3
Tandis qu'il remontait un sentier boueux sous le
couvert d'immenses conifères, Logan ne put s'empêcher de repenser
aux meurtres de Lucy Barton et d'Emy Paich, un an et demi
auparavant.
– Au moins, nous n'avons pas affaire à un tueur en
série, dit Blanchett qui marchait à ses côtés.
Il lui jeta un bref coup d'œil, se demandant un
instant si elle lisait dans ses pensées.
– Je sais. Tout porte à croire que c'est le garçon
renversé qui a tué l'autre, mais sait-on jamais, dit-il,
dépité.
Heldfield lui avait téléphoné une demi-heure plus
tôt pour lui annoncer que Portnoy et lui avaient très certainement
identifié la personne à qui appartenait le sang retrouvé sur le
manteau de l'adolescent hospitalisé. Un autre adolescent, abattu
par balle, gisant dans une des cabanes utilisées en période de
chasse dans ce coin de la forêt. Le scénario le plus probable était
le suivant : pour une raison ou pour une autre, les deux
garçons s'étaient retrouvés dans cette cabane et à la suite d'une
altercation, l'un avait tué l'autre, et avait fui avant d'être
percuté par un camion.
– Nunn est certain que le garçon survivra. Dès
qu'il se réveillera, ça ne sera pas difficile de lui faire dire la
vérité, fit-elle, persuadée que ce n'était pas un crime crapuleux,
mais une brouille entre amis, voire un simple accident.
« Encore faut-il qu'il sorte du coma »,
pensa Logan.
Les deux policiers arrivèrent dans une zone
dégagée et aperçurent la cabane.
Par moments, le cri d'un oiseau venait rompre un
silence bruissant. La pluie avait cessé, mais le sol était
détrempé. Logan se maudit de ne pas avoir chaussé ses bottes. Ses
chaussures gonflées d'eau avaient les semelles alourdies par une
épaisse croûte de boue.
Il redoutait de voir le corps. Il aurait tout
donné pour être ailleurs.
Portnoy sortit de la cabane.
– Shérif, lieutenant, les salua-t-il.
Logan et Blanchett le saluèrent en retour et
entrèrent à sa suite. Logan ôta son chapeau et, à la lumière d'une
lampe à pétrole, découvrit le corps du jeune homme. La bouche
ouverte, le regard vitreux ; les signes caractéristiques de la
mort. Logan nota qu'il était beau garçon, et qu'il portait des
vêtements de marque. Un fils de la bourgeoisie locale, à n'en point
douter.
– Vous savez de qui il s'agit ?
Portnoy lui tendit une carte d'identité.
– C'était dans son portefeuille. Lewis Stark.
Seize ans. Il était lycéen à River Falls.
Logan la regarda sans la saisir. Les experts du
FBI allaient arriver dans moins d'une demi-heure, en hélicoptère,
et cet imbécile de Portnoy n'avait pas mis de gants !
– Le portefeuille était dans la poche de son
blouson. Ça m'étonnerait que le tueur l'ait touché, se justifia
Portnoy, conscient d'avoir commis une erreur.
– Je le connais, intervint Blanchett. Il a eu
affaire à nous avant que vous arriviez en ville, il y a environ
deux ans.
Logan fronça les sourcils. Le début d'une
piste ?
– On l'a arrêté pour coups et blessures sur un
travesti.
Portnoy claqua des doigts.
– Je savais bien que je connaissais ce
visage !
– Et alors ? Procès, maison de
correction ? demanda Logan.
Blanchett secoua la tête.
– Les avocats sont arrivés à un arrangement. Le
travesti a retiré sa plainte contre une somme d'argent.
« Belle justice ! »
– Où est Heldfield ? demanda Logan, qui
préférait se concentrer sur le présent.
– Il recherche l'arme. A priori un pistolet,
répondit Portnoy.
À son tour, Blanchett s'approcha du
corps.
– Pas de fusil. On peut donc éliminer la thèse
d'un braconnage qui aurait mal tourné.
Logan aperçut les deux revues pornographiques que
lui avait décrites Heldfield au téléphone, en couverture desquelles
figuraient des jeunes femmes à moitié dénudées. Appartenaient-elles
aux chasseurs qui utilisaient cette cabane durant la saison, ou aux
adolescents ?
Logan se passa la main sur les joues, remit son
chapeau et sortit de la cabane sans un mot.
Revoir le ciel, aussi couvert soit-il, le soulagea
d'un début de claustrophobie.
Blanchett sortit à son tour et se frotta les mains
pour les réchauffer.
– Vous pensez qu'on a une chance de retrouver
l'arme ?
Logan ressentit une tension aiguë. Jamais la
cigarette ne lui avait autant manqué.
– Possible. Notre garçon a paniqué, il n'a pas dû
prendre le temps de la cacher. Il a dû la jeter dans sa fuite,
avant que le camion n'arrête sa course.
Portnoy, qui sortait de la cabane à son tour, lui
jeta un drôle de regard et toussota.
– Oui ? fit Logan en se tournant vers son
sergent.
Légèrement gêné, Portnoy se frotta le nez sans
regarder le shérif dans les yeux.
– Qui se charge de prévenir les
parents ?
« Merci de me ramener à la dure
réalité », pensa le shérif.
– C'est à moi de le faire, répondit-il. Il
comprenait l'anxiété du jeune sergent.
– Je peux m'en charger, si vous voulez ?
s'avança Blanchett.
