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Callwin n'avait pratiquement pas fermé l'œil.
Entre ses démons qui continuaient de la hanter et Margareth qui
n'avait pas donné de nouvelles, elle avait passé la nuit à se
ronger les sangs.
Margareth avait vingt ans. Quoi qu'elle lui ait
dit en partant, elle avait dû passer la nuit dans les bras de son
premier amour. Mais elle aurait pu lui envoyer un texto. Juste pour
lui dire que tout allait bien.
Callwin ouvrit un nouveau paquet de cigarettes.
Après son sevrage de quelques jours au manoir, elle s'était bien
rattrapée. Elle jeta un œil à sa montre. 8 h 15. Il était
encore tôt, mais elle ne tiendrait guère plus longtemps. Elle
alluma sa cigarette et se posta devant la fenêtre de sa chambre
d'hôtel.
Elle avait reçu une heure auparavant un mail de
Boris Randall, qui lui assurait que les lecteurs étaient ravis de
ses chroniques journalières et qu'il avait déjà des idées pour
d'autres sujets. Recrachant un épais nuage de fumée, elle sourit en
pensant à Barry. Il lui manquait terriblement. Elle avait besoin de
réconfort, de quelqu'un qui la serre dans ses bras et lui dise
« je t'aime ». Elle écrasa sa cigarette à moitié consumée
et composa le numéro de Gerald sur son portable. Tant pis si elle
les réveillait.
Apparemment il n'avait pas éteint son appareil.
C'était toujours ça. Mais après trois sonneries, la boîte vocale se
mit en marche. Elle eut un soupir amusé et raccrocha sans laisser
de message.
– Petites marmottes, chuchota-t-elle.
Elle se donnait une heure avant de rappeler.
– Gerald, je suis la tante de Margareth. Je vous
appelle pour qu'elle n'oublie pas de rentrer avant midi. Sinon,
finies les sorties.
Callwin n'aimait pas ça du tout. Ce n'était pas le
genre de Margareth, qui se levait chaque jour aux aurores.
Peut-être n'avait-elle pas dormi du tout…
– Rappelle-moi, petite dévergondée, murmura-t-elle
en regardant son téléphone désespérément muet.
Une heure plus tard, Callwin, ayant fini de se
ronger les ongles de la main droite, se décida à appeler Hurley.
C'était certainement ridicule, mais l'angoisse commençait à monter.
Elle avait besoin de se défaire de son mauvais pressentiment.
– Leslie ? s'étonna Hurley.
– Salut, Jessica, je ne te dérange
pas ?
– Non, mais tu ne devais pas être coupée du
monde ?
Callwin pinça les lèvres.
– Écoute, je t'expliquerai plus tard. Tu pourrais
me rendre un service ?
– Bien sûr. Dis-moi.
Callwin prit le bout de papier sur lequel était
inscrit le numéro de Gerald.
– J'ai besoin d'un nom de famille. J'ai le numéro
de portable et le prénom, ça te va ?
À l'autre bout du téléphone, Hurley ne cacha
pas sa surprise. Dans quoi s'était-elle fourrée ?
– C'est possible. Mais il va falloir que tu m'en
dises plus. Que tu me dises tout.
Callwin eut envie de lui dire de simplement lui
faire confiance. Mais après tout, c'était une demande légitime. La
confiance n'avait rien à voir dans cette affaire. Elle l'informa de
son départ du manoir, et lui raconta comment elle s'était prise
d'amitié pour une jeune fille des Enfants de Marie. Elle l'avait
sortie de la secte pour une soirée en amoureux. Depuis, le prince
charmant n'avait plus donné signe de vie.
– Une vraie mère poule, s'amusa Hurley à la fin de
son récit.
– Moque-toi. Tu verras, quand tu auras des
enfants.
Bien que ce ne soit pas du tout réglementaire,
Hurley lui promit de faire le nécessaire et de la rappeler le plus
vite possible.
Moins de vingt minutes plus tard, elle lui donnait
l'information.
– Gerald Perkins. Il habite sur Golden Hill. Je te
fais suivre le mail du FBI avec le fixe des parents et leur
adresse. Évidemment, tu gardes ça pour toi, OK ?
– Ne t'en fais pas. Merci, vraiment ! Je te
rappelle dès que je l'ai retrouvée. Bisous.
– À plus.
Callwin appela les parents de Gerlad.
– Allô ? fit une voix de femme.
– Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Je
voudrais parler à Gerald, s'il vous plaît.
– Il n'est pas rentré. Puis-je savoir qui vous
êtes ?
Après tout, ils étaient peut-être allés à l'hôtel
– peut-être même étaient-ils dans la chambre d'à
côté !
– Une amie, nous avions rendez-vous hier soir,
comme il n'est pas venu et qu'il ne répond pas sur son portable, je
me suis dit qu'il était peut-être chez lui.
– Il avait rendez-vous avec vous ? s'étonna
Mme Perkins, méfiante.
– Surtout, ne lui dites pas que j'ai appelé. Vous
savez comment il est. Il ne voulait pas dire qu'on se voie, mais on
s'aime vraiment, dit-elle en prenant un ton légèrement
juvénile.
Il y eut un silence, une hésitation. Finalement,
Mme Perkins lui conseilla de téléphoner à Kevin.
– Il m'a dit qu'il passait la soirée chez lui et
qu'il ne rentrerait peut-être pas. Je suis désolée qu'il vous ait
posé un lapin.
Mme Perkins était sincère. Pour une fois que
son fils s'intéressait à une fille plutôt qu'aux jeux
vidéo !
– Je vois très bien qui c'est. Ça vous ennuie de
me donner son numéro ?
– Non, je vous le passe tout de suite. (Et, tandis
qu'elle cherchait le numéro :) Comment vous
appelez-vous ?
– Leslie. Je suis en cours avec lui. Ça fait dix
jours qu'on sort ensemble. Vous me promettez de faire comme si vous
ne saviez rien ?
– Promis, dit Mme Perkins d'un ton amusé. Ah,
voilà le numéro.
Callwin le nota sur un papier, la remercia et
raccrocha. Elle appela aussitôt chez les parents de Kevin et après
être passée par Mme Fisher, elle eut le fils au
téléphone.
– Bonjour, Kevin. Est-ce que tu sais où est
Gerald ?
– Mais vous êtes qui ?
– Je suis la tante de Margareth. La fille avec
laquelle il est sorti hier. Depuis, plus de nouvelles. Si tu
pouvais me renseigner, tu m'enlèverais un sacré poids.
– Je suis désolé, mais je n'en sais rien. Je ne
savais même pas qu'il la voyait. Je vous jure, répondit-il,
stupéfait.
Il avait l'air tellement surpris que Callwin ne
doutât pas de sa sincérité !
« Et merde ! »
– Tu n'as pas une idée de l'endroit où il aurait
pu aller ? Il ne t'a vraiment rien dit ?
– Peut-être chez Luke. Je vous donne son
numéro.
Trois minutes plus tard, Luke lui tint le même
discours. Il ignorait où pouvait se trouver Gerald.
Callwin était revenue à la case départ.
10 h 36. Ce n'était pas normal.
Elle ne savait plus quoi faire. Elle reprit son
téléphone et rappela Hurley.
– Alors, tu les as retrouvés ?
– Non, et personne ne sait où ils sont. J'ai
téléphoné à ses parents et à ses meilleurs amis. Personne n'a de
nouvelles.
– Tu sais, s'ils ont fait l'amour pour la première
fois, ils ont peut-être envie que ça dure le plus longtemps
possible.
« Ça, c'est ce que j'aurais fait, mais pas
une fille comme Margareth. »
– Écoute, Jessica, là j'ai vraiment besoin d'un
gros service. Est-ce que tu peux voir avec ton mec s'il est
possible de trouver leur position à partir du portable de
Gerald ? (Elle marqua une pause, n'osant croire à cette
possibilité :) Peut-être ont-ils eu un accident sur une petite
route. Quand la batterie du portable s'éteindra, on n'aura plus
aucun moyen de les repérer pour les secourir.
Alertée par la panique qu'elle devinait dans la
voix de son amie, Hurley fut convaincue par ce dernier
argument.
– D'accord. Va voir Mike au commissariat. Dès que
nous avons leur position, vous irez ensemble.
– OK, j'y vais et merci.
Peu importait ce qu'elle pensait du shérif. Elle
saurait mettre de côté ses sentiments personnels, pour le bien de
Margareth.
Callwin se sentait de plus en plus mal. La
lieutenant Blanchett attendait avec elle dans la cafétéria du
commissariat.
– Ne vous en faites pas, on va les retrouver. Ils
risquent même de ne pas apprécier ! essaya de plaisanter
Blanchett.
Callwin avait tout raconté à Logan et à sa
lieutenant. Il était 11 h 15, l'hypothèse de l'accident
était de plus en plus plausible dans l'esprit de Callwin, qui ne
voulait cependant pas imaginer le pire.
