42
– C'est gentil, dit Miss Richardson.
Elle était assise dans un vieux et confortable fauteuil, dans une petite pièce du deuxième étage principalement occupée par un bureau en chêne massif. Des étagères garnies de livres de collection couraient sur l'un des murs.
– Vous savez, si vous voulez que je m'en aille, je comprendrai, fit Callwin qui se tenait assise de l'autre côté du bureau.
La pluie continuait de tomber derrière les vitres. Jamais nuit n'avait paru si sombre à la journaliste.
– Non, au contraire, je tiens à ce que vous restiez. Votre article est admirable.
Il était près de 21 heures. Le repas communautaire était terminé. Les membres de la communauté lisaient dans les salons, jouaient à des jeux de société ou aux échecs. Le soir était le moment de la récréation, mais aussi celui de la culture. Les enfants étaient au lit. Un grand frère ou une grande sœur leur racontait des histoires issues de la Bible, adaptées à leur âge.
Callwin s'était enfermée dans sa chambre et avait écrit une chronique sur Nathaniel, poussé à mentir par sa honte d'être homosexuel. À aucun moment, elle n'avait mis en cause les pratiques religieuses de la communauté. Callwin savait que de nombreux adolescents homosexuels préféraient cacher leur différence, qu'ils soient élevés ou non dans la religion.
– Je ne l'ai pas fait pour vous, mais pour lui.
– Je sais. Mais vous auriez pu nous accuser. Vous savez ce que nous pensons de l'homosexualité. Pourtant, vous avez préféré étudier le point de vue de Nathaniel. Très habile. Un enfant homosexuel en proie au doute. Effrayé par le regard des autres. Jouant en permanence une comédie dévastatrice et niant sa véritable nature. Très touchant. Et je dis cela sans ironie.
Miss Richardson n'avait plus rien à voir avec la femme autoritaire et sèche que Callwin avait rencontrée la veille. Cette histoire l'affectait bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé.
– J'ai promis à l'avocat de Nathaniel de ne pas dire du mal de vous. Je tiens ma promesse, dit-elle, soucieuse de montrer qu'elle réprouvait leurs croyances, mais aussi qu'on pouvait lui faire confiance.
Miss Richardson se pencha sur son bureau, éclairée par la lampe à pétrole. De nouvelles rides semblaient s'être creusées dans la journée.
– J'ai toujours su pour Nathaniel. Et je suis certaine que d'autres s'en doutaient. Mais pas ses malheureux parents. J'espérais qu'avec le temps, le Seigneur saurait le guérir, mais il est des épreuves que nous devons traverser par nous-mêmes. J'ai longtemps pensé que c'était un signe du diable. Une façon pour lui de manifester son pouvoir, attendant une seule chose : qu'on abandonne Nathaniel, qu'on le lui livre sans défense.
Callwin s'étonna de ces confidences inattendues. Avait-elle oublié qu'elle parlait à une journaliste ? Ou avait-elle tout simplement confiance en elle ?
– Nathaniel est un enfant adorable. C'est le plus beau trésor de notre communauté. C'est pour cela qu'il est la proie la plus attirante pour le Malin.
– Vous pensez vraiment que le diable l'habite ?
Comment pouvait-on croire à de telles âneries ?
– Si seulement cela pouvait être aussi simple. Il ne nous resterait plus qu'à pratiquer un exorcisme et Nathaniel serait sauvé. Non, le Malin n'a corrompu qu'une infime partie de Nathaniel, en l'empêchant d'avoir des enfants.
Callwin était atterrée.
– Le diable n'a qu'un seul but : amener les hommes à disparaître. Il a toujours su trouver des hérauts pour porter son flambeau. D'Ève à Caïn, des pharaons aux Romains et aux Barbares, sans oublier les Napoléon et autres Hitler. Tous ces bouchers sanguinaires à la solde du mal. Mais les pires de ses créations sont les homosexuels. Imaginez un monde rempli d'êtres comme eux. En une génération, l'humanité disparaîtrait. Le génocide de l'humanité tout entière, n'est-ce pas le mal absolu ?
