plus une supplique qu'une demande. Warren
hocha la tête et remit le moteur de la Porsche en marche. Cinq
minutes plus tard, ils entraient dans l'hôpital George-Washington.
Warren se fit connaître à l'accueil et un sergent de police vint à
leur rencontre.
– Je suis l'avocat de Nathaniel Morrison. J'ai
besoin de m'entretenir avec lui.
Avec sa moustache, le sergent Price avait tout du
bon flic de province, nota Warren, qui garda pour lui sa remarque
amusée.
– Vous avez un document qui le prouve ?
demanda Price.
– Mon client est mineur, c'est sa famille qui
m'envoie. Le shérif Logan est au courant. Appelez-le si vous en
doutez, fit-il en sortant sa carte d'identité.
Warren comprit alors que le malheureux sergent
craignait de faire la même bourde que ses collègues en laissant
entrer un avocat vengeur dans la pièce où se trouvait le meurtrier
présumé. Price prit son portable et après avoir eu Blanchett, qui
lui confirma le nom de l'avocat, accepta de le faire monter, à une
condition :
– La jeune fille n'est pas autorisée à lui
parler.
– Telle n'était pas notre intention, dit Warren,
qui se tourna vers Margareth. Vous m'attendez là. Je vous ramènerai
dès que j'aurai terminé.
– D'accord.
Elle alla s'asseoir dans la salle d'attente, prit
une revue qu'elle reposa aussitôt.
– Votre mari a une très belle voiture, fit un
vieil homme admiratif qui attendait à côté d'elle.
Margareth ne comprit pas tout de suite. C'est en
voyant la Porsche à travers la vitre qu'elle saisit la remarque.
Elle ne put réprimer un rire et préféra ne pas détromper le vieil
homme.
– Vous avez une demi-heure, pas une minute de
plus, dit Price en refermant la porte.
Nathaniel était en position à demi assise dans son
lit.
– Comment tu te sens ? Tu ne souffres pas
trop ? demanda Warren en s'approchant de son client.
– Non, ça peut aller. Ils me donnent des
médicaments contre la douleur.
Warren essaya d'imaginer l'impact du camion sur le
gosse. Un miracle qu'il soit encore en vie ; heureusement que
le chauffeur avait réussi à freiner.
– Je peux m'asseoir sur le lit ?
Être le plus proche possible. Obtenir sa confiance
dès le départ.
– Oui.
Warren enleva sa veste et sa cravate avant de
s'installer sur le bord du lit.
– Moi et les uniformes ! Mais il paraît qu'un
avocat sans costard n'est pas un avocat, plaisanta-t-il.
Un maigre sourire anima les lèvres de Nathaniel.
Un bon début.
– Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas ?
– Non, je suis de Seattle. J'espère que tu ne vas
pas me renvoyer pour ça.
Nathaniel sourit de façon plus convaincante.
– C'est grand-mère qui vous a choisi ?
– Pour dire la vérité, je me suis moi-même
proposé. Je suis ce qu'on appelle un justicier. Je n'aime pas quand
les puissants s'en prennent aux faibles. Il est trop facile de
faire porter le chapeau à des étrangers quand il s'agit de
meurtre.
Nathaniel ne sembla pas réconforté par ses propos.
Cela n'augurait rien de bon, comprit Warren.
– Le fait que grand-mère soit millionnaire n'a
donc rien à voir avec votre venue.
Seize ans mais déjà sarcastique. Le petit
malin.
– Je ne voulais pas être payé pour cette affaire,
mais votre grand-mère n'a pas voulu en démordre. Nous sommes tombés
d'accord pour un don à une organisation caritative. Ça te va comme
réponse ?
Nathaniel sourit franchement. C'était tout à fait
dans les façons de grand-mère.
– Je vous crois, mais ça n'explique pas ce que
vous avez à gagner en prenant ma défense.
Warren hésita entre plusieurs réponses et opta
pour la vérité. Avec ce genre d'individu, inutile de mentir.
– L'amour de la justice, peut-être ? fit-il
avec un brin de dérision.
Nathaniel leva les yeux au ciel, mais il
commençait à apprécier les manières de l'homme.
– Une amie très proche est persuadée que tu es
innocent. Si j'arrive à le prouver, j'ose croire que cela
l'impressionnera suffisamment pour qu'elle accepte un dîner en tête
à tête, reprit Warren plus sérieusement.
Nathaniel préférait ça. Voilà une raison qu'il
pouvait comprendre. Si ce n'est pas l'argent qui fait tourner le
monde, alors c'est l'amour.