– Vous avez certainement raison. Voir la police
débarquer en plein rendez-vous galant…, répliqua-t-elle, mais le
ton n'y était pas.
La porte de la salle s'ouvrit brusquement. Logan,
le visage fermé, s'adressa à Callwin.
– On a une position. Je viens d'envoyer un
hélicoptère avec des secours. Moi, je m'y rends en voiture, vous
venez ?
Callwin porta la main à sa bouche pour étouffer un
cri.
– Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda
Blanchett.
– Je n'en sais rien. Le signal nous indique qu'ils
sont à l'extérieur de la ville. À cinq cents mètres d'une
route de campagne. Ils ont très certainement eu un accident, avec
tout le verglas qu'il y a eu hier soir…
Callwin serra les mâchoires et s'efforça de se
ressaisir. « Ne lâche pas maintenant, ma grande. »
Ils sortirent du commissariat. Dans un silence de
mort, Logan, Blanchett et Callwin montèrent dans la Cherokee. Après
avoir donné à Blanchett une carte routière avec le lieu supposé de
l'accident entouré au feutre, Logan démarra en trombe et ouvrit la
CB sur le canal de l'hélicoptère des pompiers.
Callwin avait envie de lui dire de rouler plus
vite, mais ils dépassaient déjà largement les limites
autorisées.
« Mon Dieu, si jamais vous existez, faites
qu'elle soit en vie. Je vous en supplie », pria Callwin.
Ils venaient juste de sortir de la ville quand le
pilote de l'hélicoptère leur annonça qu'il avait en vue un pick-up
sur un chemin de terre, apparemment intact. Callwin explosa d'un
rire nerveux. Même Logan eut un franc sourire. Il aurait détesté
passer le réveillon avec deux jeunes cadavres sur les bras.
– Essayez de vous poser et allez leur parler,
dit-il, soulagé.
Assise à l'avant, Blanchett se tourna vers
Callwin.
– Je vous l'avais dit. Elle va sûrement être ravie
d'être surprise en plein ébat par un hélicoptère et la
police !
Callwin fut prise d'un fou rire
incontrôlable.
– C'est bon, on s'est posés un peu plus loin. On
va voir sur place, fit le pilote dans la CB.
Logan hocha la tête d'un air satisfait. Cette
conne de Callwin lui avait vraiment foutu la trouille ! Plus
de peur que de mal – c'est tout ce qui importait.
Ils avaient atteint la route de campagne quand le
pilote reprit contact.
– On est allés jusqu'à la voiture. Il n'y a aucune
trace des passagers. On a juste trouvé du sang sur le capot,
fit-il, troublé.
– Non, non, NON ! hurla Callwin à l'arrière
de la Cherokee.
Logan serra le volant à s'en faire mal aux
jointures. « Pas ça ! Pas ça ! »
Ils quittèrent le chemin de campagne. Moins de six
minutes plus tard, ils s'arrêtaient derrière le pick-up de
Gerald.
Le pilote, le médecin et les deux infirmiers qui
étaient à bord de l'hélicoptère étaient partis à la recherche du
portable de Gerald.
– Restez avec elle, dit Logan à Blanchett.
Il sortit de son véhicule et s'approcha du
pick-up. Le capot montrait des marques de coups et des traces de
sang. La terre était piétinée. On s'était battus. Il mit ses gants
et ouvrit la portière arrière. À première vue, rien d'anormal.
Pas d'indice probant.
Il devait prendre contact avec ses amis du FBI. Il
allait falloir sortir le grand jeu. Deux jeunes adultes disparus
dans la forêt. S'ils avaient été enlevés, les statistiques
démontraient qu'il ne leur restait guère plus de douze heures à
vivre. Soit jusqu'à minuit. « L'heure de naissance de ce
putain de Divin Enfant ! » jura Logan dans sa tête.
Il avait beau se dire qu'il ne fallait pas
s'emballer, au risque de commettre une nouvelle erreur de jugement,
c'était plus fort que lui. L'hypothèse d'un tueur en série le
taraudait.
– Shérif ! Venez voir ! cria un des
infirmiers.
L'homme était dans les fourrés, à près d'une
vingtaine de mètres de leur position. Le corps d'un jeune homme
reposait sur le sol.
– Il est mort, déclara l'infirmier après lui avoir
pris le pouls.
Logan se baissa vers Gerald. Il tâta ses poches et
y trouva le portable.
– Leslie, il faut que vous me disiez ce qu'ils
avaient prévu de faire, dit Logan en secouant Callwin qui le fixait
d'un regard vide.
– Je vous l'ai dit, elle ne réagit plus, intervint
Blanchett, assise à côté d'elle sur la banquette arrière.
Logan pensa à appeler le médecin. Sans doute
pourrait-il lui administrer un médicament quelconque qui lui ferait
recouvrer ses esprits. Il eut une bien meilleure idée… ça faisait
si longtemps qu'il en rêvait. Il lui donna une claque magistrale
sur la joue. Blanchett en resta muette, mais avant qu'elle ait pu
manifester son indignation, Callwin poussa un cri. Son regard
affolé leur fit comprendre qu'elle était enfin sortie de son état
léthargique.
Logan la prit par les épaules.
– Leslie, vous devez m'aider. Tout indique que
Margareth a été enlevée. Elle est sûrement encore en vie. Vous
devez nous dire où ils comptaient se rendre hier soir.
Déboussolée, Callwin mit un certain temps avant
que les mots du shérif arrivent jusqu'à sa conscience. Quand elle
comprit qu'il y avait une chance de sauver Margareth, toute
hystérie disparue, elle retrouva un semblant de calme.
– Au cinéma. Ils devaient aller au cinéma. Celui
du centre commercial.
Logan hocha la tête. Ils avaient enfin un début de
piste.
– On y va. (Puis, se tournant vers
Blanchett :) Tania, vous restez là, et vous attendez les
équipes du FBI qui ne vont pas tarder pour le relevé
d'indices.
Elle aurait préféré partir avec eux, mais un
représentant de la loi devait rester sur place.
Logan remit le contact, fit demi-tour et,
attrapant sa CB, demanda à Heldfield et à Portnoy de le rejoindre
au centre commercial.
Une première hypothèse s'échafaudait dans son
esprit. Vu l'endroit où se trouvait le véhicule, il semblait
impossible que le (ou les) tueur les ait surpris par hasard. Le
plus probable était qu'ils avaient été suivis. Avec un peu de
chance, les caméras de surveillance du mall révéleraient quelque
chose.
– Tout est informatisé. Il vaut mieux que mes
hommes vous aident plutôt qu'on perde du temps à vous expliquer
comment ça fonctionne, fit le chef de la sécurité du mall.
L'alerte enlèvement passait en boucle depuis une
demi-heure. Elle avait été déclenchée juste après qu'une équipe de
police était allée annoncer la mort de Gerald à sa famille. Un sale
boulot dont le lieutenant Morris avait bien voulu se charger,
accompagné de la sergent Linds.
– OK, fit Logan.
Ils étaient dans le PC sécurité et avaient affiché
sur un des écrans les photos de Margareth et de Gerald.
– Je l'ai déposée juste après 19 heures à
l'entrée principale, indiqua Callwin, qui se rongeait la peau
autour de ses ongles.
Il y avait une dizaine d'écrans de contrôle devant
eux. Chacun pouvait recevoir huit vidéos en même temps. Deux hommes
se tenaient derrière des commandes aussi sophistiquées que celles
d'une tour de contrôle. Sur l'écran principal, une vue de l'entrée
apparut en temps réel. L'heure et la date était indiqués en haut à
droite.
12/23. 7 PM. Il faisait nuit. Des dizaines de
personnes entraient et sortaient. Seules, en famille, entre amis,
avec ou sans Caddie.
– Mettez sur pause. S'il était à l'heure, Gerald
doit être là, intervint Callwin.
La caméra était placée en hauteur et on avait du
mal à voir les visages, surtout sur l'image fixe.
Tous cherchèrent du regard un individu qui pouvait
ressembler au jeune homme sur la photo. Quatre ou six personnes
pouvaient correspondre. Un des agents de sécurité tenta de zoomer,
mais la qualité de l'image était exécrable.
– Je vais faire accélérer les bandes. Vous devrez
repérer les personnes qui bougent peu. Des personnes qui attendent
quelqu'un, fit l'agent de sécurité.
– Bonne idée, allez-y.
Logan regarda sa montre. Midi et quart. Moins de
douze heures avant que les statistiques ne scellent la vie de
Margareth. Les images s'accélérèrent. Très vite, trois personnes
furent repérées. Deux hommes et une femme. Une chance sur
deux.
– Stop, c'est elle ! s'écria Callwin quand
elle vit une silhouette bondir sur un des deux hommes.
L'agent fit une pause et revint en arrière,
remettant la scène à vitesse normale.
