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Confortablement assise au bar d'un restaurant situé sur Broad Street, Callwin attendait son rendez-vous le sourire aux lèvres. Son article sur le meurtre de Lewis Stark avait paru le matin même dans le Seattle Tribune avec les félicitations du big boss. Elle décrochait de plus en plus de piges dans ce quotidien de référence.
Elle regarda sa montre. Onze heures. Elle jeta un coup d'œil derrière elle, vers l'entrée. Toujours pas de Boris Randall. L'homme avait déjà un défaut à son compteur : le manque de ponctualité. Elle prit sa tasse de café et alla se poster près de la verrière qui donnait sur la Space Needle, la plus haute tour de Seattle. La fierté de la ville ! ironisa Callwin, qui se doutait bien que c'était un homme qui l'avait bâtie. Toujours ce besoin de montrer qu'on a la plus longue !
– Leslie Callwin, lui lança une voix chaleureuse.
La journaliste se retourna et fut surprise par le physique de Randall. La quarantaine passée, dégarni et bedonnant. Une espèce de Dany DeVito, en légèrement plus grand.
– Monsieur Randall, fit-elle, histoire de ne pas se tromper.
– Lui-même. Et arrêtez de me regarder comme ça, vous n'avez aucune chance avec moi, fit-il en lui mettant son alliance sous le nez.
Callwin explosa de rire, à la grande satisfaction de Randall. L'humour, la première qualité des hommes laids ! Le pire, c'est que ça marchait. D'un simple trait d'esprit, il l'avait mise dans sa poche, et du coup il lui paraissait moins laid.
– Je me disais bien que c'était trop beau, fit-elle sur le même ton de légèreté.
Randall sembla apprécier et l'invita à s'asseoir à l'écart des quelques clients.
– Permettez-moi de vous dire que je suis particulièrement heureux de faire votre connaissance. Vous l'ignorez peut-être, mais je suis né à River Falls.
– J'étais au courant. Ce n'est pas tous les jours qu'un natif de River Falls devient une star de Seattle.
Randall gloussa en faisant trembler son double menton et reprit :
– Vous me flattez, mais je suis preneur. Ma femme est une vraie harpie. Jamais un compliment, toujours à se plaindre, fit-il avec une familiarité qui déstabilisa Callwin.
« Il ne croit tout de même pas me mettre dans son lit ? » Elle commençait à douter de son humour.
– Et si nous parlions affaire, monsieur Randall.
Le ton était peut-être un peu sec. L'homme se renfrogna.
– Allons, vous êtes si pressée d'en finir ? Nous venons à peine de faire connaissance…
Callwin le trouva d'un coup bien moins sympathique. Encore un de ces foutus machos – et lui en plus était franchement laid.
– Eh oui, et je crains que notre conversation ne s'arrête là. Je ne suis pas intéressée. Vous m'excuserez.
Elle se leva. Une main ferme et virile lui attrapa le bras.
– Mademoiselle Callwin, voyons, rasseyez-vous. Ce n'est pas par hasard que je vous ai demandé de venir. Cela fait un moment que j'ai un œil sur vous et votre travail.
Le ton n'avait plus rien de familier, bien au contraire. Le chef d'entreprise reprenait le dessus.
– Excusez-moi si mes manières vous ont choquée. Croyez-le ou non, je suis un mari fidèle, et pour cause, ma femme a été miss Seattle. Elle a quinze ans de moins que moi et satisfait à toutes mes envies. Nous venons même d'avoir une petite fille. Et pour finir, je me moque de ce qu'elle fait dans mon dos, tant que cela ne s'ébruite pas.
Callwin était restée debout. Après un soupir, elle se rassit face à lui.
– Pourquoi me dites-vous tout ça ?
– Parce que je suis comme vous, Leslie. J'en ai bavé durant ma jeunesse et même après. Vous m'avez trouvé répugnant, et ne vous en êtes pas cachée.
Callwin se sentit mal à l'aise, mais ne le contredit pas.
– Je ne vous en veux pas. Il y a bien longtemps que je suis immunisé contre le regard des gens. Je suis certain que vous savez ce que j'ai ressenti.
– Ne le prenez pas mal, mais je n'ai jamais eu de problèmes avec les hommes.
– C'est clair, les hommes vous ont juste prise pour la salope de service, rétorqua-t-il en la regardant droit dans les yeux.
S'il avait été à portée de main, elle lui aurait mis une claque.
– Allons, je ne fais référence qu'à votre passé. J'ai été impressionné par votre parcours. Vous quittez le domicile familial à seize ans, et à force de hargne vous arrivez à devenir journaliste au Daily River. De temps en temps vous sortez des ragots sous un pseudo, mais en général vos articles sont plutôt intéressants.
