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Gerald gara sa voiture à côté de celle de Luke.
Ils avaient fini les cours à 16 h 30 et s'étaient donné
rendez-vous chez Kevin pour une après-midi de jeux vidéo. Le
portail automatique se referma derrière eux. C'est sous une petite
pluie fine que Gerald rejoignit ses deux amis qui sortaient de la
voiture de Luke. La villa se trouvait sur les hauteurs de Golden
Hill, le quartier chic de River Falls. Les parents de Luke et de
Kevin étant voisins, les deux étudiants utilisaient, une semaine
sur deux, la voiture de l'un ou de l'autre pour aller en
cours.
– Tu as écouté la radio ? demanda
Kevin.
Non, répondit Gerald en s'approchant de
l'entrée.
Ils s'étaient acheté en début de semaine le tout
nouveau Nickelback. Une vraie tuerie, se dit-il alors que
« Gotta be somebody » résonnait encore à ses
oreilles.
– Ils ont arrêté le tueur.
– Déjà ?
Ce shérif venu de Seattle était vraiment un
bon.
– Ouais, et tu ne connais pas la meilleure,
intervint Luke. Il s'est fait buter !
La porte d'entrée s'ouvrit sur la mère de Kevin,
qui les accueillit de son chaleureux sourire.
– Entrez vite, vous allez être trempés.
– Bonjour, madame Fisher, dirent en chœur Gerald
et Luke.
Les trois garçons s'essuyèrent rapidement les
pieds et accrochèrent leur blouson sur le portemanteau.
– Comment ça s'est passé à l'université ? Je
suppose que vous avez appris la nouvelle, dit Mme Fisher en
posant particulièrement son regard sur Gerald.
Malgré ses vingt et un ans, il se sentait rien
moins qu'un adolescent boutonneux devant elle. Mme Fisher
était d'une sensualité troublante. Elle aurait pu être sa mère,
mais cela ne l'empêchait pas d'avoir de drôles de pensées.
– Luke disait qu'ils avaient arrêté le type,
fit-il en sentant rosir ses joues.
Il était sûr qu'elle s'en était aperçue, mais
comme chaque fois, elle fit comme si de rien n'était.
– Oui. C'est son avocat qui l'a assassiné,
compléta Luke.
Lui aussi aimait bien la mère de Kevin. Il était
persuadé qu'il suffirait d'un rien pour qu'il se passe un truc
entre eux, un de ces jours.
– Ce n'est pas tout à fait ça. Vous connaissez
Harry Miller ?
Trois regards interrogateurs la fixèrent.
– C'est un activiste homosexuel qui prône
l'égalité hétéros et homos, hommes et femmes, Blancs et Noirs. Un
type vraiment bien, dit-elle sans se départir de son sourire.
Comment pouvait-on avoir des dents aussi bien
alignées ? L'appareil dentaire, l'invention du siècle !
s'amusa Gerald, sous le charme.
– Pas si bien que ça a priori, la reprit Luke, qui
mima un coup de pistolet avec sa main.
– Ne plaisante pas avec ça.
Gerald adorait quand elle prenait cet air
faussement fâché.
Tout comme son mari, elle était une fervente
démocrate qui soutenait activement ce parti à River Falls. Elle
était consciente qu'ils resteraient minoritaires dans ce bastion
républicain, mais elle croyait au débat d'idées et ne manquait
jamais une occasion de se faire entendre. Surtout auprès de la
jeunesse insouciante, ignorante des enjeux politiques. Une
génération de purs consommateurs égocentriques et narcissiques, se
plaignait-elle souvent à son fils.
– Maman, c'est bon, tu ne vas pas nous saouler. On
s'en fout de cet avocat. Le principal est que ce Brown soit mort,
non ?
Et sans attendre de réponse, il se dirigea vers la
cuisine.
– Vous aussi, vous vous en moquez ?
demanda-t-elle en s'adressant tour à tour à Gerald et à Luke.
– Non, mais c'est juste que la politique, ce n'est
pas vraiment notre truc, s'excusa Luke.
Gerald hocha la tête en signe d'assentiment.
– Eh bien, vous avez tort. Si les gens avaient eu
un peu plus de conscience politique, jamais Hitler n'aurait été
élu !
– Maman ! lança Kevin du bout du
couloir.
Elle poussa un profond soupir en levant les yeux
au ciel.
– Très bien, mais le jour où vous aurez un
dictateur au pouvoir, il ne faudra pas venir vous plaindre.
– On a déjà eu Bush père et fils, et on s'en est
sortis, répliqua Luke.