– Vous êtes certaine ? demanda Logan,
dubitatif.
La jeune fille était en jean, les cheveux
détachés. Rien à voir avec la photo trouvée dans le dossier
universitaire de Margareth, sur laquelle elle portait des grosses
lunettes et un chignon.
– C'était un rendez-vous amoureux. Je n'allais pas
la laisser y aller comme ça, fit Callwin en montrant la
photo.
Personne n'eut le cœur à sourire.
L'agent remit la bande en marche.
– Il ne nous reste plus qu'à les suivre et à
observer le comportement des gens qui les entourent, reprit
Logan.
Avec un parfait professionnalisme, l'agent retraça
la soirée de Margareth et de Gerald, retrouvant les bandes de
chaque caméra devant lesquelles ils étaient passés.
À leur surprise, ils n'allèrent pas au
cinéma, mais au restaurant Pizza Hut. Logan fit accélérer la bande
jusqu'à ce qu'ils en ressortent. Callwin ne put retenir des larmes
quand Gerald passa son bras sur les épaules de Margareth et que
celle-ci se serra contre lui.
Dans le PC sécurité, tout le monde retenait son
souffle, ému par cet amour naissant.
– Regardez. Là ! fit le chef de
sécurité.
Vingt années d'expérience sur ce poste. Il avait
l'œil.
Il désigna sur l'écran un groupe de quatre
personnes, dont une avait le bras tendu en avant.
– Reviens en arrière. Regardez-les bien.
Deux couples se moquaient de Margareth et de
Gerald. Ils tâchèrent désormais de suivre d'un côté leur couple
d'amoureux, de l'autre, les quatre jeunes gens. Ils virent la
voiture de Gerald quitter le parking, suivie par la grosse berline
des autres jeunes gens. Un gros plan permit de déchiffrer la plaque
d'immatriculation, mais les visages n'étaient pas très
reconnaissables.
– Vous avez fait du très bon travail. Je vous
remercie, dit Logan, partagé entre soulagement et écœurement.
Ce n'était pas un serial killer, mais des petits
cons qui s'en étaient pris à plus faibles qu'eux.
– Attrapez-les. Il faut qu'ils payent pour ce
qu'ils ont fait, dit le chef de sécurité.
– Comptez sur moi !
13 h 10. Logan se gara sur les hauteurs
de Golden Hill, devant la villa des Berkley.
Il avait fait tout le chemin avec pour seule
compagnie une Callwin mutique. Pourtant il n'y avait eu aucun
malaise entre eux. Perdu dans des pensées moroses, chacun se
satisfaisait de la présence de l'autre.
Ils sortirent du véhicule et sonnèrent au portail.
Une voix leur répondit par l'interphone.
– C'est pour quoi ?
– Je suis le shérif Logan. J'aurais quelques
questions à poser à votre fils.
Un silence, puis un déclic et le portail
s'ouvrit.
Une femme très bien habillée, maquillée et
siliconée, affichant un sourire artificiel, les attendait à
l'entrée de la maison.
– Je suppose que vous venez pour
l'accident ?
Logan fronça les sourcils.
– Oui. Votre fils est là ?
– Non, il est chez sa petite amie. Vous voulez que
je le prévienne ?
– Non, vous allez nous y conduire, si vous voulez
bien.
La femme perdit de sa superbe et s'inquiéta
enfin.
– Mais ce n'est que de la tôle froissée. Rien de
plus.
– Où est la voiture ?
– Robert a dormi chez sa petite amie. Qu'est-ce
que vous lui voulez ? Un simple délit de fuite pour de la tôle
froissée. Vous n'allez pas l'inculper pour ça ?
– C'est ce qu'il vous a dit ?
– Oui, pourquoi ? Il y a un
problème ?
– Je ne sais pas. C'est à lui de nous le dire. Je
vous en prie, veuillez nous suivre.
Mme Berkley hocha la tête et, après avoir
averti la femme de ménage qu'elle s'absentait un moment, elle
s'enveloppa dans un superbe manteau de fourrure et monta dans sa
BMW.
– Vous me suivez ?
Un quart d'heure plus tard, ils arrivaient devant
chez les Marstein. La mère de Melany, clone de Mme Berkley,
eut la même réaction face à la police. Elle leur dit qu'elle ne
savait pas où était sa fille. Par un coup de téléphone de la mère à
sa fille, Logan obtint une troisième adresse.
Ils reprirent la route et arrivèrent devant la
villa des Rosberg, les parents de la deuxième jeune fille.
« Beaucoup trop de voitures pour une seule famille », se
dit Logan en se garant. Il sonna. Les quatre étudiants sortirent de
la villa.
– Qu'est-ce que vous nous voulez ? fit le
plus grand d'entre eux.
– Robert, qu'est-ce que vous avez fait ?
s'alarma Mme Berkley, qui les avait suivis.
– On n'a rien fait du tout. Je te l'ai dit. On a
eu un accident.
– Je pourrais voir la voiture ? demanda
Logan, qui n'aimait pas du tout les manières de ces jeunes
gens.
– Pas de bol, mon père vient de l'emmener à la
casse, intervint Lindsay Rosberg.
– Quelle casse ? tonna Logan.
Les sales petits enfoirés voulaient faire
disparaître les traces ! Qui sait si le corps de Margareth
n'avait pas été dissimulé dans le coffre ; il serait bientôt
broyé par les mâchoires d'un démolisseur de ferraille.
– Je ne sais plus.
– Ne jouez pas au plus malin avec moi.
– Mais qu'est-ce que vous avez fait ? répéta
Mme Berkley.
– On n'est pas obligés de vous parler. On n'a rien
fait, et si vous avez un problème, inculpez-nous de ce que vous
voulez et adressez-vous à notre avocat, reprit la jeune fille avec
un aplomb incroyable.
« Tu crois que ton pognon te préserve de
tout, petite peste. Tu vas voir qui va gagner à ce petit
jeu. »
Callwin se jeta sur Lindsay et d'une prise la
serra à la gorge, jusqu'à l'étrangler.
– Dites-nous où votre père est parti ou je vous
jure que je la tue.
Logan avait sorti son arme, qu'il braqua sur la
tête de la journaliste.
– Je n'ai rien à perdre. Alors, parlez ou je lui
brise la nuque.
Les étudiants se regardèrent, stupéfaits et
terrifiés. Même Logan fut impressionné par le ton déterminé de
Callwin. Elle paraissait capable de le faire.
– C'est bon. Lâchez-la. Il est parti chez Cars'n
Crash, indiqua Theo, le petit ami de Lindsay.
« Jamais entendu parler », se dit Logan.
Il prit son portable et demanda à un de ses sergents de joindre
cette casse et de demander si une Mercedes Benz gris métallisé y
avait été apportée.
Le temps sembla s'arrêter.
Callwin avait relâché Lindsay, qui la regardait
les yeux chargés de haine.
Logan n'avait pas rangé son arme, prêt à tirer en
l'air si besoin était pour calmer tout le monde.
– OK, parfait. Tu m'envoies une voiture dans
chacun des domiciles suivants (il les lui énuméra) et demande un
mandat au juge Beckett. Tu lui dis que c'est pour le rapt de
Margareth.
– Quoi ? s'étrangla Mme Berkley.
L'ignorant, Logan se retourna vers les quatre
étudiants.
– Vous êtes en état d'arrestation. Tout ce que
vous pourrez dire à partir de maintenant…
Et il leur énonça leurs droits.
Il était 14 h 45 quand ils arrivèrent au
commissariat.
Théo était monté devant avec Logan. Callwin était
coincée entre les trois autres à l'arrière. Logan leur avait
interdit de parler. Le silence était pesant.
Dès leur arrivée, des agents menottèrent les
quatre prévenus avant de les mener dans des pièces séparées pour
les interroger.
– Mike, je peux te parler une seconde ?
demanda Hurley.
Elle n'avait rien à faire là, mais il n'était pas
mécontent de la voir.
– Écoute, je n'ai pas vraiment le temps. On va
interroger les gamins. D'ailleurs, si tu veux nous aider, pas de
problème, je t'en confie un.
– D'accord, mais avant, juste une seconde, je veux
savoir comment va Leslie ?
– Demande-le-lui. Elle est dehors, elle fume une
cigarette. Rejoins-moi en salle d'interrogatoire.
Il y avait une effervescence peu commune dans le
commissariat en cette veille de Noël. Logan avait dû rappeler
nombre de ses agents pour aller perquisitionner chez les prévenus
et interroger leurs proches. L'affaire était déjà évoquée dans les
flashs d'information. Des appels à la prière pour retrouver
Margareth saine et sauve étaient lancés par tous les religieux du
coin. Des rassemblements s'étaient formés dans les églises, où l'on
priait avec ferveur. « Balivernes ! » avait pesté
Logan en découvrant tout ce cirque.