Qu'est-ce que c'était que ça ? Son procès ou son éloge funèbre ?
– Mais là où vous avez fait fort, c'est l'année dernière, quand vos articles ont fait mettre la moitié des connards de River Falls au trou !
C'était largement exagéré. Rien qu'une dizaine de personnes inculpées, dont seulement deux étaient en prison, les autres attendant leur procès et usant de tous les recours possibles pour le retarder.
– C'est donc pour me remercier d'avoir débarrassé la ville de ces crapules que vous êtes prêt à m'embaucher ?
Randall était le fondateur et le directeur du News of Washington, un quotidien qui couvrait davantage le reste de l'État que Seattle même. Il tirait à près de cent cinquante mille exemplaires. Une belle réussite.
– Non, je vous ai menti sur un point, à vrai dire. Avant ce matin, je ne savais même pas que vous existiez, dit-il d'un ton amusé.
Callwin n'en revenait pas. Il avait tout appris de sa misérable existence en l'espace d'une matinée. Et encore, il n'était que 11 heures !
– Un bon réseau d'informateurs, c'est ça qui fait un grand journaliste, mademoiselle Callwin.
« En plus il lit dans les pensées ! »
– Vous voulez dire que ce petit article sur la mort de Lewis Stark vous a tant impressionné que vous avez décidé de m'embaucher ?
Il hocha favorablement la tête.
– Ce n'est pas juste un petit article. Il est très bien rédigé, clair et précis. Et puis, vous avez ce ton très personnel qui montre que vous n'avez pas fait une école de journalisme (le visage de Callwin se plissa), ce qui vous a évité de pondre la sempiternelle prose pompeuse et ultra-chiante de ces gens-là !
Callwin se décrispa et eut un petit rire.
– Vous avez de drôles de façons de faire des compliments.
– Je n'ai pas été forgé dans le moule de l'élite de Seattle, et je suis persuadé que c'est pour ça que je suis le meilleur.
Callwin ne savait plus quoi penser de lui. Cet homme était vraiment étonnant. Tour à tour répugnant et charmant, autoritaire et amical, moqueur et compréhensif. Un drôle d'oiseau.
– Et qu'attendez-vous précisément de moi ?
L'homme lui fit un large sourire et s'enfonça dans son fauteuil.
– Je veux que vous vous invitiez dans cette communauté dont vous avez parlé, les Enfants de Marie, et que vous me sortiez un papier sur leur façon de vivre, tous les jours jusqu'au Premier de l'An.
Callwin ouvrit de grands yeux. Elle aurait cru à une blague s'il n'avait eu l'air aussi sérieux.
– Vous plaisantez, ce genre de secte refuse toute intrusion du monde extérieur en général. Alors, une journaliste !
Une matinée de perdue, se désola Callwin, qui avait cru à une bonne nouvelle quand Randall l'avait appelée pour ce rendez-vous.
– Leslie, voyons, rien n'est impossible pour une journaliste qui n'a pas froid aux yeux. On voit bien que vous n'êtes pas du grand monde et que vous n'avez pas une assurance naturelle. C'est là justement votre force. Vous avez des failles. Je suis persuadé que vous saurez en jouer pour vous faire accepter par cette vieille folle de Miss Richardson.
Encore cette manière peu délicate de faire des compliments…
– Franchement, je crains que vous ne me surestimiez.
– Et moi je suis certain que vous vous sous-estimez.
Il l'avait dit avec tant de certitude qu'elle ne put s'empêcher de rougir.
– Comme c'est charmant, se moqua-t-il gentiment. Vous n'êtes pas un de ces serpents au sang froid, incapables d'émotion ni d'empathie. Vous êtes la personne idéale pour ce job.
Pour un peu, Callwin l'aurait embrassé. Cet homme, aussi cynique qu'il ait pu lui apparaître, pouvait également être extrêmement charmant. Il n'était pas impossible que sa femme fût sincèrement éprise de lui.
– OK, je vais essayer.
– Non, Leslie, vous allez y arriver. Et pour vous montrer ma confiance en vous, je vais vous payer votre reportage dans son intégralité, dès maintenant. Si par malheur, je m'étais trompé sur votre compte, considérez cet argent comme vôtre.
Il posa son chéquier sur la table et inscrivit une somme rondelette sur un chèque qu'il tendit à Callwin.
– Voilà. À vous de jouer.
Callwin nota que le montant était plus que correct, mais elle se moquait de cet argent. Depuis qu'elle vivait avec Barry, ce n'était plus un problème. En revanche, jamais de sa vie on ne l'avait traitée avec autant d'égards.
