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– C'est gentil, dit Miss Richardson.
Elle était assise dans un vieux et confortable
fauteuil, dans une petite pièce du deuxième étage principalement
occupée par un bureau en chêne massif. Des étagères garnies de
livres de collection couraient sur l'un des murs.
– Vous savez, si vous voulez que je m'en aille, je
comprendrai, fit Callwin qui se tenait assise de l'autre côté du
bureau.
La pluie continuait de tomber derrière les vitres.
Jamais nuit n'avait paru si sombre à la journaliste.
– Non, au contraire, je tiens à ce que vous
restiez. Votre article est admirable.
Il était près de 21 heures. Le repas
communautaire était terminé. Les membres de la communauté lisaient
dans les salons, jouaient à des jeux de société ou aux échecs. Le
soir était le moment de la récréation, mais aussi celui de la
culture. Les enfants étaient au lit. Un grand frère ou une grande
sœur leur racontait des histoires issues de la Bible, adaptées à
leur âge.
Callwin s'était enfermée dans sa chambre et avait
écrit une chronique sur Nathaniel, poussé à mentir par sa honte
d'être homosexuel. À aucun moment, elle n'avait mis en cause
les pratiques religieuses de la communauté. Callwin savait que de
nombreux adolescents homosexuels préféraient cacher leur
différence, qu'ils soient élevés ou non dans la religion.
– Je ne l'ai pas fait pour vous, mais pour
lui.
– Je sais. Mais vous auriez pu nous accuser. Vous
savez ce que nous pensons de l'homosexualité. Pourtant, vous avez
préféré étudier le point de vue de Nathaniel. Très habile. Un
enfant homosexuel en proie au doute. Effrayé par le regard des
autres. Jouant en permanence une comédie dévastatrice et niant sa
véritable nature. Très touchant. Et je dis cela sans ironie.
Miss Richardson n'avait plus rien à voir avec la
femme autoritaire et sèche que Callwin avait rencontrée la veille.
Cette histoire l'affectait bien plus qu'elle ne l'aurait
imaginé.
– J'ai promis à l'avocat de Nathaniel de ne pas
dire du mal de vous. Je tiens ma promesse, dit-elle, soucieuse de
montrer qu'elle réprouvait leurs croyances, mais aussi qu'on
pouvait lui faire confiance.
Miss Richardson se pencha sur son bureau, éclairée
par la lampe à pétrole. De nouvelles rides semblaient s'être
creusées dans la journée.
– J'ai toujours su pour Nathaniel. Et je suis
certaine que d'autres s'en doutaient. Mais pas ses malheureux
parents. J'espérais qu'avec le temps, le Seigneur saurait le
guérir, mais il est des épreuves que nous devons traverser par
nous-mêmes. J'ai longtemps pensé que c'était un signe du diable.
Une façon pour lui de manifester son pouvoir, attendant une seule
chose : qu'on abandonne Nathaniel, qu'on le lui livre sans
défense.
Callwin s'étonna de ces confidences inattendues.
Avait-elle oublié qu'elle parlait à une journaliste ? Ou
avait-elle tout simplement confiance en elle ?
– Nathaniel est un enfant adorable. C'est le plus
beau trésor de notre communauté. C'est pour cela qu'il est la proie
la plus attirante pour le Malin.
– Vous pensez vraiment que le diable
l'habite ?
Comment pouvait-on croire à de telles
âneries ?
– Si seulement cela pouvait être aussi simple. Il
ne nous resterait plus qu'à pratiquer un exorcisme et Nathaniel
serait sauvé. Non, le Malin n'a corrompu qu'une infime partie de
Nathaniel, en l'empêchant d'avoir des enfants.
Callwin était atterrée.
– Le diable n'a qu'un seul but : amener les
hommes à disparaître. Il a toujours su trouver des hérauts pour
porter son flambeau. D'Ève à Caïn, des pharaons aux Romains et aux
Barbares, sans oublier les Napoléon et autres Hitler. Tous ces
bouchers sanguinaires à la solde du mal. Mais les pires de ses
créations sont les homosexuels. Imaginez un monde rempli d'êtres
comme eux. En une génération, l'humanité disparaîtrait. Le génocide
de l'humanité tout entière, n'est-ce pas le mal absolu ?
Callwin trouva l'amalgame profondément
écœurant.
– Le fait de ne pas procréer serait comparable aux
massacres d'innocents ? s'étrangla-t-elle. Vous vous rendez
compte de ce que vous dites ? L'humanité pourrait bien
disparaître, personnellement, je n'en ai rien à cirer. La Terre ne
s'en porterait que mieux !
Athée convaincue, elle n'avait aucun respect pour
le genre humain.
Miss Richardson ne sembla pas prendre ombrage de
sa colère subite et eut un petit rire.
