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– Vous ne savez rien ! lança Nathaniel, décontenancé par l'attitude étrange de Warren.
– Détrompe-toi, mon jeune ami. Je ne suis pas l'un des meilleurs avocats de la côte Ouest pour rien. Et je vais te dire une chose, ça m'aurait vraiment embêté de devoir tuer Mike Logan.
– C'est de la femme du shérif que vous êtes amoureux ?
Warren s'arrêta net et eut un sourire de bon perdant. Il s'était fait avoir par orgueil. Mais après tout, était-ce bien grave ? Les discussions entre avocat et client se faisant sous le sceau du secret, avait-on jamais dit que cela ne marchait pas dans les deux sens ?
– Oui, et si tu pouvais m'éviter que cela s'ébruite, je t'en serais reconnaissant.
– C'est votre vie privée, mais maintenant, allez-vous-en.
Warren fit non de la tête.
– Je te demande pardon. Et franchement, je crois que toute la société te doit des excuses, Nathaniel, fit-il d'un ton presque solennel.
– C'est quoi ces âneries ? !
– Que nous ayons cru que Lewis et toi, vous vous étiez fait agresser par un pervers peut à la limite se comprendre, Paul Ringfield et Jack Mitchell ont traumatisé cette ville. Mais que personne n'ait pensé ou n'ait osé dire tout haut que dans un drame amoureux impliquant trois personnes, les possibilités étaient double, en dit long sur la force de nos préjugés. Aussi modernes et progressistes que nous pensions être.
– Je ne comprends rien à votre charabia, partez !
Mais le ton n'y était plus. Nathaniel avait l'impression d'être devenu transparent.
– Ce n'est pas toi qui étais fou de jalousie, mais Bettany.
Nathaniel attrapa le bip et le pressa. Une émotion étrange lui défigurait le visage. Peur, colère, honte ? Les trois en même temps, selon Warren.
– Lewis et toi étiez amants.
– Taisez-vous ! hurla Nathaniel, qui du bras droit renversa tout ce qui se trouvait sur la table près de lui. Vous n'avez pas le droit ! Vous n'avez pas le droit de dire ça !
Warren sentit son cœur s'emplir d'une compassion infinie envers ce garçon. Vivre dans la peur et dans la honte depuis si longtemps. Préférer mourir plutôt que révéler la vérité. Quelle souffrance pouvait-on ressentir à être pris pour qui on n'est pas, à mentir en permanence sur ce qui constitue son moi profond ?
La porte s'ouvrit brusquement et le sergent Price fit son entrée, la main sur l'étui de son pistolet.
– Qu'est-ce qui se passe ici ?
– Rien du tout, répondit Warren d'un ton péremptoire en regardant Nathaniel droit dans les yeux.
L'adolescent regarda le policier, ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Le choc passé, il se sentait vidé de toute énergie et de toute colère. Pris de l'envie de s'enfouir sous terre et d'y rester à jamais.
– Nathaniel, dis-lui de sortir, reprit Warren, qui ne l'avait pas lâché du regard.
– Vous voulez que je le reconduise dehors ? demanda le sergent Price à Nathaniel en désignant l'avocat d'un signe de la tête.
Nathaniel était sous l'emprise de Warren, vaincu par la force de persuasion qui se dégageait de cet homme.
– Non, ça va aller, s'entendit-il répondre.
Le sergent Price leur jeta un dernier regard circonspect, et quitta la chambre sans un mot, refermant la porte derrière lui.
Warren se rapprocha de Nathaniel et s'assit sur un coin du lit.
– Tu penses que tu es un monstre ? demanda-t-il d'une voix douce.
Nathaniel sentit les larmes couler sur ses joues. Il avait toujours espéré passer à travers les mailles du filet ; désormais, tout le monde allait connaître le mal qui l'habitait.
– Que pourrais-je être d'autre ? Dieu a créé la Femme pour qu'elle s'accouple avec l'Homme dans le but de procréer. Les gens comme moi sont des anomalies de la nature. Oui, des monstres.
Il paraissait sincère.