Elle n'en avait aucune envie, mais n'était pas
certaine que Logan soit vraiment d'attaque.
– Merci, mais de toute façon, j'aurai besoin de
les questionner un minimum.
Son portable sonna. Numéro inconnu.
– Allô ?
La pluie recommençait à tomber. Des gouttes
clapotèrent sur le bord de son chapeau.
– C'est encore moi, shérif, fit Nunn. Je voulais
vous prévenir que Nathaniel Morrison vient de reprendre
connaissance.
Logan savait qu'ils n'avaient trouvé aucun papier
sur le corps du garçon renversé par le camion. Cela signifiait donc
qu'il avait lui-même donné son nom. Ses capacités intellectuelles
étaient intactes. Enfin une bonne nouvelle.
– J'arrive tout de suite. Dites à mes agents de
m'attendre avant de le questionner.
– Bien sûr, répondit le chirurgien.
Deux regards interrogateurs firent face à
Logan.
– Notre suspect vient de sortir du coma. Vous
venez avec moi ?
Durant tout le trajet jusqu'à l'hôpital, Logan
n'eut qu'une seule crainte : que quelqu'un ait parlé à la
presse. En arrivant devant l'imposant bâtiment, il put constater,
soulagé, qu'aucun journaliste en attente de scoop ne s'y
trouvait.
Accompagné de Blanchett, il entra dans l'hôpital,
où le sergent Monroe les accueillit.
– Parker est avec lui dans la chambre, fit-il
après les salutations d'usage.
– Très bien, allons-y.
Les membres du personnel médical les regardèrent
passer avec une certaine suspicion. Ils n'appréciaient pas que la
police investisse les lieux sans donner plus d'explications. Mais
Logan n'en avait cure. La seule chose qui lui importait était
d'entendre la déposition du garçon. Après, il serait temps de
prévenir les parents de Lewis Stark et de faire un communiqué à la
presse.
Ils s'engagèrent dans un couloir uniformément
blanc et s'arrêtèrent devant l'ascenseur. Logan tapotait du bout
des doigts le cuir de l'étui de son arme.
– Maudite addiction, souffla-t-il entre ses dents,
pensant combien une cigarette aurait été la bienvenue.
Alors qu'ils pénétraient dans la chambre 304, le
sergent Parker se leva de sa chaise pour les accueillir.
Le jeune blessé était allongé dans l'unique lit.
Pas de tubes ni de goutte à goutte.
– Nathaniel, je te présente le shérif Logan et la
lieutenant Blanchett, fit Parker.
Le garçon eut un vague sourire.
– Bonjour, dit-il d'une petite voix.
Logan et Blanchett le saluèrent à leur tour et les
sergents Parker et Monroe sortirent de la chambre.
Logan s'approcha de Nathaniel et se pencha vers
lui.
– Alors, comment tu te sens ?
– Ça peut aller quand je ne bouge pas.
Aucun organe interne n'était touché. Nunn avait
diagnostiqué quatre côtes fêlées, un large hématome sur le torse,
une entaille du cuir chevelu et une grosse bosse à l'arrière du
crâne. Un miracle, de l'avis du médecin.
– Je vous dérange ?
Le docteur Nunn entrait justement dans la
chambre.
– Nous n'en aurons pas pour longtemps, fit
Blanchett en prenant les devants.
Logan confirma d'un hochement de tête.
– Entendu, dit Nunn, qui jeta un regard à
Nathaniel. Tu te sens capable de parler ?
Si le garçon répondait « non », que
ferait Nunn ? se demanda Logan, qui craignait d'avoir froissé
le docteur en le rabrouant de bon matin.
– Oui, mais pas trop longtemps.
Nunn leur jeta un regard du genre « Vous avez
compris ? » et referma la porte derrière lui.
– J'ai bien conscience que le moment est mal venu,
mais il va falloir que tu répondes à quelques questions, commença
Logan d'une voix douce.
Surtout ne pas le brusquer. Il devait lui faire
avouer son crime avant qu'il ne pense à faire appeler un
avocat.
Nathaniel acquiesça.
– Tu as quel âge ? demanda Blanchett.
– Seize ans.
La voix était fluette, presque inaudible.
– Tu peux nous dire ce qu'il s'est passé hier
soir ? enchaîna Logan.
Nathaniel tourna la tête vers la fenêtre. De fines
gouttes de pluie tombaient sur les jardins de l'hôpital.
– Oui, fit-il la gorge serrée.
Logan sentit son corps se détendre. Le garçon
était prêt à parler. Selon ce que lui avait dit Parker au
téléphone, il faisait partie des Enfants de Marie, une secte qui
s'était installée l'été précédent dans les anciens manoirs de la
ville.
« Les parents de Nathaniel ne vont pas
tarder », se dit Logan en espérant obtenir des aveux avant
leur arrivée.
Le garçon reporta son regard sur la lieutenant,
qui put y lire une grande détresse.
– Tu peux tout nous dire, nous pouvons tout
comprendre.
Logan fut heureux de l'avoir à ses côtés. Le
garçon semblait être en confiance. Aucun signe d'une malignité
quelconque.
Nathaniel baissa la tête et, sans un bruit, se mit
à pleurer. Blanchett sentit son cœur se serrer et posa une main
rassurante sur le bras du garçon.
– Nous ne te jugerons pas, reprit Logan, sachant
que le temps jouait contre lui.