– J'étais comme vous quand j'étais jeune. Mais
vous verrez, en vieillissant, vous comprendrez que la vie humaine
est ce qu'il y a de plus beau. Certes, je veux bien concéder que je
ne mets pas sur le même plan les homosexuels et les monstres
sanguinaires que je vous ai cités, mais il est un proverbe qui dit
que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Les homosexuels ne
veulent sans doute pas la disparition de l'espèce humaine. Mais
qu'ils le veuillent ou non, leur sexualité ne peut conduire qu'à
cela.
– Écoutez, vous n'arriverez jamais à me convaincre
que le mal les habite. Moi ce que je veux, c'est juste qu'on les
considère comme des êtres humains. Et vous savez pourquoi je suis
certaine que les homos sont aussi humains que les
hétéros ?
Miss Richardson l'invita d'un geste à
continuer.
– Parce que les homos sont aussi cons que les
hétéros !
Miss Richardson la regarda avec surprise.
– En plus, vous qui êtes une femme, vous devriez
savoir que ce sont eux qui ont libéré les femmes, ceux d'entre eux
qui, comme créateurs de mode, ont permis son émancipation
vestimentaire et physique. Mais peut-être que l'émancipation des
femmes n'est pas votre souci ?
Elle s'était promis de ne pas entrer en conflit.
Mais primo, on ne se refait pas, secundo, elle se sentait en
confiance, et tertio, elle ne pouvait pas laisser passer de telles
énormités.
– Nous reparlerons plus tard de l'émancipation des
femmes. Moi, tout ce que je vois, dans vos villes et dans vos
journaux, ce sont des femmes dénudées, prêtes à tout pour de
l'argent. Belle émancipation ! se moqua Miss Richardson.
– Vous confondez tout.
– Chut. Une autre fois, vous ai-je dit.
Callwin se redressa dans son fauteuil, étonnée de
ressentir une véritable attirance pour cette femme qui assénait
bêtise sur bêtise.
– Vous me disiez que les homosexuels ont libéré la
femme grâce à la mode ? reprit Miss Richardson. Ça,
mademoiselle Callwin, c'est une mascarade. Les homosexuels
détestent les femmes. Et là où vous parlez de mode, moi je ne vois
que mannequins anorexiques sans seins ni fesses. N'est-ce pas
étrange, ce souhait des créateurs de mode de vouloir gommer les
attributs féminins ? C'est cela, émanciper la femme ? Et
je ne parle même pas du pantalon ou du fait de fumer le
cigare ! Je ne porte pas ces gens dans mon cœur, loin s'en
faut.
– C'est vraiment pénible de vous écouter. Vous
mélangez tout. Peut-être que certains homos détestent les femmes,
mais il y a bien plus d'hétéros qui les haïssent et les
méprisent ! Les misogynes, les phallocrates, vous
connaissez ? rebondit Callwin, heureuse de s'en sortir si
brillamment. Je vous l'ai dit, il y a autant de cons chez les
homosexuels que chez les hétéros, il y a donc forcément autant de
misogynes chez eux. Et il suffit de voir les mecs la bave aux
lèvres devant des mannequins pour comprendre que ces filles ont
encore toute leur féminité.
– Admettons qu'ils n'en ont pas fait des hommes,
mais des symboles de la luxure, est-ce véritablement un hymne à la
femme ?
Callwin leva les yeux au ciel, effarée.
– Ça ne vous arrive jamais d'avouer vous être
trompée ? Faut-il vraiment que vous ayez toujours le dernier
mot, quitte à dire n'importe quoi ? (Elle marqua une pause.)
Le pire, c'est que je suis persuadée que vous êtes quelqu'un de
bien derrière vos habits et votre comportement de…
« Vieille mégère » resta coincé dans sa
bouche. Pouvait-elle aller si loin ?
– N'en dites pas davantage, vous risqueriez de me
froisser. Et pour être honnête avec vous, moi aussi je crois qu'il
y a quelqu'un de bien derrière vos habits et votre comportement de
jeune…
« Dépravée… ? » se demanda
Callwin.
– Vous avez raison. Nous allons en rester là pour
ce soir, mais je reviendrai à la charge.
– Rendez-vous demain soir. Nous reparlerons de
tout ça, et de bien d'autres choses.
Callwin s'étonna de ce lien qui venait de se créer
entre elles. Étrange. Peut-être que Callwin lui rappelait sa
jeunesse, quand elle était encore une jeune femme qui croyait
réussir dans la chanson.
– Je n'y manquerai pas, fit Callwin, qui reprit le
cahier sur lequel elle avait rédigé son article.
Elle se leva et sortit de la petite pièce. Une
douceur agréable régnait dans tout le manoir, grâce au chauffage
central au fuel. La journaliste trouva Margareth dans sa chambre,
assise à son petit bureau devant son ordinateur. Un modèle plutôt
récent, mais non relié à internet.
