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Logan éteignit son ordinateur et, pour la énième
fois de la journée, appela Hurley. Trois sonneries, puis la boîte
vocale. Il raccrocha et serra les lèvres.
Depuis qu'elle était partie le vendredi soir, il
n'avait eu aucune nouvelle. Juste un texto le lendemain pour lui
assurer qu'elle était toujours en vie, n'avait pas eu d'accident de
voiture, mais ne voulait toujours pas lui parler. Il lui avait
laissé un stock de messages et lui avait même présenté de plates
excuses. Mais rien n'y avait fait. Silence radio.
Il éteignit la petite lampe de bureau, et se leva
en repensant à son subit accès de panique quand il avait imaginé
qu'elle avait été kidnappée par un cinglé. Heureusement, Blake
l'avait rassuré sur ce point. Il avait déjeuné avec elle le midi
même à Seattle, en compagnie des autres experts du FBI. Elle
n'avait pas parlé de leur dispute. « Ce n'est peut-être pas si
grave », se dit-il. Qui peut savoir ce qui se passe dans la
tête d'une femme ?
Il attrapa son blouson, baissa les stores et
sortit de son bureau, qu'il referma à clé. Il était près de
20 heures. Il allait être en retard. Dans l'open space, il
salua les agents de permanence de nuit, puis quitta le
commissariat. L'air était glacial. Il s'engouffra dans sa Cherokee,
mit le contact et poussa le chauffage à fond.
Sans musique, ruminant de sombres pensées, il
roula près d'une demi-heure avant d'arriver au Chuck and Lara, un
bowling qui faisait aussi office de restaurant, situé dans la
grande zone commerciale à la périphérie de River Falls. Il n'avait
pas le cœur à se distraire, mais une fois sur place, peut-être
qu'il oublierait ses problèmes de couple et qu'il réussirait à
passer une bonne soirée.
Il sourit en voyant la devanture étincelante,
parée des couleurs de Noël, et la gigantesque quille de bowling
habillée en père Noël qui trônait près de l'entrée. Quel
kitsch !
Le restaurant était séparé des pistes de bowling
par une immense baie vitrée. Il s'approcha de la table ronde où se
trouvaient déjà deux de ses lieutenants et prit place à leur
côté.
– Excusez-moi, je n'ai pas pu faire plus
vite.
– Ne vous en faites pas. On n'est pas pressés,
mais je dois dire que j'ai cru un instant que vous alliez vous
défiler de peur de prendre encore une raclée, le taquina
Heldfield.
Les trois hommes avaient pris l'habitude de faire
un bowling une fois par mois. Un rituel sympathique qui permettait
de décompresser, tout en renforçant leur confiance mutuelle.
– Tu plaisantes. La dernière fois, je ne me
sentais pas très bien. Ce soir, cherchez même pas à me
rattraper !
Heldfield rit de bon cœur, mais il eut
l'impression que la bonne humeur de Logan n'était que de façade. Un
problème de couple ?
Un homme corpulent, arborant une magnifique
moustache, s'approcha d'eux en souriant.
– Bonsoir, shérif, bonsoir, lieutenants, fit Chuck
Vance.
Les trois hommes saluèrent le patron du
bowling.
– J'espère que la semaine que vous venez de passer
ne vous a pas coupé l'appétit.
– Non, bien au contraire. Vous pouvez y aller sur
les frites ! s'enthousiasma Morris.
Logan approuva de la tête. Chuck Vance était un
chic type. Jamais il ne se mêlait de leurs affaires. À part
leur offrir systématiquement les boissons, il ne faisait rien de
répréhensible.
– Lara n'est pas là ? s'enquit
Heldfield.
Tout comme son mari, elle portait fièrement son
poids et promettait de cogner quiconque lui parlerait de
régime.
– Non, elle a chopé une saloperie de grippe.
À une semaine de Noël. Vraiment pas de bol.
– Vous lui souhaiterez un prompt rétablissement de
notre part, dit Logan.
– Je n'y manquerai pas. Alors, qu'est-ce que vous
prenez ? demanda Chuck en sortant son calepin.
Quelques instants plus tard, une serveuse déguisée
en pin-up vint leur servir un cocktail.
– À quoi buvons-nous ? demanda Morris
d'un air satisfait.
– Je propose qu'on lève nos verres à ta prochaine
conquête. Il n'est pas bon de vivre seul ! se moqua
Heldfield.
Du coin de l'œil, il étudia la réaction de Logan.
Il ne fut pas déçu. Le shérif leva son verre mais n'avait pas souri
à la remarque. Il y avait de l'eau dans le gaz entre lui et Hurley.