Callwin trouva l'amalgame profondément écœurant.
– Le fait de ne pas procréer serait comparable aux massacres d'innocents ? s'étrangla-t-elle. Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? L'humanité pourrait bien disparaître, personnellement, je n'en ai rien à cirer. La Terre ne s'en porterait que mieux !
Athée convaincue, elle n'avait aucun respect pour le genre humain.
Miss Richardson ne sembla pas prendre ombrage de sa colère subite et eut un petit rire.
– J'étais comme vous quand j'étais jeune. Mais vous verrez, en vieillissant, vous comprendrez que la vie humaine est ce qu'il y a de plus beau. Certes, je veux bien concéder que je ne mets pas sur le même plan les homosexuels et les monstres sanguinaires que je vous ai cités, mais il est un proverbe qui dit que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Les homosexuels ne veulent sans doute pas la disparition de l'espèce humaine. Mais qu'ils le veuillent ou non, leur sexualité ne peut conduire qu'à cela.
– Écoutez, vous n'arriverez jamais à me convaincre que le mal les habite. Moi ce que je veux, c'est juste qu'on les considère comme des êtres humains. Et vous savez pourquoi je suis certaine que les homos sont aussi humains que les hétéros ?
Miss Richardson l'invita d'un geste à continuer.
– Parce que les homos sont aussi cons que les hétéros !
Miss Richardson la regarda avec surprise.
– En plus, vous qui êtes une femme, vous devriez savoir que ce sont eux qui ont libéré les femmes, ceux d'entre eux qui, comme créateurs de mode, ont permis son émancipation vestimentaire et physique. Mais peut-être que l'émancipation des femmes n'est pas votre souci ?
Elle s'était promis de ne pas entrer en conflit. Mais primo, on ne se refait pas, secundo, elle se sentait en confiance, et tertio, elle ne pouvait pas laisser passer de telles énormités.
– Nous reparlerons plus tard de l'émancipation des femmes. Moi, tout ce que je vois, dans vos villes et dans vos journaux, ce sont des femmes dénudées, prêtes à tout pour de l'argent. Belle émancipation ! se moqua Miss Richardson.
– Vous confondez tout.
– Chut. Une autre fois, vous ai-je dit.
Callwin se redressa dans son fauteuil, étonnée de ressentir une véritable attirance pour cette femme qui assénait bêtise sur bêtise.
– Vous me disiez que les homosexuels ont libéré la femme grâce à la mode ? reprit Miss Richardson. Ça, mademoiselle Callwin, c'est une mascarade. Les homosexuels détestent les femmes. Et là où vous parlez de mode, moi je ne vois que mannequins anorexiques sans seins ni fesses. N'est-ce pas étrange, ce souhait des créateurs de mode de vouloir gommer les attributs féminins ? C'est cela, émanciper la femme ? Et je ne parle même pas du pantalon ou du fait de fumer le cigare ! Je ne porte pas ces gens dans mon cœur, loin s'en faut.
– C'est vraiment pénible de vous écouter. Vous mélangez tout. Peut-être que certains homos détestent les femmes, mais il y a bien plus d'hétéros qui les haïssent et les méprisent ! Les misogynes, les phallocrates, vous connaissez ? rebondit Callwin, heureuse de s'en sortir si brillamment. Je vous l'ai dit, il y a autant de cons chez les homosexuels que chez les hétéros, il y a donc forcément autant de misogynes chez eux. Et il suffit de voir les mecs la bave aux lèvres devant des mannequins pour comprendre que ces filles ont encore toute leur féminité.
– Admettons qu'ils n'en ont pas fait des hommes, mais des symboles de la luxure, est-ce véritablement un hymne à la femme ?
Callwin leva les yeux au ciel, effarée.
– Ça ne vous arrive jamais d'avouer vous être trompée ? Faut-il vraiment que vous ayez toujours le dernier mot, quitte à dire n'importe quoi ? (Elle marqua une pause.) Le pire, c'est que je suis persuadée que vous êtes quelqu'un de bien derrière vos habits et votre comportement de…
« Vieille mégère » resta coincé dans sa bouche. Pouvait-elle aller si loin ?
