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Effondrée, les yeux rougis, Margareth n'avait pas
eu le courage de retourner en cours et avait déserté l'université.
Elle avait pris le bus en direction de Silver Town, dont un des
arrêts se trouvait à proximité des anciens manoirs de North
Peak.
Jamais depuis son arrivée à River Falls, elle ne
s'était sentie aussi désemparée. Pourtant, Dieu sait qu'elle était
forte et ne manquait pas de courage pour endurer l'attitude des
gens à son égard. Mais l'annonce de la mort de son cousin avait
brisé sa résistance. Les railleries, les médisances, les brimades
et même les coups, tout cela, elle pouvait le supporter, mais
jamais elle n'aurait imaginé que ça irait jusqu'au meurtre.
– Pourquoi, mon Dieu ? chuchota-t-elle, le
front collé contre la vitre ruisselante du bus.
À l'extérieur, la pluie continuait à tomber
sur la forêt qui, à la sortie de la ville, reprenait enfin ses
droits.
Margareth soupira. Les voies du Seigneur sont
impénétrables. Elle le savait. Si impénétrables qu'elle en arrivait
à douter de Sa miséricorde.
Quelques minutes plus tard, Margareth descendit à
son arrêt. Regardant le bus repartir, elle resta un moment sans
bouger. Seule sur la route aux abords d'une forêt compacte, sous un
ciel menaçant, elle chercha un signe quelconque de la présence
divine, et n'en trouva aucun.
Le bruit d'une voiture la sortit de sa torpeur.
Elle s'éloigna de l'arrêt de bus, ouvrit son parapluie et prit la
petite route qui s'enfonçait sous le couvert des sapins. Les
premières habitations étaient à vingt minutes de marche. Vingt
minutes avant de pouvoir retrouver la chaleur d'une famille
aimante. Pour Margareth, le plus grand signe de la bonté du
Créateur sur cette Terre était le bonheur d'être entouré des siens.
Père, mère, frères et sœurs, grands-parents et toute la parentèle
collatérale, qui faisaient partie d'une même communauté d'esprit.
Tous ces gens sous le seul patronage de grand-mère.
Les querelles étaient réglées aussi vite qu'elles
avaient débuté, l'entraide étant le maître mot de leur vie
quotidienne. Un vague sourire apparut sur son visage alors qu'elle
repensait à l'amour qui régnait au sein de leur grande famille.
Pour la première fois de sa vie, elle se demanda si sa volonté de
suivre un enseignement moderne n'était pas la plus stupide des
décisions qu'elle eût jamais prises. Quel besoin avait-elle eu
d'aller chercher ailleurs un sens à sa vie, alors que tout lui
démontrait qu'il n'y avait rien de bon à espérer de la modernité
consumériste ?
Nombre d'Enfants de Marie n'avaient aucun contact
avec l'extérieur, préférant rester à l'abri dans leur petite
communauté. Margareth les avait toujours trouvés bizarres. Mais à
bien y regarder, n'était-ce pas elle qui était bizarre ? Ne
l'avait-on pas prévenue de la cruauté du monde ? De la
présence du Mal à chaque coin de rue ?
Margareth secoua la tête et essaya de ne plus
penser à rien. Seul Nathaniel comptait. Marchant la tête basse vers
le manoir où elle résidait, elle se mit à prier Jésus et Sa mère
Marie, leur sainte patronne, pour qu'ils veillent sur l'âme de son
jeune cousin.
Elle était presque arrivée au manoir quand une
vieille Buick s'arrêta à sa hauteur. Au ronflement bruyant du
moteur, Margareth reconnut la voiture de Charles Cooper, un membre
de la communauté.
La portière s'ouvrit :
– Allez, monte. Je te ramène.
Margareth referma son parapluie et prit place dans
la voiture.
– Tu n'avais pas cours aujourd'hui ? demanda
Cooper.
– Si, mais quand j'ai appris pour Nathaniel…
– Qu'est-ce qui s'est passé ?
Le ton était réellement inquiet.
– Il a été assassiné.
Étonnamment, elle se sentait plus sereine. Le fait
d'être auprès d'un des siens devait y être pour quelque
chose.
Cooper crispa ses mains sur le volant et marmonna
une prière. Le manoir était en vue.
– Comment ? demanda Cooper.
– La police n'en a pas dit plus. Juste qu'il a été
tué en même temps qu'un autre adolescent.
