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« Qu'est-ce qui m'a pris de lui proposer un
déjeuner ! »
À présent que la sonnerie de midi venait de
retentir, s'il ne voulait pas poser un lapin à Margareth, Gerald
n'avait plus qu'à aller la retrouver.
– Allez, magne-toi, j'ai une de ces dalles, lança
Luke en rangeant ses affaires dans son sac.
Le cours d'anglais venait juste de finir. Les
étudiants s'éparpillaient hors de l'amphithéâtre.
– Je ne pourrai pas, j'ai rendez-vous avec ma
mère.
– Tu me fais encore la gueule pour tout à
l'heure ? Au fait, qu'est-ce qu'elle t'a raconté, la
tarée ?
Luke avait bien remarqué son air préoccupé quand
il l'avait retrouvé au début du cours, une heure plus tôt.
– Rien de spécial. Elle m'a parlé de son cousin
qui est entre la vie et la mort. Rien de très réjouissant.
– Je vois, ça t'apprendra à jouer les bons
samaritains.
Ils retrouvèrent Kevin qui les attendait
dehors.
– Je ne mange pas avec vous. Je dois aider ma mère
pour les cadeaux de Noël, annonça Gerald à ce dernier.
– Ça, c'est un bon petit garçon à sa maman,
persifla Luke.
Gerald lui fit un doigt d'honneur.
– On se retrouve après les cours, dit-il à
Kevin.
Il traversa le parc du campus et rejoignit le
parking. Margareth était sagement assise sur un banc. Gerald sentit
la honte l'envahir à l'idée que de nombreux étudiants allaient le
voir lui parler.
– Salut, fit-il en s'approchant.
Elle leva les yeux et lui fit un large
sourire.
– Salut, on va manger ?
Il avait espéré qu'entre-temps elle trouverait une
excuse pour refuser son invitation du matin. Mais non, il n'avait
plus qu'à souffrir en silence.
– Je connais un petit resto sympa.
– Très bien, mais tu es sûr que ça ne t'embête
pas ?
– Non, je t'ai dit que je te l'offrais. Une
promesse est une promesse.
Elle le suivit jusqu'à sa voiture. Gerald fut
soulagé quand il s'assit enfin derrière le volant. Il n'avait
croisé personne de sa connaissance. Encore deux heures à tenir et
après, « au revoir et à jamais ». La radio s'alluma au
moment où il mettait le contact.
– Si tu veux, je peux éteindre la musique. Je
comprendrais.
Margareth eut un petit rire.
– On n'est pas des Amish. Au contraire, on pense
que la musique est l'un des moyens les plus purs pour s'adresser au
Seigneur.
– Tu veux dire que tu écoutes tout ce qui est
gospel, rock et pop chrétiens ?
– Et tu oublies le R'n'B chrétien. Mais vu qu'on
ne se sert pas de l'électricité, sauf pour les urgences, en fait,
on n'en écoute jamais !
Margareth avait été à deux doigts de ne pas venir
au rendez-vous. Pendant la demi-heure passée à discuter avec lui au
bar elle avait découvert un gentil garçon rongé de culpabilité. Il
n'était pas le vicomte de Valmont qu'elle avait imaginé, et elle ne
tenait plus à lui faire croire qu'elle était une Mme de
Tourvel.
– Ma grand-mère, quand elle était jeune, était
chanteuse de country, elle a eu son petit succès, du moins au
Texas.
Elle devait faire très attention à ce qu'elle
disait aux étrangers, mais ce n'était ni un secret ni une tare. Au
moins, cela nourrirait la conversation.
– Et elle a décidé d'arrêter comme ça ?
– Non, pas comme ça, fit Margareth qui lui raconta
alors comment Miss Richardson avait rencontré la Vierge, des années
plus tôt.
Gerald se sentit plus serein. Cette fille était
loin d'être une intégriste. Elle parlait très facilement, sans gêne
ni réserve. Vraiment étonnant.
– Et ton cousin ? Son état est toujours
stationnaire ?
– Je suis restée dans le bar jusqu'à midi. Aux
informations, ils disaient que son état n'inspirait plus aucune
crainte.
– Tant mieux, mais tu crois sincèrement qu'il est
innocent ?
Il n'avait pas osé la contredire quand, le matin,
elle lui avait fait part de sa conviction.
– Oui, sûre et certaine. J'ai une preuve, mais je
ne peux pas en parler pour l'instant, répondit-elle avec
assurance.
– Tu déconnes ! Son avocat est au
courant ?
Margareth secoua lentement la tête.
– Oui, mais on attend le bon moment pour en
parler. Pour l'instant, ce qui compte, c'est sa santé. (Puis,
changeant de sujet :) C'est quoi, ce groupe ?
Gerald n'osa pas se montrer plus indiscret et
répondit :
– One Republic, un groupe pour midinettes, mais
moi j'aime bien.
Ils parlèrent musique sur le reste du trajet.
Margareth, qui n'y entendait pas grand-chose, était fascinée par la
culture musicale de Gerald, qui vouait une véritable passion au
rock.
Quand ils se garèrent sur Quarter Box, elle
n'avait plus aucun doute sur ses intentions. Ce ne pouvait être un
fourbe. Une question la taraudait encore : « Qu'est-ce
que je fais là plutôt qu'auprès des miens ? » De toute
façon, elle n'était pas près de ressortir avec ce garçon.
– Chinois ? s'étonna-t-elle en regardant la
devanture.
– Tu n'aimes pas ? s'inquiéta Gerald.
C'était un quartier populaire où il était sûr de
ne rencontrer personne de sa connaissance.
– Je n'ai jamais goûté…
– Alors ça, c'est incroyable ! On est en
Amérique, tout de même !
