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Gerald avait réussi à éviter Margareth pendant
toute la semaine. Il n'était pas très fier de lui, mais n'avait pas
le courage de lui dire en face qu'il n'avait pas envie qu'on les
voie ensemble. Kevin et Luke se moquaient de lui au point que ça
devenait insupportable. Il jeta un œil au parking avant de
retourner à sa voiture. La veille, il avait surpris Margareth en
train de l'attendre et avait dû patienter une demi-heure avant
qu'elle ne se décide à partir.
C'était le dernier jour de cours avant les
vacances, Gerald se sentait soulagé. Une fois la quinzaine passée,
elle l'aurait oublié.
– Gerald ! Attends ! cria une voix dans
son dos.
« C'est pas vrai ! » se dit-il,
comprenant ce que devait ressentir un évadé qui se faisait
rattraper à deux doigts de la liberté.
Il se retourna et n'en crut pas ses yeux.
Margareth venait vers lui, mais ce n'était plus la même jeune
fille. Jetés à la poubelle, les vêtements de grand-mère ! Elle
portait un manteau et un tailleur très chics, sans parler des
chaussures à talons, qui mettaient en valeur des jambes galbées.
Mais le plus impressionnant était son visage. Ni lunettes ni
chignon. Ses cheveux mi-longs, ondulés, encadraient joliment son
visage poupon. Son maquillage donnait un effet très naturel à
l'ensemble, et Gerald fut hypnotisé par son regard profond et
charmant.
– Margareth ? dit-il, presque
incrédule.
– Bonjour, Gerald, je voulais te voir pour te dire
que demain ça ne sera pas possible.
La bouche entrouverte, les yeux écarquillés,
Gerald ressemblait à ce que Callwin lui avait prédit. Un grand
benêt abasourdi ! Margareth eut un petit rire qui attira le
regard de Gerald sur ses lèvres brillantes de gloss. Le charme
opérait…
– Écoute. Règle
numéro 1, il n'y a pas de filles moches, tu comprends ?
À moins d'avoir une infirmité quelconque, comme une bosse, de
la barbe, des dents de lapin ou un strabisme – et encore, il y
a un remède à tout ça –, toutes les filles sont jolies. Après,
on fait juste le choix de le montrer ou pas.
C'était vendredi matin.
Callwin avait retrouvé sa bonne humeur. Non seulement sa colère
était retombée, mais surtout, Miss Richardson l'avait mise aux
écuries depuis deux jours. L'équitation avait été une véritable
révélation. Un sentiment rare de liberté, l'impression d'être en
osmose avec la nature.
– S'il y a des filles moches,
c'est parce qu'elles le veulent bien ou qu'elles s'en
fichent.
L'envie de se venger de Miss
Richardson l'avait complètement quittée. Et tandis que sa
complicité avec Margareth se consolidait, elle avait eu vraiment
envie de l'aider à trouver un petit copain.
– Toi, tu as la chance
d'avoir une très bonne hygiène de vie, et tu as un corps tout à
fait acceptable. Comme moi, tu as de longues jambes. Les hommes
adorent ça. Ton problème, c'est ton look. Excuse ma franchise, mais
aucun garçon ne pourra tomber amoureux de toi dans cet
accoutrement.
Assise sur son lit, face à
Callwin, Margareth avait baissé la tête. Elle savait bien qu'elle
était loin de coller à la mode, mais elle avait toujours cru qu'un
garçon intelligent saurait découvrir, au-delà de son apparence, sa
beauté intérieure.
– La beauté est soumise à des
codes, qui peuvent varier selon le lieu et l'époque. Peut-être qu'à
l'ère préhistorique, tu aurais eu tes chances, mais dans le monde
moderne, tu n'es qu'un monstre sur pattes, dit Callwin avec
humour.
Elle chercha le regard de la
jeune fille et vit alors de fines larmes couler sur ses joues. Très
émue, elle vint s'asseoir près de Margareth et la prit dans ses
bras.
– Je suis désolée, mon petit
chat. Ne le prends pas comme ça. Je plaisantais, tu le sais bien.