– Pourtant, tu sais très bien au fond de toi que ce n'est pas le cas. Sinon, pourquoi serais-tu encore en vie ? Tu te serais suicidé, dit Warren, qui ajouta d'un air ironique : Ah, j'oubliais, le suicide est un péché, n'est-ce pas ?
Nathaniel savait très bien comment tout cela allait finir. Après tout, si cet avocat cherchait réellement à l'aider, autant jouer le jeu pour le moment. Cela ne changerait rien au résultat.
– Mon âme est maudite. Je suis impur. Si je crois en Dieu, Dieu ne croit pas en moi.
Warren repensa à une vieille chanson d'un groupe de rock et se retint de sourire.
– Tu penses sincèrement qu'aimer un autre garçon est une abomination ?
– Évidemment ! dit Nathaniel en lui jetant un regard méprisant. Nous sommes les anges de la mort. Si tout le monde était comme nous, il n'y aurait plus d'humanité.
– Jésus a dit : « Aimez-vous les uns les autres. » Tu ne fais que suivre ses préceptes. Il n'y a rien de mal à cela.
Sans avoir jamais réfléchi plus avant à ces questions, il était naturellement favorable au respect des droits des homosexuels, que cela concerne le mariage, l'adoption ou la lutte contre les discriminations au travail. Mais il n'avait pas eu l'occasion d'en défendre face à un tribunal, et se trouvait quelque peu démuni face au jeune garçon.
– Dieu a détruit Sodome parce qu'ils étaient sodomites.
– Je connais ce passage de la Bible. Je sais aussi que l'épouse de Loth a été transformée en statue de sel pour avoir voulu assister à la destruction, et que c'étaient surtout d'abominables pervers. (Warren s'interrompit puis ajouta d'un air abattu :) Mais comment peux-tu croire à des inepties pareilles ? Ce sont des légendes. Tout comme Athéna sortant de la tête de Jupiter. Les Grecs y croyaient dur comme fer dans les temps anciens. Et justement, dans ces temps-là, bien avant ton Christ, l'homosexualité était tolérée, voire encouragée. Dieu n'a rien à voir là-dedans. Ni le bien ni le mal ! La vision de la sexualité n'est que la résultante d'une certaine civilisation dans un lieu donné, en un temps donné.
Face à la détresse de Nathaniel, il avait retrouvé son excellence dans l'art de la rhétorique.
– Tu me dis que l'homosexualité est un crime, car elle entraîne la mort de l'espèce humaine. Donc, toutes les femmes stériles doivent aller en enfer, elles aussi ?
Nathaniel n'avait jamais pensé à cela, mais il y avait une énorme différence.
– Elles n'ont pas le choix, alors que rien ne m'empêche de prendre femme.
Warren maudit les religions plus que jamais il ne l'avait fait.
– Et les couples qui ne veulent pas d'enfants, qu'est-ce qu'on fait d'eux ?
– Je n'en sais rien, et franchement, je m'en moque. Ça n'a rien à voir.
– Au contraire, cela à tout à voir. Si Dieu a créé l'homme, ce n'est pas pour se reproduire. Les animaux se reproduisent. Ils ne font que ça : manger, dormir et baiser ! Si tant est qu'un Dieu ait créé les êtres humains, tu crois que c'est juste pour manger, dormir et forniquer ?
Nathaniel ne savait pas quoi répondre. Il n'avait jamais parlé de ce qu'il ressentait. Il savait simplement qu'il était un monstre et que son âme était maudite. Il avait le mal en lui ; tout comme Lewis Stark qui l'avait découvert et attiré à lui. C'était tout ce qui comptait.
– Et maintenant que j'y pense. Tous ces homosexuels qui sont mariés avec femme et enfants. Eux, ils procréent, n'est-ce pas ?
Warren s'était aperçu du changement d'attitude du garçon.
– Laissez-moi maintenant, et je vous interdis de parler de ça à quiconque. Vous êtes mon avocat et vous devez m'obéir !