La Buick quitta la route et grimpa le long chemin
de terre montant vers la vaste demeure, dont la silhouette se
découpait sur le ciel gris et se confondait avec la masse sombre
des sapins. Les nombreuses fenêtres étaient presque toutes
éclairées.
– Ils ont le coupable ?
Margareth secoua la tête. Voir Cooper,
habituellement si souriant, dans un tel état de prostration la
toucha profondément. Renversant les rôles, malgré son jeune âge,
elle lui posa une main maternelle sur l'épaule.
– Nathaniel est auprès du Seigneur, et nul doute
que son assassin aura le jugement qu'il mérite le moment venu,
assura-t-elle.
Elle n'était pas certaine d'y croire elle-même,
mais elle vit que ses paroles avaient adouci le visage de Cooper,
l'un des plus fervents adeptes de la communauté.
La Buick se gara auprès des autres véhicules, tout
aussi démodés. Ils sortirent de la voiture et pressèrent le pas
jusqu'à l'entrée du manoir. Miss Richardson ouvrit la porte et les
accueillit d'un air solennel.
– Nous avons appris, grand-mère, dit Margareth
qui, devant la femme qu'elle admirait le plus au monde, se sentit
redevenir une petite fille perdue.
– Comment vont Marc et Babeth ? demanda
Cooper en parlant des parents Morrison.
– Nathaniel n'est pas mort. Je suis désolée que
vous ayez pu le croire, coupa aussitôt Miss Richardson.
Cooper se tourna vers Margareth, le regard lourd
de reproches.
– Tout le monde ne parle que de ça à l'université,
se défendit-elle, ne sachant plus qui croire.
– Un simple mensonge. Prêcher le faux pour savoir
le vrai, expliqua Miss Richardson. Mais ne restez pas là. La
chaleur est une denrée précieuse.
Par mesure de précaution, l'électricité n'avait
pas été coupée. Elle ne servait qu'à des usages élémentaires, mais
aussi à recharger les rares téléphones portables du manoir. Le
chauffage se faisant au fuel et au bois.
Ils entrèrent dans le vestibule. Cooper se
débarrassa de son long manteau. La trentaine, père de jumelles, il
portait une fine barbe et les cheveux mi-longs, comme la plupart
des hommes de la communauté.
– Charles, dit Maria, son épouse, en venant à sa
rencontre, j'espère que tu sais que Nathaniel est sain et
sauf ?
– Oui, grand-mère vient de me le dire.
Margareth apprécia le fait qu'il ne l'accable
pas.
– Allons dans le salon. Je vous expliquerai tout,
dit Miss Richardson.
Ils la suivirent, et retrouvèrent Denise et Susan,
deux aïeules qui tricotaient côte à côte, assises sur des fauteuils
rempaillés. Elles levèrent la tête à leur approche, leur sourirent
et se remirent à leur ouvrage.
– Marc m'a téléphoné pour nous prévenir que le
shérif comptait annoncer la mort de Nathaniel, commença Miss
Richardson, qui s'assit sur la large banquette près de la
verrière.
Margareth, Charles et Maria s'assirent en face
d'elle.
– Nathaniel a été kidnappé hier soir, intervint
Maria.
Un simple regard de Miss Richardson, et Maria
baissa les yeux, confuse d'avoir pris la parole sans y avoir été
autorisée. Charles lui passa un bras amoureux autour des
épaules.
– Un homme a agressé Nathaniel et un autre garçon.
Un dénommé Lewis, reprit la vieille dame. D'après ce que m'a dit
Marc, il les aurait ensuite enfermés dans une cabane de chasseurs,
non loin d'Old Oak Road. L'autre adolescent s'est fait tuer. Mais
le Seigneur a entendu les prières de Son fils, et l'a libéré de ce
démon. Nathaniel a réussi à s'enfuir et a trouvé son salut grâce à
un routier qui l'a récupéré.
– L'homme l'a percuté avec son camion, rectifia
Maria les yeux baissés.
Même si elle avait beaucoup de respect pour la
doyenne de leur communauté, elle avait du mal à toujours rester en
retrait par rapport à cette femme qui n'était mère ni grand-mère au
sens littéral du terme.
Aussi pieuse que soit Maria, elle n'oublierait
jamais que Miss Richardson avait tout d'abord opposé son veto au
mariage de son neveu avec une Latino-Américaine.
– Il a été blessé ? demanda Cooper.
– L'épaule et des côtes fêlées, mais rien de
vital. Il devrait s'en remettre très vite et revenir parmi nous
très bientôt.