Nathaniel hocha la tête en s'essuyant les yeux,
puis il prit une grande inspiration et s'expliqua.
Il vivait avec les membres de sa communauté dans
la forêt à l'est de River Falls, il était apprenti ébéniste et il
vivait en parfaite harmonie avec toute sa famille. Il adorait se
promener le soir venu, muni d'une simple lampe à pétrole. Dans la
nuit froide de l'hiver, la lumière de sa lampe perçant l'obscurité
environnante, il avait l'impression d'être seul dans l'univers, ne
faisant qu'un avec la nature et le Seigneur tout en haut dans les
étoiles.
Logan se frotta les joues ; il avait du mal à
cacher son impatience. Aussi sympathique que soit ce garçon, il
était avant tout le suspect numéro 1 dans une affaire de
meurtre.
– J'étais sur le bord de la route, à plus de
quatre cents mètres des manoirs, quand j'ai vu les phares d'une
voiture arriver vers moi. Je suis resté là en me demandant qui ça
pouvait bien être, mais quand la voiture s'est arrêtée, je me suis
rendu compte que ce n'était pas quelqu'un de chez nous, l'homme est
sorti et…
Nathaniel avala sa salive. Blanchett comprit qu'il
était sur le point de fondre de nouveau en larmes. Logan serra les
lèvres. Il n'aimait pas du tout ce qu'était en train de raconter le
garçon.
– Naïvement, j'ai voulu lui demander s'il s'était
perdu, reprit-il, la voix vibrante d'émotion. L'homme est sorti de
sa voiture. Il avait l'air normal. Quand il a été près de moi, il a
regardé derrière mon épaule, je me suis retourné et après j'ai
senti un coup derrière la tête.
Les larmes se remirent à couler. Blanchett s'en
émut. Il y avait tant d'innocence dans ce garçon. Et dire qu'elle
l'avait pris pour un tueur !
– Et après ? demanda Logan, stupéfait.
Il s'en voulut d'avoir pris cette affaire à la
légère, mais comment imaginer pareil scénario ? « Encore
un détraqué sexuel… »
– Je ne me souviens de rien, juste de me réveiller
ici.
Logan aurait aimé douter de son témoignage, mais
outre le fait qu'il semblait d'une sincérité totale, il y avait peu
de chance pour qu'un Enfant de Marie fréquente un fils de bonne
famille.
– Connaissais-tu Lewis Stark ? demanda-t-il
toutefois.
– Non, pourquoi ?
Pas d'hésitation ni de regard fuyant. Aucune
manifestation de culpabilité. Soit il était habitué à mentir, soit
il disait vrai.
– On a retrouvé son sang sur tes vêtements,
expliqua-t-il sans lâcher Nathaniel du regard.
Ce dernier baissa la tête. Étrange.
– Je n'en suis pas certain, reprit Nathaniel d'une
voix toujours très faible, mais il m'a semblé avoir vu quelqu'un à
l'arrière de la voiture. (Puis, se redressant, il lança un regard
empli de doute à Blanchett.) Qu'est-ce qu'il m'est
arrivé ?
Consigne avait été donnée de ne lui parler que du
camion. Ni de la cabane ni du sang sur ses vêtements.
À présent, cela ne servait plus à rien de cacher ces
faits.
Blanchett lui fit un résumé des événements tels
qu'ils avaient envisagé qu'ils aient pu se dérouler.
– Vous croyez que j'aurais tué ce garçon ?
s'indigna Nathaniel.
Le désespoir sincère qu'elle percevait dans sa
voix toucha Blanchett au plus profond d'elle-même.
– Je ne connais personne de la ville. Nous ne nous
mélangeons pas. Comment aurais-je pu le connaître ? ! Et
pourquoi l'aurais-je tué ?
– Nathaniel, calme-toi. Nous ne t'accusons de
rien. Au contraire, on va avoir besoin de ton aide, tu vas devoir
nous décrire la voiture et l'homme que tu as aperçus.
– Bien sûr, fit Nathaniel en retrouvant son
calme.
Logan espérait que l'homme apparaîtrait dans le
fichier des criminels sexuels.
– On va devoir te laisser. Quelqu'un va venir te
montrer des photos d'éventuels suspects, tu es
d'accord ?
Nathaniel hocha la tête avec fermeté. Logan lui
sourit et sortit de la chambre en compagnie de Blanchett.
Il était près de 10 heures quand Logan et le
sergent Parker arrivèrent devant le portail de la villa de la
famille Stark, située sur Golden Hill. Logan ne put s'empêcher de
repenser à la mort de Robert Gordon, l'automne précédent, et son
moral s'effrita encore un peu plus.
Il appuya sur l'interphone. Quelques secondes plus
tard, une voix à l'accent sud-américain répondit :
– Qu'est-ce que vous voulez ?
Logan montra son insigne à la petite caméra
incrustée dans le mur et se présenta :
– Shérif Mike Logan, je voudrais m'entretenir avec
M. et Mme Stark.
Il aurait pu téléphoner, mais il avait toujours
pensé que cela ne se faisait pas. Aussi pénible que soit l'annonce,
il se devait de la faire en personne.
– M. Stark est à son travail, mais madame est
là, répondit la domestique.
Un léger déclic, et le portail s'ouvrit
lentement.
La maison était située au bout d'une longue allée
bordée d'une pelouse impeccable. Logan s'efforça de se constituer
un moral d'acier. Il savait que dans quelques secondes, un cri
inhumain retentirait entre ces murs. À cette pensée, un
frisson le parcourut.