Hurley sortit du commissariat. Sous un ciel
menaçant et dans un froid glacial, elle retrouva Callwin près du
grand sapin de Noël.
– Leslie, comment tu te sens ?
Emmitouflée dans son manteau, elle haussa les
épaules. Hurley nota les énormes cernes sous ses yeux rougis.
– Tu devrais rentrer chez toi et essayer de
dormir. On va s'occuper de tout, dit-elle en lui posant une main
affectueuse sur l'épaule.
– C'est de ma faute, de ma putain de faute !
Si on la retrouve morte, je ne me le pardonnerai
jamais !
Elle tira sur sa cigarette et expulsa un épais
nuage de fumée.
– Ne dis pas ça. Tu n'y es strictement pour rien.
Tu as juste essayé d'aider une jeune fille à s'épanouir. Et puis,
mets-toi bien ça dans la tête, personne n'aurait pu imaginer ce que
ces quatre-là allaient faire. Personne.
Callwin parut ne pas l'entendre. Elle était
ailleurs. Elle n'espérait plus retrouver Margareth vivante. Elle
attendait seulement la confirmation.
– Je retourne à l'intérieur. Surtout, tu ne
rentres pas seule. Tu dois te faire raccompagner. Tu me le
promets ?
Callwin la regarda et quand elle comprit que
Hurley ne bougerait pas avant d'avoir obtenu sa promesse, elle
acquiesça.
– Je te le promets. Rentre, tu vas attraper la
crève.
Hurley lui aurait bien tenu compagnie, mais
l'urgence était de retrouver Margareth. Elle se dirigea directement
vers la salle d'interrogatoire. Une jeune fille se trouvait face à
Logan. Le maillon faible, avait-il tout de suite noté. Elle n'avait
pratiquement pas parlé et jetait des regards implorants, tout en
tentant de paraître sereine.
Hurley entra et se posa dans un coin de la pièce,
laissant son homme agir mais prête à prendre le relais en cas de
nécessité.
– Bon, on ne va pas y aller par quatre chemins. On
sait que c'est vous qui avez agressé Margareth et Gerald. Ça ne
sert à rien de nier. On a des bandes vidéo qui vous montrent en
train de les suivre à la sortie du mall. Qui plus est, les experts
de la police scientifique ont relevé un tas d'empreintes sur le
lieu du crime. Dès que nous aurons les mandats, nous allons faire
des prélèvements pour les comparer aux vôtres. Nous avons même
retrouvé un chewing-gum dans un reste de vomi.
Melany s'arrêta de mâcher et blêmit.
– Si c'est le tien, on aura vite fait de prouver
que tu étais sur la scène du crime.
– Je vous ai dit que je ne parlerais qu'en
présence de mon avocat, dit-elle en évitant son regard.
Logan lui fit un sourire, les lèvres
pincées.
– Tu connais tes droits, c'est bien. Maintenant je
vais t'expliquer ce qui va se passer pour toi. Il faut bien que tu
comprennes que nous vous tenons et qu'aussi fort que soit votre
avocat, vous n'échapperez pas à un procès pour meurtre et
enlèvement. Et c'est nous, la police (fit-il en se désignant des
pouces) qui allons monter le dossier. S'il nous manque des preuves
accablantes, je pourrai toujours arguer de ma forte présomption et
dire que c'est toi l'instigatrice, que les autres n'ont fait que
suivre tes ordres. Tu en prendras pour vingt ans minimum, si ce
n'est la perpétuité – ou même la peine de mort.
Dans son coin, Hurley étudiait les réactions de
Melany. Logan jouait sa partition à merveille. Elle ne donnait pas
cinq minutes à la jeune fille avant qu'elle ne déballe tout.
– Je vais te dire ce qui s'est passé hier soir.
Vous sortiez entre amis et vous avez reconnu Margareth. Tu sais, la
timbrée habillée comme une Amish, sauf qu'hier soir, elle s'était
faite belle pour plaire à un petit gars comme vous. Un fils de
riches. Et ça, ça ne vous a pas plu du tout. On ne se mélange pas
avec la plèbe. Alors vous les avez suivis pour leur donner une
leçon. Ils s'étaient arrêtés pour passer une belle nuit romantique.
Quand vous êtes arrivés, vous avez sorti Gerald de sa voiture dans
l'intention de lui foutre une raclée, mais manque de bol, vous
l'avez tué. Vous avez pris peur et avez essayé de cacher son corps.
Et quand vous avez réalisé que ça ne servirait à rien, vous l'avez
laissé sur place et vous avez enlevé Margareth. Alors maintenant,
de deux choses l'une. Soit elle est morte et tu m'expliques
comment, soit vous la détenez quelque part et tu as intérêt à me
dire où, car je suis prêt à mettre hors de cause le premier d'entre
vous qui me dira tout, fit-il avant de la laisser digérer ce long
monologue.
Il s'adossa à son siège, le regard fixé sur le
visage baissé de Melany. Elle tremblait de peur, et n'arrêtait pas
de taper du pied.
– Je sais bien que tu n'as pas l'étoffe d'une
tueuse, mais je n'hésiterai pas à te jeter en prison pour de
longues années avec tes camarades si tu persistes à les
protéger.
Elle redressa la tête. Sa détresse n'émut
nullement Logan. Elle explosa en sanglots et abdiqua
enfin :
– On n'a rien fait. Je vous le jure. On voulait
juste leur faire peur. Rien de plus. C'est Lindsay qui a eu l'idée.
Moi je m'en foutais. J'aurais préféré aller au cinéma comme
prévu.
Logan n'essaya pas de lui faire accélérer son
débit. Le moindre mot pouvait la bloquer, compte tenu de l'état de
fragilité mentale dans lequel elle se trouvait.
– Theo et Robert ont sorti Gerald de la voiture et
ont commencé à le frapper. Ils avaient trop bu. Ils ne se sont pas
rendu compte de la violence de leurs coups. Je leur ai dit
d'arrêter, je vous le jure, mais ils étaient comme sourds. C'est là
qu'on a entendu un coup de feu.
Logan ferma les yeux et serra les poings.
Qu'est-ce que c'était que cette histoire ?
– On n'a pas compris, puis on a vu une silhouette
s'approcher de nous avec une de ces lampes torches aveuglantes. On
n'y voyait rien. Il a tiré sur notre voiture et nous a ordonné de
partir. On n'a pas cherché à comprendre. On est tous rentrés
dare-dare dans la voiture en priant pour qu'il ne nous tire pas
dessus. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Je vous jure que
c'est la vérité.
– À quoi ressemblait l'homme ?
N'avez-vous rien remarqué ? Sa voix ? Il était jeune,
vieux ?
– Je n'en sais rien. J'avais tellement peur qu'il
nous tue ! Je sais seulement que ce n'était ni un gamin ni un
vieillard.
Et elle se remit à pleurer.
Logan en savait suffisamment et était tenté de la
croire. Mais cela signifiait une seule chose : il y avait un
nouveau maniaque en ville !
– Tu veux boire quelque chose ? Un
chocolat ? Un café ? lui demanda Hurley, qui s'était
approchée.
– Oui, un chocolat, s'il vous plaît, balbutia la
jeune fille.
Logan se leva et suivit Hurley qui quittait la
pièce.
– Tu crois qu'elle nous ment ?
– Non, ça se tient. Elle était vraiment
terrorisée, elle n'aurait pas inventé une telle histoire. De toute
façon, nous allons comparer avec les autres.
– Et maintenant qu'elle a parlé, les autres vont
très vite se mettre à table, ajouta Logan, sur la même longueur
d'onde.
Il appela ses agents partis au Cars'n Crash et
leur demanda s'ils avaient repéré un impact de balle sur la
Mercedes de Théo.
– Oui. Un calibre 38.
Melany ne mentait pas. À moins qu'ils n'aient
eux-mêmes tiré pour se créer un alibi…
– Amenez-moi le grand con, fit-il en parlant de
Theo.
Moins d'une demi-heure plus tard, en présence de
son avocat qui l'incita à tout déballer, puisque Melany l'accusait
de coups et blessures ayant entraîné la mort, Theo passa à table.
Il leur servit la même histoire que Melany, à un détail près :
il jura que Gerald était toujours en vie quand ils s'étaient
enfuis.
– Et s'ils nous menaient tous en bateau ? se
demanda Hurley après ce second interrogatoire.
Elle avait du mal à se faire une idée. Les pleurs
de Melany lui avaient paru sincères. Mais n'était-ce pas la force
des pervers de jouer l'empathie pour manipuler autrui ?
– Est-ce qu'on a un autre choix que de les croire,
pour le moment ?
– Je ne voudrais pas qu'ils aient caché Margareth
quelque part et qu'ils la tuent dès qu'on les relâchera, dit
Hurley. Tu me laisses interroger la deuxième fille ?