– Alors, ça lui a plu ? s'enquit la jeune
fille.
Elle avait passé une partie de l'après-midi avec
son cousin, à l'hôpital. Sur les conseils de Callwin, elle s'était
abstenue de tout commentaire sur l'affaire en cours, s'en tenant à
des sujets agréables, des souvenirs communs. Nathaniel avait paru
apprécier sa compagnie. Elle lui avait promis de revenir le voir
tous les jours jusqu'à ce qu'il rentre vivre parmi eux.
– Oui, on peut l'envoyer, répondit Callwin, qui
lui tendit son cahier. Tu es sûre que ça ne t'ennuie
pas ?
– Non, au contraire, j'ai l'impression d'être une
journaliste. C'est plutôt amusant.
Margareth lui avait proposé de recopier elle-même
le texte sur son ordinateur. Quand elle eut terminé, Callwin copia
le fichier sur une clé USB qu'elle brancha à son smartphone et
envoya le tout au journal par sa connexion nomade à internet.
« Vive la science », se dit-elle quand
l'accusé de réception lui parvint.
– Je dois vous le reprendre, dit Margareth à la
fin de l'opération.
C'était le deal. Passé l'envoi de son article
quotidien, elle devait se couper du monde.
– Je veux juste regarder mes mails. Ça prend deux
minutes.
– Ce n'est pas ce que vous aviez promis, répondit
Margareth, mal à l'aise.
Callwin savait qu'elle pouvait très facilement
gagner ce bras de fer. Mais à quoi bon ? Margareth ne méritait
pas cela.
– D'accord, tiens, fit-elle en lui tendant son
smartphone.
Visiblement soulagée, la jeune étudiante le rangea
dans un tiroir qu'elle ferma à clé.
– On fait quoi maintenant ? Tricot,
cartes ? s'enquit Callwin.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle se
sentait comme chez elle dans ce manoir. Cela lui rappelait les
colonies de vacances. Des moments merveilleux où elle avait connu
ses premiers émois sexuels, et partagé une franche camaraderie avec
ses copines de chambrée. « Le bon vieux temps »,
songea-t-elle, assise sur son lit.
– C'est comme vous voulez. Le soir, on a le droit
de faire ce qu'on veut. Pour ma part, je révise mes cours et je lis
beaucoup.
Callwin hocha la tête, attristée par le sort de
cette jeune fille. Il y avait tant d'énergie et d'enthousiasme en
elle ; dommage qu'ils soient limités à ce manoir. Dans la
journée, elle avait appris que Margareth avait le droit d'aller à
l'université pour devenir professeur. Cependant, personne n'avait
voulu lui dire ce qui justifiait une telle dérogation à leurs
règles communes. C'était le moment d'en apprendre un peu plus sur
elle.
– Tu m'arrêtes si je suis indiscrète, mais on m'a
dit que tes parents étaient morts dans un accident quand tu étais
toute petite, et que tu n'avais plus de vrais
grands-parents ?
Margareth détourna le regard. En à peine deux
jours, voilà que deux personnes cherchaient à tout savoir sur son
compte. Si elle s'était volontiers livrée à Gerald, elle n'était
pas prête à raconter sa vie à cette journaliste, aussi sympathique
soit-elle.
– Je n'aime pas en parler, répondit-elle.
Callwin comprit qu'il était trop tôt. La meilleure
façon de la mettre en confiance était de se dévoiler sans
mentir.
– Ça t'embête si je reste avec toi pour discuter
de tout et de rien ? J'ai l'impression d'avoir dix ans de
moins et de me retrouver dans ma chambrée de cité
universitaire.
– Ne vous moquez pas. Je suis sûre que vous vous
ennuyez déjà.
– Non, ne pense pas ça. Je suis bien ici, et à
vrai dire, j'ai un tas de questions à te poser. En échange, je
répondrai aux tiennes sur ma vie !
Margareth avait bien envie de faire confiance à
cette femme. Elle était si belle, si intelligente, si
gentille…
– Tant que je ne suis pas obligée de
répondre…
Callwin sourit et posa ses deux mains sur ses
genoux.
– Parle-moi de ta grand-mère. Je n'arrive pas à la
cerner. D'abord elle me détestait. Maintenant, je crois que je lui
plais bien. Elle prêche la tolérance et pourtant elle est
complètement homophobe. Tu peux m'expliquer ça ?
Margareth baissa à nouveau la tête. Il était hors
de question qu'elle lui révèle quoi que ce soit.
– Je préfère que vous en parliez avec elle. Si
nous ne parlions que de vous ce soir ? J'aimerais mieux.
Habituellement, Callwin se méfiait quand les gens
s'intéressaient à elle, mais Margareth ne lui inspirait aucune
crainte.
– Qu'est-ce que tu veux savoir ?
répondit-elle, souriante.