Suivi de son sergent, il arriva sur le perron de
l'immense demeure, où la domestique les accueillit. Elle les pria
de la suivre jusqu'au salon. Là, une femme dans la quarantaine,
vêtue avec élégance mais simplicité, s'avança vers eux, le visage
souriant.
– Shérif, que me vaut l'honneur de votre
visite ?
Le ton se voulait naturel, mais Logan perçut un
soupçon d'inquiétude.
– Madame Stark, peut-être devriez-vous vous
asseoir, la pria-t-il en enlevant son chapeau.
Un instant d'hésitation.
– Pourquoi ? Mon fils a encore fait des
bêtises ?
Pauvre femme ! Malgré lui, Logan se sentait
coupable du malheur qui allait s'abattre sur cette maison.
– Non, je crains de devoir vous annoncer une bien
plus mauvaise nouvelle.
Sa bouche était sèche. Il se racla la gorge.
– Rien de très grave, j'espère, continua
Mme Stark, qui était restée debout.
Le sergent Parker n'avait pas ouvert la bouche. Il
était resté avec la jeune domestique à l'entrée du salon.
– Je pourrais avoir un verre d'eau ? demanda
Logan en éludant la question.
Mme Stark eut un petit signe de tête et se
tourna vers la jeune domestique.
– Manuella, veuillez nous apporter une carafe
d'eau et un verre.
Puis, s'approchant d'un ensemble de fauteuils et
canapé, elle ajouta à l'intention de Logan :
– Asseyons-nous, puisque vous y tenez.
Logan prit place dans un large fauteuil club en
cuir, son chapeau sur les genoux. Mme Stark s'assit face à
lui, de l'autre côté d'une table basse en marbre.
Il se racla une nouvelle fois la gorge et se
lança :
– Madame, j'ai l'immense regret de vous annoncer
la mort de votre fils.
Comme il s'y était attendu, après un instant de
stupeur, un cri déchirant sortit de la gorge de
Mme Stark.
Logan resta assis à sa place, s'obligeant à garder
son sang-froid. La domestique revint en courant dans le salon et se
précipita vers sa patronne, effondrée dans son fauteuil.
– Madame ? fit-elle en jetant un regard
d'incompréhension vers Logan.
– Lewis a été assassiné, ajouta-t-il.
– Non, ce n'est pas possible ! s'écria
Manuella.
– Je suis sincèrement désolé.
Il aurait aimé trouver des mots pour soulager leur
douleur. Mais il n'en existait pas.
– Laissez-moi. Allez-vous-en, je vous en prie,
réussit à articuler Mme Stark entre deux sanglots.
Parker se sentait inutile, et serait bien resté à
l'hôpital, mais le shérif lui avait demandé de l'accompagner. Il
n'avait pu qu'obéir.
– Bien sûr, mais il faudrait prévenir votre mari.
Les médias ne vont pas tarder à annoncer la nouvelle. Je n'aimerais
pas qu'il l'apprenne de cette façon.
– Comment ça s'est passé ? Qui l'a
tué ?
Une sourde colère avait remplacé la détresse
initiale.
– Je ne peux rien vous dire pour l'instant. Mais
je vous promets que son assassin ne nous échappera pas.
Il n'en avait aucune certitude, mais c'était ce
que cette mère avait besoin d'entendre.
– Laissez-moi, maintenant, je vous en prie.
– J'aurais seulement deux petites questions,
madame, si vous le permettez.
Mme Stark accepta d'un signe de la
tête.
– Savez-vous si votre fils connaissait un certain
Nathaniel Morrison, ou s'il fréquentait des Enfants de
Marie ?
Mme Stark eut un rire sans joie.
– Malgré l'éducation que nous lui avons donnée,
Lewis réfute toute religion. Et c'est peu de le dire.
Logan serra les lèvres. Cela confirmait les propos
de Nathaniel. Ils ne se connaissaient pas.
– Savez-vous où était votre fils, hier
soir ?
Mme Stark secoua négativement la tête, et
prit son temps avant de répondre.
– Lewis a un fort caractère. Je ne lui demande
jamais ce qu'il fait. Je sais seulement qu'après le dîner, il est
sorti avec sa voiture.
La voix chancela et Mme Stark perdit tout
contrôle. Elle s'effondra en pleurs.
La domestique vint s'asseoir près de sa maîtresse.
Logan se leva et après avoir renouvelé ses condoléances, tout en
promettant de la tenir informée de l'enquête, il sortit de la villa
accompagné de son sergent.
– S'il y a quelque chose que je déteste dans ce
métier, c'est bien ça, fit Parker, soulagé de respirer l'air
frais.
Logan eut un soupir approbateur.
Mme Morrison jeta un dernier regard à son
fils et, avec une tendresse infinie, lui déposa un baiser sur le
front.
– Je t'aime, mon cœur.
– Je sais, maman.
– Quand je te disais que ce n'était pas très malin
de se promener dans la nuit, ajouta M. Morrison.
Nathaniel regarda son père et baissa les yeux pour
masquer sa gêne.
Debout dans un coin de la chambre d'hôpital,
Blanchett avait du mal à cacher son émotion.
On frappa à la porte. Blanchett alla ouvrir.
Portnoy et l'agent Freeman se tenaient devant elle.
– Lieutenant, madame, monsieur, dit Freeman en les
saluant.