Logan, lui aussi, avait envisagé cette
possibilité. C'est pourquoi il comptait les mettre sous filature
dès que le procureur aurait prononcé leur mise en liberté.
– OK, je te laisse faire, répondit-il, ne cessant
de penser aux minutes qui défilaient.
15 h 40. Il était plus que temps d'aller
faire un tour chez les sans-abri qui squattaient les scieries
désaffectées, ainsi que dans les deux fermes les plus proches du
lieu où avait été retrouvé le pick-up de Gerald. Il organisa ses
patrouilles, et alors qu'il sortait du commissariat en compagnie du
lieutenant Heldfield, Callwin s'approcha de lui et lui demanda des
nouvelles. Il la regarda sans aucune animosité. Étrange, comme
l'adversité pouvait souder deux êtres que tout séparait.
– À en croire nos suspects, une tierce
personne serait intervenue et les aurait mis en fuite. Un maraudeur
ou un fermier des alentours, à tous les coups. Vous voulez monter
avec nous ?
– Non merci, dit la journaliste, soulagée.
Elle avait tellement craint qu'ils aient avoué
l'avoir tuée et enterrée quelque part ! Mais était-ce un sort
préférable d'être aux mains d'un pervers ?
Callwin regarda le shérif monter dans sa Cherokee.
Elle eut un léger vertige et se décida à retourner à l'hôtel pour
se reposer.
Simon Beaver était fatigué. Comme chaque veille de
réveillon, il avait passé une très mauvaise nuit. L'image de son
petit frère resurgissait sans fin des tréfonds de sa mémoire.
Néanmoins, il avait réussi à se lever, à venir au
centre commercial et à enfiler sa tenue de père Noël. Depuis quatre
heures, il prenait la pose pour des parents tout heureux de voir
leurs rejetons dans les bras du père Noël.
Il n'avait qu'une envie, se coucher et être déjà
au lendemain.
– Bonjour, père Noël, dit une petite voix.
Beaver regarda l'enfant qui s'adressait à lui, et
crut que son cœur allait s'arrêter. C'était Jonathan ! Il leva
les yeux et aperçut son ex-femme accompagnée d'un type qui avait
l'âge d'être son père. Son nouveau mari.
– Je peux m'asseoir sur vos genoux ? demanda
poliment Jonathan.
Beaver le regarda, incapable de prononcer la
moindre parole. Son propre fils ne le reconnaissait pas.
– Eh bien, père Noël, soyez gentil, vous pouvez
lui dire bonjour, fit le nouveau mari d'un ton légèrement
agressif.
Beaver regarda l'homme puis Stella. Elle avait la
main devant la bouche, de grosses larmes roulaient sur ses
joues.
– Chérie, qu'est-ce qui se passe ? s'alarma
le mari.
– Maman, pourquoi tu pleures ? ajouta
Jonathan, inquiet lui aussi.
À l'abri derrière sa longue barbe blanche,
qui lui mangeait tout le visage, sa capuche et ses gros sourcils
blancs, Beaver était méconnaissable. Mais pas pour la femme qu'il
avait aimée durant des années.
– Je ne me sens pas bien. On rentre, dit-elle
d'une voix étranglée.
– Maman, je veux ma photo ! réclama Jonathan
du haut de ses sept ans.
Beaver l'attrapa par la main et le prit sur ses
genoux. Le photographe fit son travail, mais il n'aimait pas ce
qu'il voyait.
– Un sourire, père Noël, dit-il d'un ton
agacé.
Beaver se força à sourire et relâcha
Jonathan.
– Merci, fit le mari d'un ton particulièrement
désagréable.
Beaver se leva de son trône. Son regard croisa
celui de Stella, qui se détourna vivement.
– Je vais faire une pause, je reviens, dit-il au
photographe.
Le chef de la sécurité du mall s'étira en poussant
un puissant râle de satisfaction. 18 h 57. Plus que trois
minutes et les magasins fermeraient leurs portes. Le temps de
laisser sortir les derniers clients, et il pourrait rentrer chez
lui fêter le réveillon en famille, avec sa tendre épouse et leurs
trois enfants.
On frappa à la porte du PC sécurité. Il alla
ouvrir.
– Bonsoir, excusez-moi de vous déranger. Je sais
que vous allez fermer, mais j'aimerais revoir les bandes, s'il vous
plaît, dit Callwin.
La première impulsion de l'homme fut de la
rembarrer. Ce n'était plus l'heure ! Mais son sens du devoir
reprit le dessus. Margareth n'avait toujours pas été retrouvée.
Alors, il demanda à son subordonné de remettre les bandes de la
veille.
– Qu'est-ce que vous voulez voir exactement ?
Ce sont bien les petits jeunes que vous avez attrapés,
non ?
Il avait vu leur tête aux informations, sur un des
multiples moniteurs de la pièce. Deux garçons et deux filles. Des
enfants de riches qui s'en étaient pris à un pauvre garçon
uniquement parce qu'il sortait avec une bigote. Où allait le
monde ? !
– Oui, et non, il se pourrait qu'il y ait un autre
complice, avança-t-elle prudemment.
L'avocat des jeunes gens avait prétendu, pour leur
défense, qu'un inconnu serait intervenu et les aurait chassés. Le
chef de la sécurité n'y croyait pas un seul instant. Mais si les
parents faisaient jouer leurs relations, cette version pouvait être
validée. Il n'y avait pas de justice !
– OK, revoyons ça.
Ils repassèrent les bandes et étudièrent les
clients sur le passage du jeune couple. Alors que Callwin
commençait à perdre espoir, l'assistant marqua une pause.
– Lui, fit-il en pointant un type en jean, avec un
chapeau sur la tête. Ça fait deux fois que je le vois regarder des
vitrines sans bouger.
Beaucoup plus attentifs, ils suivirent son
parcours. Effectivement, il était en deuxième filature. Sa voiture
sortit juste après celle des étudiants. Le numéro était clairement
identifiable.
– Vous pouvez me faire une copie d'écran ?
demanda Callwin, qui se retenait d'exulter.
Elle était à présent certaine que Margareth était
en vie.
– Tenez, et bravo. Je n'aurais jamais pensé à ça,
reconnut le chef de la sécurité, heureux d'avoir pris sur son temps
pour trouver le véritable coupable.
Callwin lui sourit.
– On n'est pas payés pour rien, fit-elle en lui
laissant entendre qu'elle travaillait pour la police. En tout cas,
je vous remercie pour votre aide.
Elle sortit en hâte. Ce petit somme à l'hôtel lui
avait fait un bien fou. Il lui avait surtout permis d'étudier à
nouveau les faits sous tous les angles. Elle ne voulait pas
commettre la même erreur que Logan sur l'enquête de Lewis Stark.
Elle devait prendre le temps de la réflexion, envisager toutes les
hypothèses. Par exemple, le jeune couple avait pu être filé par
deux groupes distincts : les quatre étudiants et une tierce
personne. L'homme qu'accusaient les étudiants.
Callwin avait reconnu la silhouette dès que
l'assistant du chef de sécurité l'avait pointée du doigt. Même s'il
ne portait plus son accoutrement habituel, il avait conservé sa
barbe.
Elle devait tout raconter à la police.
Mais elle avait quelque chose à faire avant.
Contrairement à son habitude, Beaver ne retourna
pas à son poste et garda son costume de père Noël. Ses plans pour
la soirée étaient tout tracés. Ce n'était pas plus mal de mourir
ainsi.
Il s'arrêta dans une supérette du centre
commercial. Les clients qui le croisèrent lui sourirent, jusqu'à ce
qu'il arrive dans l'allée des alcools et prenne deux packs de bière
et une bouteille de whisky.
Quelle honte ! Quel exemple pour la
jeunesse !
Il se moquait éperdument de ces réflexions
offusquées. C'était presque amusant. Sous l'œil outré du caissier,
il paya son dû et s'éloigna. Les vigiles n'allaient pas tarder à
surgir pour lui demander de rendre son costume, alors il força le
pas. Il évita le parking et partit en direction de la voie rapide.
Il la longea un long moment sur le côté extérieur, avant d'enjamber
la rambarde de sécurité. Il était tout juste 18 h 30. La
nuit était déjà tombée. La circulation était fluide.
La soirée allait être dantesque, se dit-il en
ouvrant sa première canette.
Il but sa première gorgée de bière comme s'il
buvait le sang du Christ. C'était divin. Il se mit à entonner un
vieux cantique de Noël et commença à se perdre dans ses
souvenirs…
Callwin se gara un peu à l'écart des autres
voitures du manoir. Il faisait nuit noire. Les fenêtres étaient
toutes éclairées. Cela lui fit un drôle d'effet de revenir ici
après les quatre journées qu'elle avait passées enfermée dans sa
chambre d'hôtel.
Elle prit une grande inspiration et sortit de son
Hummer.
La neige recommençait à tomber à petits flocons.