Allez, reprends-toi, tu vas être la plus belle. Je te le
promets.
Margareth redressa la tête et
Callwin se demanda si elle allait être capable d'une telle
prouesse.
– Bon, on passe aux choses
sérieuses. Déshabille-toi.
Quand Miss Richardson lui
avait dit que les vêtements de Margareth lui iraient très bien,
elle n'avait certainement pas imaginé que ça marcherait dans les
deux sens ! Elle lui donna les vêtements avec lesquels elle
était arrivée au manoir. La transformation fut radicale. Callwin en
fut aussi stupéfaite que Margareth. Elle retira les épingles à
cheveux qui maintenaient son affreux chignon, laissant se dérouler
une belle chevelure.
– Alors, c'est qui la plus
belle ? dit Callwin, toujours habillée d'une robe à carreaux
d'un autre âge.
Margareth se remit à pleurer,
mais c'étaient des larmes de joie. Pour la première fois de sa vie,
elle se trouvait belle. Callwin vint déposer sur sa joue un gros
baiser sonore. Elle aussi était heureuse du résultat.
Peut-être y avait-il un Dieu,
après tout !
– Arrête de pleurer. On va
passer à la touche finale. Avec ça, même la fée Carabosse passerait
pour une princesse, et rassure-toi, tu es loin d'être une
sorcière.
Quand elle eut terminé de la
maquiller, elle sortit sa dernière surprise.
Au mépris des règles édictées
par Miss Richardson, elle avait utilisé son smartphone et appelé
une amie pour qu'elle lui procure des lentilles jetables adaptées à
la myopie de Margareth. Le paquet était arrivé la veille. Callwin
avait prétendu que ce colis était un cadeau de Barry, son amoureux
de Seattle.
– Ce sont des lentilles de
contact. Tu vas voir, ce n'est pas compliqué à mettre.
Quelques fous rires plus
tard, Margareth put s'admirer sans lunettes. Elle avait un très
beau regard.
– Bon, maintenant, on va tout
enlever. Il ne manquerait plus que ta grand-mère te surprenne
ainsi ! Mais garde tes lentilles…
– C'est bête, je me faisais une telle joie,
répondit Gerald qui, intérieurement, se traitait de pauvre
type.
Margareth fit comme Callwin avait dit, et le
laissa mariner quelques secondes avant de lui dire :
– Mardi soir, je dors chez une amie en ville. On
pourrait se faire un cinéma, si tu veux.
– Cool, on ira manger avant. Ça te
dit ?
– D'accord, tu me donnes ton numéro de
téléphone ?
Margareth ne se reconnaissait pas. Sa timidité
naturelle s'était envolée sous le regard de Gerald, qui la dévorait
des yeux.
– OK.
– À mardi alors ! lança Margareth une
fois le numéro en poche.
Elle le quitta d'une démarche qu'elle espérait
assurée, après les leçons que Callwin lui avait données dans sa
chambre d'hôtel.
La journaliste l'y attendait.
– Alors, comment ça s'est passé ?
– Il est d'accord ! s'enthousiasma Margareth,
qui se jeta dans ses bras.
Elles restèrent serrées l'une contre l'autre un
long moment.
– Bon, maintenant que le plus dur est fait, il va
falloir convaincre ta grand-mère de te laisser sortir mardi
soir.
– Je vous fais confiance, dit Margareth, aux
anges.
Callwin était particulièrement fière d'elle et de
la façon dont elle avait manœuvré Miss Richardson. Celle-ci avait
accepté qu'elles aillent en ville ensemble pour voir un ophtalmo et
commander des lentilles. Mais elles ne s'étaient pas contentées de
ça : Callwin avait pris une chambre dans un hôtel pour que
Margareth puisse s'habiller et se maquiller et, l'euphorie aidant,
lui avait suggéré d'aller chez un coiffeur.
– Si ta grand-mère a accepté que tu ne portes plus
de lunettes, elle peut accepter que tu arrêtes le chignon !
avait lancé Callwin à Margareth pour la convaincre.
Margareth avait cédé et ne le regrettait pas. Elle
n'avait plus qu'une envie : être au mardi soir.