Dommage, il aimait bien cette fille. Mais bon, River Falls ne
manquait pas de beautés. « Un shérif est une proie de premier
choix », se dit-il en observant quatre jeunes femmes en train
de jouer au bowling de l'autre côté de la baie vitrée.
Un portable sonna. C'était celui de Logan. Il ne
put cacher son sourire quand il vit le nom de Hurley
s'afficher.
– Excusez-moi, je reviens.
Un peu à l'écart, il décrocha.
– Jessica ?
– Bonsoir, Mike, je suis sincèrement
désolée.
Le son de sa voix était la chose la plus
merveilleuse qu'il eût jamais entendue.
– Laisse tomber, c'est à moi de m'excuser. Mais tu
sais comme je suis, « un gros ours impulsif »…
Il avait quitté la salle du restaurant et se
tenait dans le couloir.
– Non, ne dis pas ça. C'est moi qui suis la seule
fautive. J'aurais dû t'appeler, mais je ne sais pas ce qu'il m'a
pris. J'ai vraiment pété les plombs. Je crois que je devrais aller
consulter un psy.
Même si elle ne pouvait le voir, Logan approuva de
la tête. C'était peut-être ce qu'elle avait de mieux à faire. Il
avait toujours pensé que Hurley encaissait trop facilement les
horreurs qu'ils voyaient dans leur travail. Par son impulsivité,
Logan évacuait régulièrement ses montées d'angoisse, alors que
Hurley ne montrait que très exceptionnellement des signes de
lassitude. Il fallait bien qu'un jour elle craque.
– Bien sûr, tu ne dois pas garder ça pour toi, lui
dit-il.
Hurley avait déjà suivi une longue thérapie pour
être profileuse, comme le font les psychanalystes ou les
psychiatres. Il n'y avait rien de mal à s'adresser à un
spécialiste. Au contraire, il trouvait cela très sain, même si pour
sa part il ne se sentait pas capable de se livrer à un
inconnu.
– Je suppose que tu t'es fait un sang d'encre.
Crois bien que je regrette, mais je n'étais pas en état de te
parler. Il fallait que je reste seule.
– Je te l'ai dit. Il n'y a pas de problème. On en
a vu d'autres. Repose-toi, dors et essaye de prendre du recul. Tout
va bien.
– Je t'aime, Mike.
– Je t'aime, Jessica. À samedi.
– À samedi, répondit-elle avant de lui
envoyer un baiser sonore.
Il sourit et raccrocha. Nom de Dieu, qu'est-ce que
ça faisait du bien. Il l'avait vraiment dans la peau. Jamais il ne
pourrait vivre sans elle.
Il retourna auprès de ses lieutenants. Heldfield
nota tout de suite son changement de comportement. Les affaires
avaient l'air de reprendre. C'était une bonne nouvelle. Il n'aurait
pas aimé voir le shérif plongé dans les affres d'une
séparation.
– Nous en étions où ? lança Logan, d'attaque
pour le bowling.
Dans la nuit de Seattle, les eaux de Green Lake
étaient d'un noir opaque. Debout dans le salon de son appartement,
son portable à la main, Hurley observait d'un œil absent les
amoureux se promener sur les berges du lac.
Elle se revoyait sans cesse dans les bras de
Warren.
Elle s'était donnée sans aucune retenue à cet
homme qu'elle connaissait à peine. Il aurait été facile de
décharger sa culpabilité sur lui ou sur l'alcool. Mais c'était
d'elle-même, sans aucune contrainte, qu'elle s'était rendue à son
hôtel ; elle n'était même pas ivre quand elle s'était laissé
déshabiller.
Elle se sentait complètement perdue. Elle avait la
nausée. Pourquoi avait-elle agi ainsi ? La question tournait
en boucle dans sa tête. Simple vengeance pour l'avoir abandonnée
cinq années auparavant ? Non, elle n'était pas comme ça.
N'était-elle plus amoureuse de Logan ? Warren correspondait-il
mieux à son type d'homme ?
Elle était incapable de répondre à ces deux
questions.
Elle qui avait toujours eu des idées très arrêtées
sur la fidélité dans le couple, voilà qu'elle avait commis la pire
des trahisons.
Dans la salle de bains, elle fit couler l'eau et
se déshabilla. Devant le grand miroir mural, elle eut envie de
s'arracher la peau, de changer de corps, de muer pour redevenir le
papillon qu'elle avait toujours cru être.
Sans attendre que l'eau fût à la bonne hauteur,
elle entra dans la baignoire. Immédiatement, la chaleur qui
enveloppa son corps l'apaisa. Elle ferma les yeux et tenta de se
calmer.
Il fallait qu'elle oublie ce qu'elle avait fait,
comme si rien ne s'était passé.
Logan n'était pas obligé de savoir.