« Et merde ! » jura Warren en lui-même. Il connaissait ce regard. Il l'avait vu tant de fois chez des prévenus résignés à leur sort.
– Bettany Thompson vous a surpris, toi et Lewis. Malade de jalousie, elle a tué Lewis. Je suis sûr que tu le sais, mais tu veux croire qu'elle était la main Dieu. Je ne laisserai pas commettre pareille injustice. Tu es innocent. Tu comprends, tu es innocent !
Il avait presque crié ces mots tant il était en colère. Il n'avait pas pour habitude de prendre autant à cœur la défense de ses clients, mais au-delà du simple cas de ce garçon, il savait que c'était celui de milliers, peut-être de millions d'adolescents malades de leur différence qu'il défendait. Il se devait d'être à la hauteur.
– Laissez-moi une nuit pour réfléchir. Une seule nuit, et je vous donne ma réponse demain matin.
Warren sentit l'anxiété redescendre à un niveau acceptable. Après tout, le garçon n'était peut-être pas aussi obtus qu'il le craignait.
– Pense bien à tout ce que je t'ai dit. Et aussi, pense à Lewis. Ce n'était pas un monstre, lui non plus. Il t'aimait et aurait aimé que tu te battes pour lui.
L'évocation de leur amour fit pleurer Nathaniel.
Des dizaines d'arguments affleuraient maintenant à la conscience de Warren. Mais il avait récupéré Nathaniel, un mot de trop pouvait le faire basculer à nouveau de l'autre côté de la raison.
Il se leva et vint poser une main paternelle sur l'épaule de Nathaniel.
– À demain.
La tête baissée, Nathaniel laissa couler ses larmes sans retenue.



Au rez-de-chaussée, l'ascenseur s'ouvrit et livra passage à l'avocat de Nathaniel. Margareth se leva d'un bond.
– Alors ? Vous avez réussi ?
Tandis qu'ils se dirigeaient vers la sortie, elle remarqua que l'homme avait perdu son sourire enjôleur.
– Pour l'heure, il a pris mes arguments en considération, et me donnera une réponse demain.
Sous un ciel parfaitement bleu, ils franchirent le seuil, happés par un froid cinglant qui leur fit remonter le col de leur manteau et resserrer leur écharpe.
– Ça veut dire qu'il n'est pas coupable ? demanda Margareth, pas certaine d'avoir bien déchiffré le langage de l'avocat.
Warren s'arrêta et se tourna vers elle. Derrière lui, un immense sapin de Noël dressait fièrement ses branches décorées de boules multicolores et d'étoiles scintillantes.
– Je suis désolé, mais je suis tenu au secret professionnel. Je ne peux rien vous dire.
Margareth comprit que les choses ne s'étaient pas aussi bien passées qu'elle l'avait espéré. Peut-être fallait-il lui parler de ses doutes ?
– Si je vous dis quelque chose, vous me promettez de ne pas le répéter ? lui demanda-t-elle, priant le Seigneur de lui pardonner par avance.
Warren avait besoin d'être seul, de faire le point. Cette étudiante commençait à l'agacer sérieusement.
– Je ne peux rien vous promettre, si cela peut aider mon client, dit-il d'un ton très professionnel.
Margareth jeta un regard méfiant aux rares personnes qui se trouvaient dans la cour de l'hôpital.
– Je vous le dirai en route.
Warren eut un sourire forcé. Il allait justement lui demander si elle pouvait se faire raccompagner par quelqu'un d'autre.
– D'accord.
Warren commençait à douter. Et si Nathaniel lui disait non ? S'il se renfermait définitivement dans le silence ?
Il déverrouilla les portes de la Porsche et s'installa au volant. Margareth attendit que la Porsche fût sortie du parking pour partager le fruit de sa réflexion.
– Je suis à peu près certaine que Nathaniel n'a pas pu commettre ce meurtre, dit-elle, tandis qu'un sentiment de honte l'envahissait.
Elle n'en avait jamais parlé à personne, trouvant son idée stupide. Mais depuis que Nathaniel s'accusait du crime, elle n'avait cessé de chercher à comprendre. Une hypothèse lui avait paru assez pertinente.