– J'ai du mal à croire qu'une femme puisse vous
résister, fit Nathaniel, conscient du charisme de l'avocat.
– En toute immodestie, je dois avouer que tu as
raison, mais cette femme a un gros handicap.
– Elle est déjà mariée.
Warren sentit qu'il commençait à apprécier le
gamin.
– À moins de l'éliminer, je me dois de me
montrer meilleur que cet homme, dit-il en souriant.
Nathaniel ne réagit pas, alors que c'était
exactement ce qu'il prétendait avoir fait : tuer par jalousie,
pour avoir sa belle !
– Je crains que vous ne deviez l'éliminer, car
vous n'aurez pas votre dîner avec votre amie. Je suis coupable,
lâcha Nathaniel d'un ton détaché.
À croire qu'ils mentaient tous aussi mal les
uns que les autres, chez les Enfants de Marie. Étonnant que le
shérif Logan n'en ait rien vu. Était-il à ce point obsédé par la
politique qu'il préférait mettre le premier venu sous les verrous
plutôt que de devoir reconnaître qu'il n'avait pas de
coupable ?
– Raconte-moi ce qui s'est exactement passé dans
cette cabane, reprit Warren en dardant sur le jeune homme son
regard quasi hypnotique.
Nathaniel cilla et fut tenté de tout lui raconter,
mais des années de mensonges et de dissimulations lui avaient
appris à résister, même dans les moments les plus difficiles.
Warren posa une main réconfortante sur le bras de
Nathaniel.
– Tu dois me faire confiance. Tout ce que tu me
diras restera entre nous. Tu connais les obligations des avocats
envers leurs clients ?
Mais Nathaniel garda le silence.
– Pourquoi refuses-tu de parler ? Tu protèges
quelqu'un ?
Nathaniel eut un simple tic, mais c'était
suffisant pour Warren.
– Bon, on ne va pas tourner autour du pot plus
longtemps. Si tu le permets, je vais refaire le scénario des
événements.
Nathaniel prit un air peu intéressé mais ne le
contra pas.
– Si j'en crois le récit qu'a fait Bettany
Thompson à la presse, elle a quitté le domicile familial pour
dormir chez son frère mais en réalité, elle a rejoint Lewis Stark à
l'angle de Baker Street et de Fountain Avenue. Elle est montée dans
sa voiture. Ils ont roulé directement vers l'est de River Falls en
empruntant les routes boueuses qui mènent dans la forêt, où ils ont
squatté une cabane abandonnée en cette saison. Toi, tu les aurais
agressés vers les 11 heures-minuit. Tu t'es battu avec Lewis.
Le coup est parti. Horrifié par ce que tu venais de faire, tu as
trébuché, tu es tombé à la renverse et tu t'es assommé sur un
meuble. Pendant ce temps, Bettany est repartie avec la voiture de
Lewis. Quand tu as repris connaissance, tu as couru comme un dératé
et tu t'es fait renverser par un camion.
Nathaniel avait beau prendre un air détaché,
Warren voyait bien qu'il n'en perdait pas une miette et
reprit :
– La question est : par quel moyen t'es-tu
rendu à cette cabane en pleine nuit, sans voiture ni vélo ? Ça
fait tout de même une belle trotte du manoir où tu habites,
n'est-ce pas ?
Nathaniel se racla la gorge et prononça ses
premières paroles depuis un long moment :
– Vous auriez dû être procureur !
– Il se trouve que je n'aime pas les systèmes et
que je suis trop attaché à mon indépendance, mais il faut que tu
comprennes que ce sont les questions qui te seront posées lors de
ton procès. Ta tête dépend de tes réponses.
Si seulement il pouvait lui faire prendre
conscience de l'horreur qui l'attendait ! Une fois condamné,
il pourrait bien crier son innocence. La justice ne revient que
rarement sur un verdict.
– Je mérite de mourir.
Warren n'aimait pas du tout ce ton. Il secoua la
tête, se posta près de la fenêtre et resta un moment à regarder la
cour de l'hôpital en tâchant de faire le tri dans ses pensées. Ce
garçon était un mur. Il risquait de le renvoyer à tout moment. La
seule question qui le taraudait était de savoir qui Nathaniel
cherchait à sauver en s'accusant du crime. Forcément quelqu'un qui
avait de l'influence sur lui – donc de sa communauté. Mais
quelqu'un aurait-il tué Lewis Stark pour faire plaisir à
Nathaniel ? Puis le témoignage de Bettany Thompson lui revint
à l'esprit. Elle assurait que le tueur était bien Nathaniel.