Il entra dans la chambre, puis, se penchant vers
Nathaniel, il lui passa une main fraternelle sur l'épaule.
– Ça va aller, je te le promets.
– Vous allez tout faire pour le retrouver,
n'est-ce pas ? intervint Mme Morrison, la voix
fébrile.
– Je suis là pour ça, répondit Freeman, qui montra
sa sacoche.
– Retrouvez l'homme qui a fait ça, renchérit
M. Morrison. Il devra rendre compte pour ce qu'il a
fait.
Le ton était cassant. Nul doute qu'il ne faudrait
pas le laisser en compagnie du coupable quand on l'aurait
arrêté.
– Vous voulez bien me suivre, proposa Blanchett à
l'adresse des parents.
Sa voix était chaleureuse et manifestait une
réelle empathie. Logan avait bien fait de la laisser avec le
garçon, se dit Freeman.
La lieutenant sortit, accompagnée des parents de
Nathaniel. Il était près de 10 h 30. Selon que les
parents adhéreraient ou non au plan établi par Logan, le communiqué
officiel en serait largement modifié.
– Asseyez-vous. Vous voulez boire quelque
chose ? demanda Blanchett alors que le directeur de l'hôpital
entrait dans la pièce où elle avait emmené le couple.
Le directeur Tommer s'arrêta net en apercevant les
parents du garçon. Deux modèles tout droit sortis de la communauté
amish.
– Madame, monsieur, vous êtes les parents de
Nathaniel Morrison ?
Le ton se voulait neutre, mais ne pouvait cacher
une note d'agressivité.
– Oui, nous vous remercions pour ce que vous avez
fait pour lui, répondit M. Morrison.
Son épouse lui tenait affectueusement le bras et
hocha la tête.
– Vous avez une assurance-maladie ? reprit
Tommer.
Blanchett ouvrit de grands yeux et se retint de
l'invectiver. Elle se promit de lui dire tout le mal qu'elle
pensait de lui en temps voulu.
– Oui, ce n'est pas parce que nous ne vivons pas
comme vous autres que nous ne nous soucions pas de notre santé et
de celle de nos enfants.
Tommer se détendit quelque peu, et alla s'asseoir
derrière le bureau situé au fond de la pièce, tandis que Blanchett
refermait la porte qu'il avait laissée ouverte.
– Si je vous ai réunis en toute confidentialité,
c'est pour vous demander votre accord sur un point particulièrement
délicat de notre enquête, commença la lieutenant.
Elle laissa planer un silence, histoire de leur
faire comprendre que l'enjeu était de taille, et
reprit :
– Nous pensons qu'il ne faut pas renseigner les
médias sur le fait que votre enfant a survécu. Si l'homme qui a
enlevé Nathaniel le croit mort, il ne craindra plus d'être reconnu
par lui. Rassuré, il n'essayera pas de fuir, et ressentira même une
sorte de toute-puissance. Ce sentiment d'impunité le rendra fier et
arrogant, et c'est à ce moment-là qu'il risque de commettre une
erreur.
– Une erreur ? Vous croyez qu'il pourrait
s'en prendre de nouveau à notre fils ? intervint
M. Morrison, inquiet.
Blanchett secoua la tête.
– Non, mais peut-être viendra-t-il à l'enterrement
de ses victimes. Si nous ne l'avons pas retrouvé avant.
– Tout River Falls sera à leur enterrement !
ironisa Tommer.
À l'inverse de Nunn, qui avait toujours été
fasciné par l'uniforme, Tommer n'appréciait pas du tout que la
police investisse son hôpital.
Blanchett encaissa la remarque sans rien
dire.
– Nathaniel ne connaissait pas son agresseur. Il a
juste vu son visage, reprit Mme Morrison, peu enthousiaste à
l'idée d'annoncer la mort de son fils.
Blanchett se tourna vers elle :
– L'homme connaît probablement très bien les
lieux. Il devait savoir que personne ne viendrait dans cette cabane
en cette période de l'année. Nous n'avons que très peu d'indices,
et si son ADN n'est pas fiché, ce sera encore plus compliqué.
– L'autre Noir, c'est l'agent du FBI, n'est-ce
pas ? fit M. Morrison.
Tommer eut un petit rictus et apprécia la mine
confuse de Blanchett. Elle avait été à deux doigts de ravaler ses
préjugés sur cette secte, mais cette réflexion, malgré le ton
aimable, en disait long sur ce qu'ils pensaient des
Afro-Américains.
– C'est lui-même, répondit-elle cependant en
gardant son self-control. Il va montrer à Nathaniel une série de
portraits de prédateurs sexuels recensés dans la région. En liberté
conditionnelle ou ayant effectué leur peine. J'ose croire qu'il
nous sera d'une aide précieuse.
– Prions le Seigneur qu'il en soit ainsi, dit
Mme Morrison.
– Prions le Seigneur, fit son époux en écho.
Blanchett était très mal à l'aise. Entre la
suffisance de Tommer qui n'hésitait pas à dénigrer son travail et
ces deux timbrés, elle se demandait si elle n'aurait pas mieux fait
d'accompagner Logan chez les parents de Lewis.
– De mon côté, j'annoncerai la mort de votre fils
à tous mes services. J'invoquerai une complication pulmonaire, et
cetera, intervint Tommer sans vouloir entrer dans les
détails.
Au moins elle n'aurait pas à argumenter avec lui,
se dit Blanchett, qui se retourna vers le couple.