Elle prit soin de ne pas glisser et monta jusqu'au perron. La porte
s'ouvrit sur la carrure imposante d'un des membres de la
communauté.
– Vous n'êtes pas la bienvenue ici, dit l'homme
d'un ton lourd de reproches.
– Je dois parler à Miss Richardson. Dites-lui
qu'il faut à tout prix que je lui parle.
L'homme la toisa de toute sa hauteur et lui
demanda :
– Vous avez des nouvelles de
Margareth ?
– Non, malheureusement pas, dit Callwin, qui
insista : Dites-lui que je veux la voir, je vous en
prie.
Des pas se firent entendre. Nathaniel venait de
les rejoindre.
– Grand-mère veut vous parler, dit le
garçon.
Il était sorti de l'hôpital dans la matinée et
avait aussitôt regagné sa communauté.
– Heureux de voir que tu es guéri, dit Callwin
d'un ton plein de sous-entendus.
Comment le garçon pouvait-il s'être ainsi
dédit ?
– Merci, fit-il, paraissant ne pas percevoir
l'ironie de Callwin.
Elle entra à sa suite dans le manoir. Ils
montèrent directement au premier étage jusqu'au grand salon. Miss
Richardson, dans son fauteuil près de la fenêtre, s'y trouvait
seule avec son chat sur les genoux.
– Nathaniel, veux-tu bien nous laisser, s'il te
plaît.
– Oui, grand-mère.
Il sortit et referma la porte derrière lui.
Callwin s'avança. Elle redoutait de se trouver face à celle qu'elle
avait trahie.
– Je devrais vous détester pour ce que vous avez
fait, dit la vieille femme, le regard lointain.
D'une main machinale, elle caressait son chat avec
un calme apparent.
Callwin se rapprocha. Il était temps qu'elle
s'excuse.
– Je n'ai jamais pensé à mal. Je voulais seulement
que Margareth s'épanouisse. Elle était amoureuse. J'ai cru bien
faire, dit-elle, la gorge sèche.
Miss Richardson leva enfin les yeux sur elle. Un
regard triste duquel toute trace d'autorité avait disparu.
– Pourquoi croyez-vous que nous nous coupions du
monde ? Pour éviter de tels drames. La luxure corrompt votre
société. Vous n'avez plus aucune valeur.
Cela était dit sans colère mais avec une grande
lassitude. Callwin était venue dans une intention bien précise.
Elle comprit alors qu'elle pourrait faire d'une pierre deux
coups.
– Je vais vous dire pourquoi je ne crois plus en
Dieu, dit-elle, se sentant prise d'un vertige qui l'obligea à
s'appuyer contre la fenêtre.
Elle ferma les yeux pour juguler la terrible
émotion qui la saisissait chaque fois qu'elle y repensait.
– J'avais huit ans. J'étais une petite fille
pleine d'énergie et d'insouciance. J'adorais mon père. C'était un
véritable héros à mes yeux. (Les larmes coulèrent.) Mais un jour,
il m'a, il m'a… (Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang et
reprit.) Il m'a forcée à faire des choses, des choses ignobles.
Chaque soir, je priais pour que cela cesse. Cela a duré deux
longues et interminables années, avant que ma mère nous
surprenne.
Elle était à deux doigts de la crise de panique.
Elle prit de grandes gorgées d'air avant de conclure.
– Dieu n'existe pas, madame Richardson. Et s'il
existe, c'est encore pire. Un dieu qui laisse violer des petites
filles ne mérite que haine et mépris.
Elle avait enfin réussi à sortir le démon de sa
cage. Pour l'heure, elle ne se sentait guère mieux.
– Qu'Il existe ou qu'Il n'existe pas est
secondaire à mes yeux, mademoiselle Callwin. Ce qui importe, c'est
Son message, Ses commandements. Si chaque être humain les suivait
un tant soit peu, aucune petite fille n'aurait à subir les
abominations que vous avez subies.
Callwin la regarda, étonnée, pas certaine de tout
saisir. Ne venait-elle pas d'avouer qu'elle ne croyait pas en
Dieu ?
– Est-ce ce dont vous souhaitiez me parler ?
reprit Miss Richardson sur le même ton lointain.
Callwin se promit de revenir discuter avec elle.
Il fallait qu'elle aille plus loin. Du moins si Margareth revenait
vivante.
– J'ai besoin de m'excuser auprès d'Ethan. Je sais
qu'il est amoureux de Margareth. J'ai besoin de lui demander pardon
pour le mal que je lui ai fait.
Miss Richardson hocha la tête.
– Nous allons aller le chercher, fit Miss
Richardson, pour qui le pardon était l'un des fondements de la
croyance.
– Je serai dans ma voiture. Qu'il m'y rejoigne, si
cela ne le dérange pas.
– Allez-y.
Miss Richardson lui indiquait la porte. Callwin
lui fit un petit sourire et la quitta.
La neige s'était arrêtée de tomber. Le ciel était
opaque. Elle retourna d'un pas vif à sa voiture, ouvrit sa boîte à
gants et en sortit son dernier achat, qu'elle mit dans la poche de
son manteau.
Ethan arriva cinq minutes plus tard.
– Bonsoir, vous vouliez me parler ?
demanda-t-il avec un air méprisant.
– Oui, mais d'abord, tu vas t'asseoir au
volant.
Ethan fronça les sourcils.
– Pourquoi ? On vous a retiré votre permis de
conduire ?
Callwin sourit et sortit son arme de sa
poche.
– Parce que tu es un homme mort si tu ne le fais
pas.
Elle avait pris soin de se garer suffisamment loin
pour éviter que des curieux aux fenêtres puissent deviner ce
qu'elle faisait.
Ethan ne broncha pas et attrapa les clés qu'elle
lui envoya. Il se mit au volant. Faisant attention à le garder dans
sa ligne de mire, elle s'assit côté passager.
– Maintenant, tu vas m'emmener là où tu retiens
Margareth. Si tu tentes quoi que ce soit, je prendrai ça pour un
aveu et je te tuerai comme le chien que tu es.
Il ne dit rien, n'essaya même pas de se défendre.
Elle avait visé dans le mille.
Dans toute affaire de jalousie, il y avait soit un
garçon jaloux, soit une fille jalouse. Dans le cas de Margareth,
cela pouvait-il être le mobile ? Callwin s'était posé la seule
bonne question : qui pouvait avoir envie de tuer Gerald et de
kidnapper Margareth ?
Un homme amoureux de Margareth.
Dès qu'elle avait vu sa silhouette sur l'écran de
contrôle du PC sécurité, son hypothèse s'était confirmée.
– Je n'ai pas fait de mal à Margareth, dit Ethan
d'un ton serein en mettant le contact. Elle est à l'abri, elle a
besoin de se reposer.
« Il essaye de te rassurer. Fais très
attention. Il te tend un piège. »
– Je veux bien te croire. Je veux juste m'en
assurer.
Ethan hocha la tête et roula prudemment sur le
chemin de terre avant de prendre la voie rapide, qu'il abandonna un
peu plus loin. Durant tout le trajet qui les mena sur un petit
chemin, elle commença à regretter de ne pas avoir appelé la police.
Serait-elle capable de tirer si nécessaire ? Et puis…
n'importe qui à la place d'Ethan aurait tenté de se disculper du
meurtre de Gerald. Pourtant, il n'avait posé aucune question. Il
n'avait même pas cherché à savoir si elle avait prévenu la
police.
« Il compte me tuer ! »
– C'est là. On est arrivés.
À la lumière des phares, Callwin essaya
d'apercevoir une cabane ou un abri quelconque. Rien.
– Je te jure que si tu t'es foutu de ma gueule, je
te bute !
Ils descendirent de voiture. Callwin prit garde de
conserver une certaine distance entre eux.
– C'est par là, dit-il, en marchant dans le
faisceau lumineux des phares.
Callwin entendit un bruit d'eau. Ils étaient tout
proches de la rivière. Enfin elle vit la cabane. Une baraque en
bois délabrée, manifestement à l'abandon.
– Passe devant, et pas de geste brusque.
Ethan lui sourit et entra dans la cabane. Il
saisit une lampe à pétrole posée sur une étagère et alluma la
mèche. Callwin avança de quelques pas.
Margareth était ligotée à un vieux lit en fer.
Bâillonnée mais vivante.
– Maintenant, vous allez lâcher votre arme et la
faire glisser sur le sol jusqu'à moi, ordonna Ethan, qui tenait la
lampe enflammée juste au-dessus de Margareth.
– Quoi ? dit-elle, prenant conscience que si
elle le tuait, la lampe tomberait sur la jeune fille. Non, c'est
hors de question. Si je fais ça, tu n'auras plus qu'à nous
tuer.
Ethan lui fit un large sourire.