Pourquoi protégerait-elle un tueur pour faire accuser un
innocent ? Ça ne tenait pas debout.
– Je peux savoir ce que vous faites ? demanda
Nathaniel.
Warren, resté tourné vers la fenêtre, leva un
doigt.
– Attends une seconde, mon jeune ami. Si tu es un
petit malin, j'en suis un autre, fit-il l'esprit en
ébullition.
Il sentait qu'il était sur le point de tout
comprendre. Son fameux sixième sens d'avocat. Bon, calme-toi et
reviens sur les évidences : ils étaient trois dans cette
cabane. Nathaniel, Lewis et sa petite amie. D'après les deux
témoignages, il ne pouvait y avoir un autre tueur. Mais pourquoi se
dénoncer ? À moins que…
Il se retourna brusquement et fixa Nathaniel droit
dans les yeux.
– C'est Bettany Thompson qui a tué
Lewis !
Il avait dit cela avec tant de conviction que
Nathaniel en perdit son masque et laissa percevoir sa détresse.
Warren claqua des doigts, fier de lui. Il n'était pas un as du
poker pour rien. Les expressions du visage autant que les paroles
pouvaient vous trahir si vous n'y preniez pas garde.
– N'importe quoi !
– Pas de ça avec moi. N'oublie pas que je suis ton
avocat.
– Je peux très bien vous désavouer.
Warren vit la peur dans les yeux de Nathaniel. Bon
sang, il venait peut-être de lui sauver la vie. C'était quoi le
problème ?
– Que tu le veuilles ou non, j'irai interroger
Bettany. Et tu peux me croire, je saurai lui faire dire la vérité,
fit-il, certain de sa force de persuasion.
– Sortez, je ne veux plus vous entendre.
Warren n'avait désormais plus de doute quant à la
culpabilité de Bettany. Mais pouvait-on s'accuser d'un crime par
amour ? Et surtout, comment Bettany en était-elle arrivée à
tuer Lewis ?
Warren serra les lèvres de dépit, persuadé qu'il
ne lui manquait qu'une seule pièce pour terminer le puzzle.
– Tu es entré dans la cabane. Tu as pointé ton
arme sur eux, et Bettany t'a foncé dessus, fit-il, le regard perdu
dans ses pensées. Vous vous êtes battus, et d'une manière ou d'une
autre, elle a pris ton arme. Le coup est parti tout seul, et Lewis
est mort.
Le visage de Nathaniel se détendit.
– Maintenant que vous avez tout compris, je vous
demande de sortir. Je suis fatigué.
Warren avait tous les sens en éveil. Il comprit
que quelque chose clochait. Nathaniel acceptait trop facilement
cette version, alors que jusque-là, il avait prétendu être l'auteur
du crime, sans vouloir en démordre. Certes, sans son intervention,
jamais Bettany n'aurait saisi l'arme et accidentellement tué Lewis,
ce qui expliquerait qu'il se sentît coupable. Oui, ça se tenait,
mais ça n'expliquait pas le revirement trop abrupt de Nathaniel.
Pourquoi accepter cette version des faits maintenant ? Parce
que cela ne changeait rien pour lui. Le jury n'accablerait pas
Bettany, mais mettrait tout sur le compte de la jalousie de
Nathaniel.
– Qu'est-ce que vous cherchez encore ? Je
vous ai dit que vous aviez raison. Alors sortez.
Warren le regarda d'un œil inquisiteur.
« Tu viens d'accepter cette version avec
autant de facilité parce qu'elle m'éloigne de la vérité, n'est-ce
pas ? Cette vérité est si terrible que tu préfères n'importe
quelle autre interprétation », comprit Warren.
De longues secondes dans une profonde obscurité,
puis soudain une explosion de lumière irradia son cerveau. Un rire
de soulagement secoua Warren, qu'il n'arriva pas à maîtriser.
« Incroyable, et moi qui me croyais à l'abri des
préjugés ! J'y suis tombé en plein dedans, comme tout le monde
avant moi. »
– Je peux savoir ce qui vous fait rire comme
ça ? s'inquiéta Nathaniel, qui avait saisi le bip pour appeler
l'infirmière.
– Je sais tout, Nathaniel, et je crois qu'il va
falloir qu'on ait une discussion sérieuse, tous les deux.