– Il ne manque plus que votre accord,
conclut-elle, en espérant qu'ils oublient sa couleur de peau.
– Vous nous demandez de mentir. Cela va à
l'encontre de nos convictions, répondit M. Morrison. Je suis
sincèrement désolé, mais nous ne pouvons accepter une telle entorse
à nos règles.
Blanchett sentit la colère monter en elle.
– Alors est-ce trop vous demander de garder le
silence ?
Les deux époux se regardèrent un long moment, puis
M. Morrison reprit la parole.
– Nous allons rester auprès de notre fils, le
temps qu'il vous faudra pour identifier ce criminel.
Ce n'était pas tout à fait ce que souhaitait
Blanchett, mais c'était mieux que rien. Et puis, Logan saurait
peut-être trouver d'autres arguments pour les convaincre.
– Je vous remercie, dit-elle néanmoins.
– Ce sont tous des pervers sexuels ? demanda
Nathaniel.
Freeman avait placé l'ordinateur portable de telle
façon que le jeune homme n'ait pas à faire d'efforts pour le
consulter.
– Non, certains sont seulement des criminels de
droit commun, vol, arnaque, outrage à agents…, mentit l'agent du
FBI.
Il ne fallait pas que dans son désir de vengeance,
Nathaniel accuse n'importe qui pour la seule raison qu'il
s'agissait d'un pédophile ou autre désaxé du même genre.
Nathaniel hocha la tête et Freeman crut lire un
zeste de déception dans son regard.
– Tu appuies là pour faire défiler les portraits.
D'accord ?
Nathaniel resta un long moment à regarder le
premier visage avant de passer au suivant.
– Je te laisse regarder. Ça ne t'embête pas si
j'écoute de la musique ?
Nathaniel le regarda avec étonnement, puis
sourit :
– Non. Les Noirs ont la musique dans le sang,
n'est-ce pas ?
Freeman ne l'avait pas vu venir ! Son front
se plissa un instant, avant qu'il ne s'oblige à rire.
– Oui, c'est exactement ça, et encore, tu ne m'as
pas vu danser. Je suis le roi du dance-floor, fit-il en sortant son
iPhone d'une poche de sa veste.
Jusqu'à ce que Logan les appelle le matin même,
Freeman n'avait jamais entendu parler des Enfants de Marie. Une de
ces innombrables sectes qui prônaient le retour aux valeurs
fondatrices de l'Amérique. Un groupement de quelques familles qui
vivaient quasiment en autarcie, à l'abri des regards. Freeman
pouvait à présent ajouter « raciste » à la liste des
griefs que lui avait énoncés Logan au téléphone.
Nathaniel reporta son attention sur l'écran
d'ordinateur.
Freeman avait envie d'écouter un album de Miles
Davis, mais, même si c'était puéril et indigne d'un agent du FBI,
il choisit la Petite Musique de nuit de
Mozart, en espérant que le garçon l'entende. Quand les premières
notes retentirent dans ses écouteurs, Freeman ne décela aucune
réaction particulière de la part de Nathaniel.
Peut-être pas raciste après tout, seulement
maladroit, se rassura Freeman, qui oublia l'incident pour se
focaliser sur son objectif : observer, l'air de rien, chaque
mouvement du visage de Nathaniel quand il découvrait un nouveau
portrait.
Une femme victime de viol sur quatre refusait
d'identifier son agresseur, par peur. Freeman ne disposait pas des
statistiques en ce qui concernait les enfants et les adolescents,
mais les chiffres devaient être encore plus importants. La
meilleure façon d'inciter la victime d'un viol à parler de son
agression était d'étudier sa réaction face à d'éventuels coupables.
Surtout si elle se sentait à l'abri des regards.
Freeman n'eut pas à attendre longtemps. Rien de
très démonstratif. Cela aurait certainement échappé à un
observateur moins attentif. Un léger changement dans le rythme de
la respiration, des mâchoires qui se contractent, une main qui se
referme trop vite.
Freeman garda un air détaché, mais quand Nathaniel
lui jeta un bref regard, il n'eut plus aucun doute. Il éteignit le
son de son iPhone.
– Tu as reconnu quelqu'un ?
Nathaniel était déjà passé à la photo suivante et
sembla surpris par la question. Comme pris en faute, se dit
Freeman.
– Non, toujours pas, s'excusa l'adolescent.
« Ce n'est pas demain que tu auras l'Oscar
d'interprétation masculine », sourit Freeman, qui savait que
le plus dur restait à venir. L'amener à dire la vérité. Car, sans
le début d'une preuve ou d'un témoignage, aucun procureur ne
donnerait son accord pour un interrogatoire du suspect.
– Tu sais, une fois qu'on aura arrêté ce type, il
va passer le reste de sa vie en prison. Tu n'as pas à avoir peur,
dit-il d'une voix réconfortante.
– Justement, je ne veux pas me tromper.
Toujours cette indécision dans la voix.
– Tu peux revenir sur la photo précédente, lui
indiqua Freeman.
Nathaniel lui jeta encore ce regard
coupable.
Le visage du précédent pédophile apparut. La
quarantaine, blanc, de bonnes joues, les cheveux courts et ce
regard atone qu'ont tous les prévenus sur les photos des services
de police.
– Tu es sûr que ce visage ne te dit
rien ?
Nathaniel garda le silence. Freeman aussi.