– N'en dites pas davantage, vous risqueriez de me froisser. Et pour être honnête avec vous, moi aussi je crois qu'il y a quelqu'un de bien derrière vos habits et votre comportement de jeune…
« Dépravée… ? » se demanda Callwin.
– Vous avez raison. Nous allons en rester là pour ce soir, mais je reviendrai à la charge.
– Rendez-vous demain soir. Nous reparlerons de tout ça, et de bien d'autres choses.
Callwin s'étonna de ce lien qui venait de se créer entre elles. Étrange. Peut-être que Callwin lui rappelait sa jeunesse, quand elle était encore une jeune femme qui croyait réussir dans la chanson.
– Je n'y manquerai pas, fit Callwin, qui reprit le cahier sur lequel elle avait rédigé son article.
Elle se leva et sortit de la petite pièce. Une douceur agréable régnait dans tout le manoir, grâce au chauffage central au fuel. La journaliste trouva Margareth dans sa chambre, assise à son petit bureau devant son ordinateur. Un modèle plutôt récent, mais non relié à internet.
– Alors, ça lui a plu ? s'enquit la jeune fille.
Elle avait passé une partie de l'après-midi avec son cousin, à l'hôpital. Sur les conseils de Callwin, elle s'était abstenue de tout commentaire sur l'affaire en cours, s'en tenant à des sujets agréables, des souvenirs communs. Nathaniel avait paru apprécier sa compagnie. Elle lui avait promis de revenir le voir tous les jours jusqu'à ce qu'il rentre vivre parmi eux.
– Oui, on peut l'envoyer, répondit Callwin, qui lui tendit son cahier. Tu es sûre que ça ne t'ennuie pas ?
– Non, au contraire, j'ai l'impression d'être une journaliste. C'est plutôt amusant.
Margareth lui avait proposé de recopier elle-même le texte sur son ordinateur. Quand elle eut terminé, Callwin copia le fichier sur une clé USB qu'elle brancha à son smartphone et envoya le tout au journal par sa connexion nomade à internet.
« Vive la science », se dit-elle quand l'accusé de réception lui parvint.
– Je dois vous le reprendre, dit Margareth à la fin de l'opération.
C'était le deal. Passé l'envoi de son article quotidien, elle devait se couper du monde.
– Je veux juste regarder mes mails. Ça prend deux minutes.
– Ce n'est pas ce que vous aviez promis, répondit Margareth, mal à l'aise.
Callwin savait qu'elle pouvait très facilement gagner ce bras de fer. Mais à quoi bon ? Margareth ne méritait pas cela.
– D'accord, tiens, fit-elle en lui tendant son smartphone.
Visiblement soulagée, la jeune étudiante le rangea dans un tiroir qu'elle ferma à clé.
– On fait quoi maintenant ? Tricot, cartes ? s'enquit Callwin.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle se sentait comme chez elle dans ce manoir. Cela lui rappelait les colonies de vacances. Des moments merveilleux où elle avait connu ses premiers émois sexuels, et partagé une franche camaraderie avec ses copines de chambrée. « Le bon vieux temps », songea-t-elle, assise sur son lit.
– C'est comme vous voulez. Le soir, on a le droit de faire ce qu'on veut. Pour ma part, je révise mes cours et je lis beaucoup.
Callwin hocha la tête, attristée par le sort de cette jeune fille. Il y avait tant d'énergie et d'enthousiasme en elle ; dommage qu'ils soient limités à ce manoir. Dans la journée, elle avait appris que Margareth avait le droit d'aller à l'université pour devenir professeur. Cependant, personne n'avait voulu lui dire ce qui justifiait une telle dérogation à leurs règles communes. C'était le moment d'en apprendre un peu plus sur elle.
– Tu m'arrêtes si je suis indiscrète, mais on m'a dit que tes parents étaient morts dans un accident quand tu étais toute petite, et que tu n'avais plus de vrais grands-parents ?
Margareth détourna le regard. En à peine deux jours, voilà que deux personnes cherchaient à tout savoir sur son compte. Si elle s'était volontiers livrée à Gerald, elle n'était pas prête à raconter sa vie à cette journaliste, aussi sympathique soit-elle.