Elle n'avait aucune idée de la manière dont elle arriverait à s'introduire dans la secte, mais une chose était certaine, elle y arriverait.
– Vous voulez quoi comme genre d'article ?
Randall se félicita intérieurement de savoir toujours trouver les meilleurs éléments.
– Les Enfants de Marie est une communauté de gentils chrétiens. Un peu à la manière des Amish, qui refusent la modernité. Je suis persuadé que notre lectorat sera ravi de faire un plongeon dans un passé idéalisé. À vous d'en faire ressortir tous les bons côtés. Je me suis laissé dire qu'ils avaient une ferme, qu'ils se débrouillaient pas mal en ébénisterie et en tissage. Faites des photos si vous pouvez. On les mettra sur le site.
Callwin s'étonna de la proposition. Elle s'attendait à devoir les ridiculiser. Pouvait-on appréhender le sujet avec sérieux, et prendre ces doux dingues comme des gens normaux ?
– Voir les bons côtés, fit-elle en écho. Vous m'en demandez beaucoup.
– Allons, une journaliste doit savoir mettre ses préjugés de côté pour rédiger de bons articles. Faites un effort. Je suis sûr que vous allez vous plaire chez eux.
Callwin tourna la tête et regarda la Space Needle. Du futur au Moyen Âge ! Ça allait être un sacré choc, si tant est qu'ils l'acceptent au sein de leur communauté.
– OK, mais vous savez, vous êtes un sacré tordu.
– La marque des grands hommes, fit-il en souriant. Vous buvez quoi ? Champagne, whisky, cognac ?



Une heure plus tard et avec quelques degrés d'alcool dans le sang, Callwin se garait sur le parking du Saint John Hospital, une clinique privée au bout de la 37e Avenue, et qui donnait sur Lake Washington. Une petite marina avait été construite pour accueillir les patients qui arrivaient par les eaux, et la clinique se trouvait à proximité du club de golf de Broadmoor – de quoi attirer la clientèle huppée de Seattle.
Callwin sortit de son Hummer et admira le bâtiment, construit dans un style colonial assez inattendu et très chaleureux, qui détonnait dans cette région habituée aux grands froids.
Elle remonta l'allée à la pelouse impeccable et pénétra dans la clinique. La réceptionniste la salua, souriante :
– Mademoiselle Callwin.
– Bonjour, Laura, vous pouvez dire au docteur Wilson que je suis arrivée ?
Mais au moment même où elle saisissait le téléphone, l'ascenseur s'ouvrait, livrant passage à Wilson et à deux autres praticiens.
– Ce n'est plus la peine, il est là, fit Callwin.
Dès qu'il la vit, Wilson s'excusa auprès de ses confrères et vint au-devant d'elle.
– Qu'est-ce que tu fais là ? Tu sais bien que je ne vais pas avoir le temps pour déjeuner.
La quarantaine, bien bâti, le visage avenant. C'était le premier Noir avec qui elle était, et le meilleur homme qu'elle ait jamais connu.
– Je sais, mais il fallait que je te parle à tout prix.
– Toi, tu as bu, et en plus, tu as conduit, dit-il en découvrant le Hummer garé plus loin sur le parking.
Le ton était plus inquiet qu'agressif. « Un amour », se dit-elle, enchantée.
– Écoute, le News of Washington vient de me proposer un reportage. Trois semaines d'investigation. Le hic, c'est qu'on ne pourra pas se voir jusqu'au Nouvel An.
Wilson fronça les sourcils.
– Ils t'envoient où ?
– Chez les quakers ! dit-elle avant de lui faire un rapide résumé et de conclure par un : Si tu n'es pas d'accord, je reste.
Wilson se frotta sa courte barbe et remit les mains dans les poches de sa blouse.
– J'avais espéré que nous pourrions fêter le réveillon ensemble, mais si je veux démentir l'idée que les Noirs sont contre l'indépendance financière de leur femme, je crois que je n'ai pas le choix.
– Tu sais, rien ne dit que leur vieille folle va accepter de m'inviter, alors peut-être réveillonnerons-nous ensemble.
Wilson lui sourit et s'approcha un peu plus.
– Je ne l'espère pas. Tu en as vraiment envie et je ne désire que ton bonheur, ma petite puce, fit-il en posant ses deux mains aux doigts délicats sur ses épaules.
– Vous ne le regretterez pas, docteur Wilson.
Au vu de tous, elle lui vola un baiser, et sortit tout sourire dans le froid hivernal de Seattle, le cœur battant d'amour et d'alcool.
Un noël à River Falls
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