Il aimait bien la taquiner. Il était certain
qu'elle adorait qu'on lui résiste. Vivement que le grand jour
arrive !
– J'ai voté pour Obama, c'est déjà pas si mal,
non ? se défendit Gerald.
C'était un pur mensonge : il n'avait pas pris
la peine de se déplacer. Mais ça avait été plus fort que lui, il
n'avait pas aimé le regard chargé de reproches qu'elle leur avait
lancé.
– Si tu avais su pourquoi, cela aurait été encore
mieux, se moqua-t-elle gentiment avant de lui passer un doigt sur
la joue. C'est bon, allez rejoindre Kevin ou il va encore me dire
que je lui fais honte.
Gerald, tout émoustillé, lui fit son plus beau
sourire et remonta le couloir à la suite de son ami.
– Lèche-cul, lui souffla Luke alors qu'ils
arrivaient à la cuisine.
– Jaloux, répliqua-t-il, fier de lui.
– Jaloux de quoi ? demanda Kevin, qui était
en train de tartiner des pancakes.
Une baie vitrée donnait sur une large terrasse où
ils mangeaient midi et soir, quand l'été arrivait. Au fond du
jardin, plus bas dans la vallée, on pouvait apercevoir River
Falls.
– Jaloux de mon physique d'Apollon ! se
rengorgea Gerald.
Kevin ricana et finit son pancake.
– Si vous en voulez, servez-vous, fit-il en
s'asseyant sur une chaise haute.
Les deux garçons ne se le firent pas dire deux
fois. Les pancakes de Mme Fisher étaient un pur délice.
– En tout cas, j'ai bien fait de ne pas appeler la
police pour dénoncer la pauvre bigote, fit Gerald en tartinant
généreusement son pancake de pâte chocolatée.
– Ouais, le shérif a arrêté les coupables. Je ne
vois vraiment pas ce qu'elle viendrait foutre dans cette histoire.
Surtout que le gamin des Enfants de Marie n'est même pas
mort.
Luke ne réagit pas. Il n'était plus très fier de
s'être laissé emporter par sa colère. Heureusement, la flic qu'il
avait eue au téléphone n'avait pas eu l'air de faire grand cas de
sa déposition. Il espérait surtout que personne ne remonte jusqu'à
lui pour l'accuser de dénonciation calomnieuse.
– À croire que leur Dieu existe
réellement.
Gerald revit la fille en train de pleurer dans les
toilettes de la bibliothèque. Il s'en voulut d'avoir cru qu'elle
pouvait être coupable. Non qu'il ait de l'estime pour ces gens-là,
mais il avait suffisamment d'ego pour ne pas aimer l'image que cela
lui renvoyait. Un être bourré de préjugés. Une idée en entraînant
une autre, il lança :
– Vous pensez que cet avocat était le complice de
ce Brown ?
– Sans l'ombre d'un doute. Pourquoi l'aurait-il
tué, si ce n'est pour le faire taire ? s'imposa Kevin.
Gerald n'en savait trop rien, mais si
Mme Fisher pensait que l'homme était innocent, il savait par
expérience qu'elle avait souvent raison.
– Pour qu'il ne recommence plus, se
hasarda-t-il.
Les rires goguenards de Luke et de Kevin
éclatèrent dans la cuisine.
– Brown allait être condamné à mort. Pourquoi
risquer la prison en le tuant ?
Gerald ne put qu'admettre la pertinence de la
remarque.
– Mais cet avocat doit avoir un avocat. Il a dit
quoi ?
Les deux amis haussèrent les épaules.
– Ils en ont rien dit à la radio, mais t'inquiète,
on en saura plus ce soir, finit par répondre Luke.
Gerald avala une première bouchée de son pancake
avec gourmandise.
– Ta mère est vraiment la reine des
desserts !
– C'est clair. J'ai vraiment du mal à croire
qu'elle a pu enfanter un crétin comme toi ! se moqua
Luke.
Kevin lui fit un doigt d'honneur et sauta de sa
chaise.
– Bon, je crois que je me sens prêt pour une
petite partie. Qui m'aime me suive !
Ils avaient l'habitude de se chambrer à tour de
bras, et aucun n'en prenait jamais ombrage.
– Je m'en prépare un dernier et je vous rejoins,
répondit Gerald.
Kevin et Luke quittèrent la cuisine pour le
confort de la salle home-video, où la Playstation 3 les
attendait.
Gerald espérait secrètement que la mère de Kevin
viendrait le rejoindre pour discuter. Mais les minutes passant, il
dut se résoudre à aller retrouver ses camarades pour une partie de
Dead Space.