Margareth sourit gentiment.
– Il n'est jamais trop tard pour essayer.
Ils entrèrent dans le restaurant. Un serveur les
convia à s'asseoir près de la fenêtre et leur tendit deux cartes,
sans sembler prêter attention aux vêtements anachroniques de
Margareth.
Gerald décrivit les différents plats à son invitée
avant qu'ils ne commandent.
– Je peux te poser une question
indiscrète ?
– Bien sûr, répondit Margareth.
– Il y a un truc que je n'arrive pas à
comprendre : pourquoi tu as été autorisée à aller à
l'université ? S'il y a un endroit emblématique de la vie
moderne, c'est bien celui-là !
Margareth chercha à savoir ce qui se passait dans
le crâne de cet étudiant. S'intéressait-il à elle sans
arrière-pensées ? Pouvait-elle lui faire
confiance ?
Elle pria silencieusement le Seigneur de lui faire
un signe s'il fallait qu'elle se taise. Elle agissait toujours
ainsi quand elle avait une décision importante à prendre. Elle
fermait les yeux et un sentiment de confiance ou de défiance
l'envahissait. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais été
trahie.
La regardant faire, Gerald se demanda si
finalement elle n'était pas cinglée. Dix secondes qu'elle était
devant lui sans rien dire. Il allait l'interrompre quand elle
rouvrit enfin les yeux.
– Quand j'étais petite, je vivais à New York avec
mes parents. Des années merveilleuses que je n'oublierai jamais.
Mon père était professeur d'anglais et ma mère professeur de
littérature comparée, à l'université Columbia.
Gerald hocha la tête, curieux de comprendre
comment deux intellectuels d'une université aussi prestigieuse
avaient pu se retrouver dans une secte si rétrograde.
– Un jour, alors que nous partions en week-end
chez des amis de mes parents, je me suis rendu compte que j'avais
oublié ma poupée fétiche. J'avais huit ans, précisa-t-elle.
Gerald sentit l'émotion qui s'était emparée de
Margareth. La fin de l'histoire risquait de ne pas lui
plaire.
– Mon père était au volant et ne voulait pas faire
demi-tour. Mais ma mère a plaidé ma cause. Nous n'étions partis que
depuis une demi-heure. Entre mes assauts et ceux de ma mère, mon
père a fini par abdiquer et nous sommes retournés à notre
appartement, en plein Manhattan. Mon père, le premier sorti de
l'ascenseur, a aussitôt remarqué que la porte d'entrée était
ouverte. Il nous a demandé de rester là, il est entré dans
l'appartement et il a commencé à pousser des jurons, alors nous
l'avons rejoint. Le salon était sens dessus dessous.
Le serveur revint avec leur soupe. Margareth
s'interrompit un instant.
– Je me suis mise à pleurer. Ma mère a essayé de
me réconforter pendant que mon père faisait le tour des
chambres.
Margareth sentit sa gorge la serrer, ses yeux
s'embuèrent, mais elle se força à continuer.
– Nous avons entendu un vacarme épouvantable. Mon
père a juré à nouveau. Des bruits de lutte. Puis une détonation.
J'ai cru que le temps s'était arrêté. Deux hommes cagoulés sont
sortis des chambres en courant. Ma mère s'est mise à hurler, en
faisant de grands gestes. Une balle l'a atteinte en pleine tête, et
une autre m'a traversé le ventre. Je me suis réveillée deux jours
plus tard, dans un hôpital…
Margareth ne put retenir ses larmes. Gerald se
mordait les lèvres pour ne pas pleurer à son tour. Jamais plus il
ne regarderait cette fille de la même façon. Il s'en voulait de
l'avoir considérée comme une folle.
Margareth s'essuya les yeux, derrière ses
lunettes.
– Quelques jours plus tard, ma grand-mère
m'accueillait au sein de sa communauté. En fait, c'est une
grand-tante très éloignée. Mes vrais grands-parents n'ont pas voulu
de moi.
Gerald trouva étrange qu'on refuse d'élever
l'enfant de son propre enfant ; il devait y avoir autre chose
là-dessous.
– Je me suis toujours promis de faire comme mes
parents. Même si j'ai dû batailler, ma grand-mère a finalement
accepté que je fasse des études supérieures à l'université.
Gerald était le premier surpris de son empathie
pour cette fille qu'il avait toujours méprisée. Une simple
discussion et tout avait changé. Il faudrait qu'il en parle avec la
mère de Kevin.
– Je suis vraiment désolé de t'avoir fait revivre
ça. Je ne savais pas.
– Tu ne pouvais pas savoir, le rassura-t-elle.
Étrangement, ça me fait du bien d'en parler. Parfois, je me dis que
je devrais reprendre contact avec mes véritables grands-parents.
Mais est-ce que ce ne serait pas trahir ma grand-tante ?
Gerald n'en avait aucune idée et préféra se
taire.
– Je t'embête avec ma vie. Et toi, qu'est-ce que
tu veux faire plus tard ?
– Travailler avec mon père. Il est à la tête d'une
start-up dans l'informatique.
– C'est ce que tu veux faire ou ce que ton père
veut pour toi ?
Gerald avait bien des rêves, mais il manquait
d'ambition et de force de caractère pour aller à l'encontre du
destin qui lui avait été tracé.
– J'aurais adoré être graphiste, mais ça veut dire
quitter River Falls, et à la vérité, je me sens bien ici.
Margareth aimait la façon dont il parlait. Elle
comprit enfin pourquoi elle avait accepté ce déjeuner. Elle baissa
la tête sur sa soupe pour cacher son trouble.
– Ça va être froid, goûtons ça.
Gerald ne s'était aperçu de rien. Saisissant sa
cuillère, il entama son repas.