– Je n'aime pas en parler, répondit-elle.
Callwin comprit qu'il était trop tôt. La meilleure façon de la mettre en confiance était de se dévoiler sans mentir.
– Ça t'embête si je reste avec toi pour discuter de tout et de rien ? J'ai l'impression d'avoir dix ans de moins et de me retrouver dans ma chambrée de cité universitaire.
– Ne vous moquez pas. Je suis sûre que vous vous ennuyez déjà.
– Non, ne pense pas ça. Je suis bien ici, et à vrai dire, j'ai un tas de questions à te poser. En échange, je répondrai aux tiennes sur ma vie !
Margareth avait bien envie de faire confiance à cette femme. Elle était si belle, si intelligente, si gentille…
– Tant que je ne suis pas obligée de répondre…
Callwin sourit et posa ses deux mains sur ses genoux.
– Parle-moi de ta grand-mère. Je n'arrive pas à la cerner. D'abord elle me détestait. Maintenant, je crois que je lui plais bien. Elle prêche la tolérance et pourtant elle est complètement homophobe. Tu peux m'expliquer ça ?
Margareth baissa à nouveau la tête. Il était hors de question qu'elle lui révèle quoi que ce soit.
– Je préfère que vous en parliez avec elle. Si nous ne parlions que de vous ce soir ? J'aimerais mieux.
Habituellement, Callwin se méfiait quand les gens s'intéressaient à elle, mais Margareth ne lui inspirait aucune crainte.
– Qu'est-ce que tu veux savoir ? répondit-elle, souriante.
Un noël à River Falls
9782702149638_tp.html
9782702149638_toc.html
9782702149638_cop.html
9782702149638_fm01.html
9782702149638_fm02.html
9782702149638_fm03.html
9782702149638_fm04.html
9782702149638_p01.html
9782702149638_ch01.html
9782702149638_ch02.html
9782702149638_ch03.html
9782702149638_ch04.html
9782702149638_ch05.html
9782702149638_ch06.html
9782702149638_ch07.html
9782702149638_ch08.html
9782702149638_ch09.html
9782702149638_ch10.html
9782702149638_p02.html
9782702149638_ch11.html
9782702149638_p03.html
9782702149638_ch12.html
9782702149638_ch13.html
9782702149638_ch14.html
9782702149638_ch15.html
9782702149638_ch16.html
9782702149638_ch17.html
9782702149638_ch18.html
9782702149638_ch19.html
9782702149638_ch20.html
9782702149638_p04.html
9782702149638_ch21.html
9782702149638_p05.html
9782702149638_ch22.html
9782702149638_ch23.html
9782702149638_ch24.html
9782702149638_ch25.html
9782702149638_ch26.html
9782702149638_ch27.html
9782702149638_ch28.html
9782702149638_ch29.html
9782702149638_ch30.html
9782702149638_p06.html
9782702149638_ch31.html
9782702149638_p07.html
9782702149638_ch32.html
9782702149638_ch33.html
9782702149638_ch34.html
9782702149638_ch35.html
9782702149638_ch36.html
9782702149638_ch37.html
9782702149638_p08.html
9782702149638_ch38.html
9782702149638_p09.html
9782702149638_ch39.html
9782702149638_ch40.html
9782702149638_ch41.html
9782702149638_ch42.html
9782702149638_ch43.html
9782702149638_p10.html
9782702149638_ch44.html
9782702149638_p11.html
9782702149638_ch45.html
9782702149638_ch46.html
9782702149638_ch47.html
9782702149638_ch48.html
9782702149638_p12.html
9782702149638_ch49.html
9782702149638_p13.html
9782702149638_ch50.html
9782702149638_ch51.html
9782702149638_ch52.html
9782702149638_ch53.html
9782702149638_ch54.html
9782702149638_p14.html
9782702149638_ch55.html
9782702149638_p15.html
9782702149638_ch56.html
9782702149638_p16.html
9782702149638_ch57.html
9782702149638_p17.html
9782702149638_ch58.html
9782702149638_ap01.html