– Nous voici donc devant un terrible dilemme. Soit
vous me tuez et Margareth se transformera en torche vivante par
votre faute. Soit nous restons comme ça jusqu'à ce que l'un de nous
deux se fatigue. Pour ma part, je crains que mon bras ne tienne pas
longtemps.
L'arme pointée devant elle, Callwin sentait la
sueur inonder son front et couler dans ses yeux. Il n'était pas
certain que la lampe se briserait ou se renverserait. Pouvait-elle
prendre ce risque ?
– Je ne te donnerai pas mon arme.
Elle jeta un regard sur Margareth, qui avait cessé
de gémir. Tétanisée, elle fixait la lampe à pétrole au-dessus de sa
tête.
– Je ne suis pas ce que vous croyez. Vous pensez
que je suis un malade, un serial killer, un violeur ? dit-il
d'un ton méprisant. Non. Ça, ce sont vos fantasmes issus d'un monde
décadent. C'est vous qui êtes malade, mademoiselle Callwin, pas
nous.
– Alors explique-moi ceci, dit-elle en désignant
le corps entravé de Margareth.
– Elle m'a vu mettre fin aux jours du garçon. J'ai
paniqué. J'ai eu peur qu'elle porte plainte. Mais vous remarquerez
que je ne l'ai ni violée ni maltraitée.
Callwin aurait pu le croire, mais quelque chose
clochait.
– Qu'est-ce que tu espérais en la retenant
prisonnière ? Dès que tu l'aurais libérée, elle aurait parlé à
la police.
– Je sais. Mais je ne suis pas un tueur. Si j'ai
brisé le cou de ce garçon, c'est pour le punir d'avoir osé poser la
main sur Margareth.
Folie passagère. Exit le serial killer.
– Le mieux est de te rendre. Crime passionnel.
Avec un bon avocat, tu ne prendras même pas dix ans. Par ailleurs,
je suis sûre que Margareth ne portera pas plainte pour enlèvement
si tu la relâches tout de suite.
– Possible, mais peut-être pas. J'ai l'intention
de tenter ma chance. Vous allez me donner votre arme. Nous allons
rouler une partie de la nuit. Quand nous serons près de la
frontière canadienne, je vous libérerai et quand je serai
suffisamment loin, je ferai parvenir un message à une autorité
quelconque pour qu'on vienne vous chercher.
Callwin regarda Margareth. Elle imaginait
l'horreur qu'elle venait de vivre. Après avoir vu son petit copain
se faire amocher par les étudiants, elle avait assisté à sa mise à
mort par Ethan.
– Ôte-lui son bâillon. C'est à elle de
décider.
Ethan se baissa et, de sa seule main libre,
détacha le bâillon.
Margareth, la bouche sèche, le maudit. Puis,
retrouvant sa voix, elle se mit à hurler :
– Tuez-le ! Je veux mourir !
Callwin secoua la tête. Ça ne se terminerait pas
comme ça.
Elle se baissa à son tour et posa son arme sur le
sol. D'un geste, elle la poussa jusqu'aux pieds d'Ethan. Celui-ci
s'en saisit et en gardant sa lampe dans l'autre main, il s'éloigna
du lit à reculons.
– Détachez-lui les mains des barreaux, mais
rattachez-les-lui ensemble. Je n'aimerais pas qu'elle fasse des
bêtises.
Callwin s'approcha de la jeune fille ligotée aux
montants du lit. Tandis qu'elle défaisait les nœuds compliqués,
elle lui prodiguait des paroles douces et rassurantes. Ensuite,
elle aida Margareth à s'asseoir, les jambes toujours entravées.
Comme le lui avait ordonné Ethan, elle lui noua ses deux mains
jointes.
– N'hésitez pas à serrer, insista Ethan, qui ne
voulait prendre aucun risque.
Quand il fut satisfait, Callwin détacha les
chevilles de Margareth.
– Bien, maintenant, nous allons tous retourner à
la voiture. Cette fois, c'est vous qui allez prendre le volant,
mademoiselle Callwin. Dans trois heures, nous devrions arriver à
proximité de la frontière et tout rentrera dans l'ordre.
Si seulement cette idiote de Margareth s'était
enfuie dans la forêt quand son copain s'était fait passer à
tabac ! songea-t-il, amer. Lorsqu'il avait trouvé Gerald à
moitié assommé près de sa voiture, il avait considéré comme un
devoir de mettre un terme à cette vie. Il n'avait pas à toucher sa
promise. Le Seigneur avait prévu que Margareth serait sienne. Le
Malin ne pouvait pas compromettre les plans divins.
C'est alors que cette idiote de Margareth, restée
dans la voiture et l'ayant vu briser la nuque de Gerald, s'était
mise à hurler, jurant d'aller à la police. Ses tentatives pour la
ramener à la raison étaient restées vaines. Il avait donc dû
l'assommer avec son arme et l'amener dans cette cabane, le temps
pour lui de prendre une décision.
Cette fouille-merde de Callwin venait de
précipiter les événements. Il n'avait aucune confiance en la
justice. Nul doute que Margareth l'accablerait. Il était bon pour
la potence.
Callwin soutenant Margareth, elles sortirent de la
cabane dans un silence de mort. Éblouis par la lumière des phares,
ils retournèrent à la voiture. Callwin priait pour que Margareth ne
tente pas d'action désespérée. Ethan voulait simplement se sortir
d'une situation inextricable. S'il avait voulu les tuer, il
l'aurait déjà fait. Elle se mit au volant. Ethan ouvrit la portière
passager et poussa Margareth à l'intérieur. Callwin lui attacha sa
ceinture et boucla la sienne. Ethan s'installa à l'arrière.
– Si vous essayez de provoquer un accident, croyez
bien que j'aurai le temps d'appuyer sur la gâchette.
Compris ?
– Je n'ai pas envie de mourir ce soir,
rétorqua-t-elle, espérant garder son sang-froid jusqu'au
bout.
Elle mit le contact, fit demi-tour et suivit les
indications d'Ethan.
Margareth, les mains liées posées sur les genoux,
se tenait prostrée, le regard vide.
Ils quittèrent le chemin de terre pour revenir sur
une route de campagne. Après vingt minutes, ils avaient atteint la
voie rapide qui contournait River Falls par l'est.
Assis à l'arrière du véhicule, tenant Margareth en
joue, Ethan commençait à prendre conscience de la situation. Il ne
s'en sortirait jamais s'il laissait ces deux femmes en liberté.
Seul leur témoignage le reliait au meurtre de Gerald.
Il se souvint alors que la Femme avait été créée
pour le bien de l'Homme. Quel mal y aurait-il à les sacrifier pour
sa survie ? Il remercia Dieu de cette illumination, se sentant
soudainement soulagé. Il referait sa vie au Canada ou ailleurs.
Personne ne le retrouverait. Il enterrerait les corps et laisserait
la voiture au fond d'un lac. Oui, voilà qu'il allait faire…
Jetant de fréquents coups d'œil dans le
rétroviseur intérieur, Callwin remarqua le brusque changement
d'expression d'Ethan. Il allait les tuer ! Son sang quitta son
visage.
Simon Beaver regarda sa bouteille de whisky. Il ne
lui restait plus qu'une gorgée, tout au plus. « Tout a une fin
en ce bas monde », philosopha-t-il. Il porta la bouteille à
ses lèvres et avala le liquide d'un trait, suçotant le goulot
jusqu'à la dernière goutte.
Cela fait, il sut qu'il était temps de baisser le
rideau. Le spectacle était terminé. Tout le monde pouvait aller se
coucher et faire de beaux rêves. La vie de Simon Beaver s'arrêtait
maintenant.
– Rentrez chez vous, braves gens, et n'oubliez pas
de raconter de belles histoires à vos enfants, avant que la cruauté
du monde ne les rattrape ! marmonna-t-il en se relevant.
Il ne tenait presque plus debout, assommé par la
fatigue et l'alcool. Le flux des véhicules avait décru. Seules
quelques voitures isolées circulaient à cette heure avancée. Les
familles de River Falls étaient déjà attablées autour d'un repas de
fête illuminé par la joie des enfants.
Simon prit un grand bol d'air, regarda la route et
se promit qu'à la prochaine voiture qui passerait, il jouerait son
dernier acte. Apercevant deux phares à l'horizon, il se mit en
position. Quand il fut temps, il se rua sur la voie en poussant un
cri de guerre.
Callwin savait qu'elle allait mourir. Dieu n'était
qu'un sale connard aveugle et sadique.
– Tu vas nous tuer ! lâcha-t-elle en se
mettant à trembler.
– Taisez-vous et regardez la route, dit Ethan, qui
posa l'arme sur la tête de Margareth.
Personne ne les sauverait. Pourquoi lui avait-elle
donné son arme ? Elle s'était prise pour une fine
négociatrice, mais elle n'en avait pas la carrure. « Je suis
qu'une pauvre conne ! »
C'est alors qu'elle vit surgir le père Noël.