Au bout d'un long moment pendant lequel le garçon
sembla perdu dans ses pensées, il se détourna de l'ordinateur et,
les yeux baissés, brisa le silence.
– Il faisait nuit. Il n'y avait que la lumière de
ma lampe à pétrole et ses phares, mais je crois bien que c'est
lui.
Freeman pinça les lèvres.
– Tu crois ou tu en es sûr ?
Un nouveau silence, puis enfin la
libération.
– C'est lui, fit Nathaniel d'une voix à peine
audible.
Il se détourna et se mit à pleurer.
Freeman lui posa une main sur le bras.
– Tu as fait le bon choix. Tu es un garçon très
courageux, Nathaniel. Je vais chercher tes parents. Tout va bien se
passer, fit-il en priant pour que leur suspect n'ait pas pris la
fuite.
Il reprit l'ordinateur et sortit de la chambre.
Blanchett et les parents de Nathaniel arrivaient du fond du
couloir. Un simple signe de tête de Freeman, et la lieutenant
comprit qu'ils avaient un nom. Son visage s'illumina.
– Vous avez déjà fini ? s'étonna
M. Morrison.
– Oui, votre fils a reconnu son agresseur. Restez
auprès de lui. Nous vous tiendrons au courant.
Le couple Morrison regarda les deux agents
afro-américains avec une sorte d'étonnement mêlé de respect.
– Vous allez l'attraper ? demanda
Mme Morrison.
– Nous allons tout faire pour, lui assura
Blanchett.
Les époux retournèrent auprès de leur fils.
– Vous êtes en voiture ? demanda Freeman à la
lieutenant.
– Non, je suis venue avec le shérif Logan, mais il
est reparti avec sa Cherokee.
Freeman sourit.
– Alors, vous montez avec moi, mais je vous passe
les clés.
Il n'y avait plus un instant à perdre. Freeman
comptait profiter du trajet jusqu'au commissariat pour tout
apprendre de l'homme identifié par Nathaniel.
À peine sorti de la villa des Stark, Logan
monta dans sa voiture côté passager, laissant le volant au sergent
Parker, et appela aussitôt Blanchett.
– Shérif ?
– Je sors à l'instant de la villa des Stark.
Est-ce que vous avez obtenu l'accord des parents Morrison ?
demanda-t-il sans plus de formalité.
– Oui, ça n'a pas été évident, mais ils ont promis
de garder le silence jusqu'à l'arrestation du coupable.
– Ça peut prendre un certain temps, dit-il en
tapotant l'accoudoir de la portière.
– Peut-être pas. Je suis en voiture avec l'agent
Freeman. Nathaniel a identifié un visage et nous avons son nom et
son adresse. Nous serons au commissariat d'ici à cinq minutes,
répondit Blanchett, qui ajouta : Je comptais vous appeler. On
vient juste d'avoir l'information.
Alors que Parker amorçait un des virages de la
longue route qui serpentait sur Golden Hill, Logan ressentit un
immense soulagement.
– Il n'y a pas de problème. Dans l'immédiat, n'en
parlez à personne. On se retrouve dans mon bureau.
Il raccrocha et appela l'agent Blake dans la
foulée. Le chef de la section scientifique de Seattle était arrivé
deux heures plus tôt en hélicoptère avec son équipe, et avait
rejoint Heldfield à la cabane.
– Mike ?
– Ouais, vous avez trouvé des indices
intéressants ? demanda Logan, dont la voiture s'engageait vers
le centre-ville.
– On a beaucoup d'empreintes, mais ton kidnappeur
n'a rien laissé de suspect qui laisse préjuger d'un crime sexuel, à
part des revues pornographiques, si tant est qu'elles lui aient
appartenu. Avec toutes ces empreintes, on en saura plus dans la
journée. Nous avons aussi retrouvé une tache de sang et des cheveux
sur l'angle de la table. Nous allons faire des analyses
comparatives des empreintes et du sang. En tout cas, votre homme
semble être un vrai professionnel. Pas d'arme, pas de corde ni de
ruban adhésif. Il n'a rien laissé à part un cadavre.
Sans être un expert du FBI, Logan en était arrivé
à la même conclusion. Cela cadrait avec le profil d'un
récidiviste.
– Ce n'est pas la première fois qu'il fait ça,
dit-il en pensant à l'homme que Nathaniel avait identifié.
Parker s'arrêta à un feu rouge. Logan regarda
traverser une vieille dame avec son chien. Il se rendit alors
compte du silence à l'autre bout du fil.
– Il y a un problème ?
– Non, répondit l'agent Blake. Mais peut-être que
ces jeunes gens n'ont pas été kidnappés. Ils ont peut-être suivi
l'homme de leur plein gré. Un dealer et ses petites mains. La
transaction a mal tourné. L'adulte a tué Lewis et a cru que
Nathaniel l'était aussi quand il l'a frappé par-derrière.
C'était là le genre de connerie qu'aurait pu lui
sortir Hurley. Heureusement qu'elle n'était pas là. Le feu passa au
vert. Parker appuya sur l'accélérateur.
– Je vous aime bien au FBI, mais notre victime
n'avait rien d'un dealer, et l'autre est membre d'une secte
d'hurluberlus qui prêche l'amour et la paix en ce bas monde. Et
surtout, on a le nom de notre suspect. Paul Brown. Un pédophile
arrêté pour attouchements sur mineur. Il est en liberté
conditionnelle à River Falls depuis un an, avec interdiction de
s'approcher d'une école ou d'un jardin d'enfants.