– Mais pourquoi avoir annoncé sa mort ?
demanda Margareth les larmes aux yeux.
« Grand est le Seigneur. Pardonnez-moi
d'avoir douté », pria-t-elle au fond de son cœur, se sentant
subitement moins oppressée.
Miss Richardson leur expliqua la théorie du
shérif, et pourquoi il avait été demandé aux parents de Nathaniel
de garder le silence.
– Et moi qui croyais que ces machines ne seraient
jamais d'aucune utilité. Je me dois de confesser mon erreur,
conclut Miss Richardson en sortant un portable de sa poche.
– C'est-à-dire ? demanda Cooper.
Trois années auparavant, Miss Richardson avait
accepté cette technologie au sein de la communauté. À une
seule condition : ne l'utiliser qu'en cas d'extrême
urgence.
– Marc a attendu que les services de police les
laissent pour téléphoner d'une cabine.
Margareth remercia une nouvelle fois le Seigneur.
Comme tous les membres de la communauté étaient restés dans la
propriété, où ils n'avaient ni télévision, ni radio, ni internet,
ils n'avaient pas eu à imaginer la mort de Nathaniel. Donc les
portables ne servaient effectivement à rien. Mais elle préféra
garder pour elle ses réflexions, et se réjouit silencieusement de
la bonne nouvelle.
– Ce shérif est un abruti, comment a-t-il pu
oser ? s'emporta Cooper.
Il n'en voulait absolument pas à Margareth, qui
était elle aussi victime de ce malentendu. Non, la faute incombait
une fois de plus à un mauvais croyant.
– Ils croient servir le bien en usant des méthodes
du Malin. La perversion de toutes les valeurs, jugea Miss
Richardson.
– Guérir le mal par le mal, intervint Maria.
Y avait-il là une once de désapprobation ? se
demanda la vieille dame. Elle n'avait jamais porté cette
Portoricaine dans son cœur, et sans l'obstination puérile de son
neveu, jamais elle n'aurait accepté qu'elle entre dans la
communauté. En Amérique latine, trop de traditions païennes avaient
profané les textes sacrés et sali à jamais les âmes des
habitants.
– Est-ce qu'ils l'ont attrapé au moins ?
reprit Cooper, reportant ainsi l'attention sur lui.
Il avait cru qu'avec les ans, grand-mère saurait
apprécier Maria, mais malheureusement, beaucoup de chemin restait à
parcourir.
– Nous n'en savons rien. J'ai demandé à Marc de ne
plus appeler. Le principal est que Nathaniel soit en vie.
Margareth était du même avis, mais n'avait qu'un
souci : retourner au plus vite en ville pour aller voir son
cousin. Elle s'imaginait combien il devait être malheureux et perdu
dans un hôpital rempli d'étrangers. Contrairement à elle, il avait
fait son parcours scolaire au sein de la communauté. Il était
apprenti ébéniste, comme la plupart des autres jeunes gens. Il ne
connaissait du monde que les livraisons qu'il y faisait.
– Bon, je suppose que tu as raté tes cours de
l'après-midi, reprit Miss Richardson en se tournant vers
Margareth.
Le ton était redevenu chaleureux. La tension
baissa aussitôt.
– Oui, mais ce n'est pas grave, je me les ferai
prêter, mentit-elle.
Comment leur dire qu'elle n'avait pas une seule
amie à qui demander ce service ? Si Cooper était l'un des
membres les plus fervents et les plus respectueux de la communauté,
Margareth avait sa propre interprétation des Évangiles. Elle était
persuadée que certains mensonges pouvaient apporter plus de
réconfort que la simple vérité.
Exactement ce qu'avait voulu faire le shérif, se
dit-elle. Si la tromperie servait à arrêter un fou furieux,
peut-être que cela en valait la peine.
– Bien, dans ce cas, voudrais-tu me faire la
lecture ?
– Avec plaisir, grand-mère.
Les lunettes n'étaient pas prohibées, mais Miss
Richardson, ignorant sa presbytie, aimait qu'on lui lise les
classiques de sa jeunesse.
– Grand-mère, nous allons vous laisser, dit Cooper
en prenant la main de son épouse.
Les deux vieilles tantes, qui n'avaient pas
bronché jusque-là, les regardèrent quitter le salon sans se
manifester davantage, si ce n'est par le cliquetis régulier de
leurs aiguilles à tricoter.
Margareth alla prendre sur un rayon de la grande
bibliothèque un volume de Charles Dickens. Elle choisit
David Copperfield.