Là, au milieu de la route, devant elle. Par
réflexe, elle donna un violent coup de volant. La voiture dérapa,
se coucha sur le côté, et ne tarda pas à faire un tonneau, puis un
deuxième, avant de continuer en glissade sur le toit. Les deux
airbags de l'avant s'ouvrirent en même temps. Callwin se retrouva
collée contre son siège sans comprendre ce qui lui arrivait.
Quand le Hummer s'immobilisa enfin, elle se
retrouva, un peu sonnée, la tête en bas, les pieds en l'air. Sans
perdre une seconde, elle réussit non sans mal à se détacher et à
s'éjecter à l'extérieur par la vitre qui s'était brisée. Des
voitures s'étaient arrêtées sur les bas-côtés, après avoir allumé
leurs warnings. Callwin passa de l'autre côté du véhicule et se
pencha vers la vitre fissurée de la portière passager. Margareth
était suspendue par sa ceinture et bloquée par l'airbag.
– Ça va ?
– Oui, répondit Margareth dans un souffle.
Elle entendit bien la vitre arrière se briser à
son tour, mais elle s'en moquait. Déjà, tout un groupe de personnes
s'approchait d'eux. Ethan n'avait aucune chance de s'en sortir.
À moins qu'il ne soit suicidaire, mais le suicide était un
péché mortel pour ces timbrés !
– Espèce de salope ! cria Ethan, qui s'était
fracturé l'épaule.
Il tenait le revolver de Callwin à la main, la
braquant tandis qu'elle tentait de dégager Margareth.
– Tu vas crever, cracha-t-il.
Tous les bons Samaritains firent aussitôt
demi-tour et allèrent se mettre à l'abri derrière leur voiture ou
la rambarde de sécurité.
– Tu es foutu, Ethan. Rends-toi. Je te l'ai déjà
dit, on peut défendre un crime passionnel. Pas un meurtre commis de
sang-froid.
Elle venait de frôler la mort. L'arme braquée sur
elle ne produisait plus le même effet. L'adrénaline de l'accident
semblait l'avoir immunisée contre toute autre peur.
Ethan était sur le point de tirer, mais il savait
que cela ne servirait plus à rien. Les flics n'allaient pas tarder
à arriver. Même s'il prenait une autre voiture avec des otages, il
n'aurait aucune chance.
– Prends-t'en à un homme plutôt qu'à une femme,
fit une voix dans son dos.
Ethan tourna la tête et sentit la haine
l'envahir.
– Toi ? ! cracha-t-il en découvrant le
père Noël.
– Allez, un peu de courage, tu n'es pas une
mauviette.
Ethan cessa de braquer Callwin et visa
Beaver.
– À quoi tu joues, pauvre débile ? Tu
tiens tant que ça à mourir ?
Et comment ! Il n'avait plus rien à perdre.
Il allait mourir comme son frère. Une balle en pleine tête.
« Tradition familiale », se dit Beaver en continuant à
marcher vers Ethan.
– Arrête-toi ou je te jure que je vais
tirer.
Quand il avait vu la voiture arriver sur lui, il
avait levé les yeux au ciel et attendu l'impact… qui n'était pas
venu.
Au contraire, il avait assisté, bras ballants, à
un terrible accident de voiture.
Il maudit le Ciel. Pourquoi un tel coup du
sort ? Non seulement il lui était refusé le droit de mourir,
mais il venait de tuer une famille d'innocents ! Avant de
braquer pour l'éviter, la conductrice avait eu une expression
terrifiée. Il avait regardé l'accident se produire dans un état
second. Lorsqu'il avait vu une femme sortir de la voiture, il avait
repris pied dans la réalité et s'était mis à courir pour lui venir
en aide. C'est alors qu'il avait pris conscience qu'il tenait
toujours sa bouteille de whisky à la main. Il était sur le point de
la jeter quand il vit un autre rescapé, arme au poing, tenant en
joue la conductrice.
Sans chercher à comprendre, il avait couru encore
plus vite. Dieu lui laissait finalement une chance d'en
finir.
– Arrête-toi ou je vais tirer ! le somma
Ethan.
– Vas-y, montre-moi que tu as des couilles, le
brava Beaver en levant sa bouteille de whisky d'un air
menaçant.
Ethan appuya sur la détente mais rien ne se
passa.
La conne n'avait pas enlevé la sécurité ! Le
temps qu'il le fasse, Beaver était sur lui.
Callwin était restée accroupie près de Margareth
et assista sans réagir à l'arrivée du père Noël. L'homme jouait son
rôle avec conviction. Il se prenait pour un héros, mais il allait
se faire tirer dessus et mourir. Elle voulut lui crier de ne pas
bouger, mais le choc post-traumatique venait de la saisir de plein
fouet. Prise de tremblements irrépressibles, elle se trouva
incapable de parler.
Elle vit Ethan tirer. La balle ne partit
pas.
Puis, on entendit un bruit mat quand la bouteille
que tenait le père Noël rencontra le crâne d'Ethan, qui s'effondra
de tout son long sur le bitume. Des « hourra ! »
jaillirent dans la nuit. Callwin, arrivant à se maîtriser, saisit
la bouteille et en donna un nouveau coup sur la tête d'Ethan.
S'étant emparé de l'arme, Beaver allait se la
mettre dans la bouche quand un homme lui tapa l'épaule et lui
dit : « Vous avez été génial, Père Noël.
Bravo ! » Là-dessus, les autres conducteurs, rassurés,
vinrent le féliciter à leur tour. Il se mit à pleurer comme un
enfant. Cela faisait si longtemps qu'on ne lui avait pas manifesté
un peu d'affection…
Quand il eut donné sa dernière interview
télévisuelle, Logan retourna dans son bureau, et retrouva Hurley
qui l'attendait en compagnie de Callwin.
– Je n'arrive toujours pas à le croire, dit-il, le
sourire aux lèvres.
Les deux femmes ne l'avaient pas attendu pour se
servir à boire. Il prit un verre et se servit un whisky en
regardant la bouteille comme s'il la voyait pour la première
fois.
– Vous avez été totalement inconsciente, dit-il à
Callwin, mais je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à vous en
vouloir.
Il avait passé toute sa fin d'après-midi et son
début de soirée à l'extérieur, à interroger les sans-abri et les
habitants des fermes avoisinantes. Sans résultat. Margareth restait
introuvable. Le FBI et ses chiens étaient eux aussi rentrés
bredouilles. Ils étaient dans l'impasse et commençaient à douter de
la version des quatre jeunes gens. Malgré l'insistance de leurs
avocats, le procureur avait refusé d'accorder toute liberté sous
caution tant que Margareth n'aurait pas été retrouvée. Logan avait
été étonné mais ravi par cette position, persuadé qu'il était que
les relations des parents permettraient de faire libérer ces gosses
de riches. Il devait reconnaître qu'il avait méjugé le
procureur.
Puis, à 20 h 30, alors que son moral
était au plus bas, le standard s'était mis à crouler sous les
appels. Un accident venait d'avoir lieu sur la voie rapide,
impliquant un père Noël et un tueur fou ! Il y avait dépêché
tout le monde, FBI compris. Là, il avait retrouvé Callwin,
Margareth, le tueur et le père Noël ! Toute sa vie, Logan
avait trouvé matière à injurier les cieux. Exceptionnellement, il
trouva une prière silencieuse pour remercier un Dieu auquel il ne
croyait pas.
– Parce qu'au fond de vous, vous savez que je suis
une fille géniale, répondit Callwin.
Logan sourit sans se forcer et avança son verre
vers elle.
– Trinquons à votre folle échappée, dit-il.
Callwin reprit son verre et trinqua avec joie sous
le regard incrédule de Hurley. Ils burent une gorgée de whisky et
Logan reprit :
– Si vous voulez dormir à la maison, ça ne me pose
aucun problème, lui proposa-t-il.
Il était sincère.
– C'est gentil, mais j'ai promis à Margareth de la
rejoindre au manoir. Je lui dois bien ça.
– Tant pis. La prochaine fois, fit-il, en
ajoutant : Joyeux Noël.
Il se sentait incapable d'en vouloir à quiconque.
Malgré la mort de Gerald, il était soulagé de pouvoir refermer ce
dossier, dans lequel il avait craint le pire.
– Qu'est-ce qui te prend ? Elle t'a tapé dans
l'œil ? le taquina Hurley une fois Callwin partie, ravie que
Logan change enfin de point de vue sur son amie.
Faisant mine d'apprécier du regard les formes de
la journaliste qui remontait le couloir vers la sortie, Logan
lâcha :
– Elle a un cul d'enfer.
Hurley dénigra la réponse d'un
« pffff ! », se leva à son tour et prit son homme
dans ses bras.
– Plus beau que le mien ? demanda-t-elle en
lui prenant ses mains pour les poser sur ses fesses.