– Pour ma part, cela ne fait plus l'ombre d'un doute, dit Warren.
À l'extérieur, toute la ville était décorée pour Noël. Des passants pressés allaient et venaient, préoccupés par leurs préparatifs.
– Il vous l'a dit ? demanda Margareth, heureuse qu'il lui fasse confiance.
Profitant d'un feu rouge, il tourna la tête et lui jeta un regard sévère.
– Vous aviez quelque chose à me dire. Alors dites-le ou bien taisez-vous.
Il n'avait pas voulu être cassant, mais il avait besoin de faire le point. Trouver la faille qui obligerait Nathaniel à se rétracter.
Margareth baissa les yeux.
– Je ne pense pas que Nathaniel ait été amoureux de Bettany.
C'était tout simplement de la diffamation. Si elle se trompait, jamais Nathaniel ne lui pardonnerait cette accusation.
– Soyez plus précise, et cessez de tourner autour du pot.
Margareth se mordit l'intérieur des lèvres, puis se lança :
– Je crois qu'il aime les garçons, répondit-elle d'une voix à peine audible.
– Si c'était le cas, comment le prendrait votre communauté ?
Le feu passa au vert et l'avocat repartit en trombe.
– Je suppose que ce ne serait pas très bien pris. Les homosexuels sont des pervers. Je veux dire, dans la religion, se reprit-elle aussitôt. Moi, je crois qu'ils sont juste malades.
Warren eut un rire froid. « Juste malades » !
– Si Nathaniel est homo, alors je le plains. Vivre entouré de gens qui pensent que vous êtes un pervers, un malade, un dégénéré, un suppôt de Satan !
Margareth était écarlate.
– Maintenant, dites-moi le fond de votre pensée, qu'on arrête avec ça.
– Nathaniel aide son oncle à livrer des meubles. Je sais qu'ils passent souvent à Golden Hill. Peut-être est-ce pendant une livraison chez les Stark qu'il a rencontré Lewis ?
– Bettany Thompson aussi habite Golden Hill. Jolie théorie, mais ça ne tient pas.
Cela méritait tout de même d'être vérifié. Et il devait tenter de faire avouer son crime à cette Bettany.
– Alors peut-être qu'il y a eu une livraison chez Bettany, et qu'ils se sont rencontrés là-bas ?
– OK, admettons que votre cousin soit homo. Il rencontre Lewis. Ils ont le coup de foudre. Malheureusement, personne ne semble au courant ; si en plus, Nathaniel refuse de reconnaître ses tendances sexuelles, impossible de défendre cette théorie devant le tribunal. La seule chose qui peut sauver votre cousin est un aveu de Bettany, ajouta Warren plus pour lui-même.
Nathaniel avait dit trop de mensonges pour être crédible face à l'avocat des parties adverses. S'il déclarait maintenant qu'il était homo et amant de Lewis… Warren imaginait déjà l'indignation de la famille Stark et des « braves gens ». Non, la bonne foi de Nathaniel ne suffirait pas à le sortir d'affaire.
– Et vous ne pensez pas pouvoir lui faire dire la vérité, n'est-ce pas ? demanda Margareth avec une candeur désarmante.
Warren lui jeta un bref coup d'œil et se mit à rire de lui-même. Était-il homme à baisser les bras ? Il n'était pas le meilleur pour rien ; il ne ferait qu'une bouchée de cette Bettany.
– Margareth, pour l'instant, vous ne parlez de cela à personne. Et quand je dis personne, j'inclus votre grand-mère.
– Je ne comptais pas en parler.
– Faites-moi confiance. Je vous promets que votre cousin sera innocenté d'ici peu. Laissez-moi seulement mener les affaires comme je l'entends.
– Je vous le promets.
Nathaniel allait revenir sur sa déposition. Quant à ses pratiques sexuelles, elle était certaine qu'il pourrait en guérir.
– Si on parlait d'autre chose. Comment se fait-il que vous soyez à l'université ? demanda Warren.
Un noël à River Falls
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