– Tu as peut-être raison, dit Blake,
dubitatif.
– J'ai raison, le reprit Logan. De toute façon, on
coffre ce type et tu lui poseras toutes les questions que tu veux.
Et si je me suis trompé, on avisera, d'accord ?
Blake laissa planer encore une fois un long
silence avant de répondre :
– Tu sais ce que Jessica te dirait : ne
t'emballe pas trop vite.
– Ne t'inquiète pas. Je ne compte pas l'abattre
sans sommation. Sois tranquille, on va juste l'arrêter et lui poser
des questions. Si son ADN n'est pas dans la cabane, on en reparle.
Mais même sans ADN, je sais que c'est lui.
Il n'avait jamais eu aucune pitié pour les
pervers. Ça n'allait pas commencer aujourd'hui.
– Surtout, tu ne lâches pas son nom dans les
médias, lui demanda Blake.
Logan haussa les épaules.
– Apprends-moi le boulot et je ne te dirai
rien ! ironisa-t-il. Allez, je te laisse. Tu m'appelles avant
de repartir pour Seattle, OK ?
– OK.
Blake raccrocha le premier. Logan ressentit un
malaise. Il n'appréciait pas ses insinuations. À quoi
jouait-il ? Le croyait-il capable d'abattre un homme de
sang-froid ?
Logan préféra oublier cette conversation et
reporter son attention sur des choses plus concrètes. Ils avaient
un nom et une adresse. Maintenant, il s'agissait de ne pas le
rater. Si la chance restait de leur côté, tout serait réglé avant
la fin de la soirée.
Dans le commissariat, tous les regards se
portèrent sur lui.
– Morris, Ascott, suivez-moi.
Les autres agents mouraient d'impatience d'en
savoir plus, mais ils gardèrent le silence.
– Tania vous attend dans votre bureau avec votre
ami du FBI, il y a du nouveau ? demanda Ascott en le
rejoignant.
– Je vais tout vous expliquer.
Derrière la porte vitrée du bureau de Logan, on
devinait les silhouettes de Freeman et de Blanchett, sagement
assis, leur tournant le dos.
Logan et ses deux lieutenants pénétrèrent dans le
bureau.
– Tania, tu leur fais un petit topo.
Tout comme à Portnoy et à Heldfield, il lui avait
expressément demandé de ne rien dire à personne. Moins il y aurait
de monde au courant, moins il y aurait de risque de fuite.
– Deux jeunes gens ont été kidnappés par un
pédophile libéré il y a quelques mois, commença Blanchett. L'un
d'eux est mort, l'autre a réussi à s'échapper. Il est à l'hôpital,
blessé.
La mine des nouveaux venus s'assombrit.
– Le garçon qui a survécu s'appelle Nathaniel
Morrison. Il a seize ans. Il fait partie de la communauté des
Enfants de Marie. Du fait de sa commotion, il ne se souvient plus
de rien, seulement de la manière dont il a été enlevé.
Freeman attrapa deux trombones sur le bureau et
commença à les triturer sous le regard agacé de Logan. Blanchett
exliqua comment Logan et elle voyaient le déroulement des
faits.
Les deux adolescents, sous la menace d'une arme,
avaient dû se rendre dans une vieille cabane de chasseurs perdue
dans la forêt. À un moment donné, les adolescents avaient
tenté leur chance. L'un s'était pris une balle, l'autre avait
réussi à s'enfuir et s'était fait renverser par un camion après une
longue course dans la forêt.
– Pauvres gamins, conclut Morris, assis sur un
coin du bureau.
– Ils ont été violés ? demanda Ascott.
– D'après le légiste, ce n'est pas le cas de Lewis
Stark. Quant à Nathaniel, nous n'en savons rien, répondit Blanchett
en faisant un geste vague des deux mains.
Il y eut un long silence avant que Logan ne
reprenne la parole.
– Peut-être n'était-ce qu'un accident. Il voulait
les violer, pas les tuer. Les enfants ont dû réussir à se détacher
et quand Brown est rentré dans la cabane, Lewis s'est rué sur lui
et le coup est parti.
– Brown ? dit Morris.
– Paul Brown, notre suspect identifié par
Nathaniel, intervint Freeman, qui laissa à nouveau la parole à
Blanchett.
– Mais pourquoi laisser le corps de Lewis et
prendre le temps de récupérer menottes, cordes et je ne sais quoi
encore ? demanda Ascott.
– Les détails importent peu pour l'instant. Brown
nous les fournira une fois sous les verrous, le coupa Logan. Pour
l'heure, nous allons faire un communiqué aux médias comme quoi les
deux adolescents ont été retrouvés morts. L'un dans une cabane.
L'autre qui, en s'enfuyant, a été percuté par un camion et est
décédé à l'hôpital des suites de ses blessures.
– De façon à faire baisser la vigilance de Brown,
expliqua Blanchett à ses deux collègues. S'il a fui de peur que
Nathaniel le reconnaisse, sûrement qu'il va revenir chez lui, se
sentant désormais à l'abri de toute identification.
Ascott et Morris hochèrent la tête. Effectivement,
sans témoin, Brown n'avait pas de raison de chercher à fuir.
Logan s'enfonça dans son fauteuil et posa ses
avant-bras sur les accoudoirs.
– Tania, as-tu eu le temps de te renseigner sur ce
Brown ?
La lieutenant se tourna vers Freeman, qui répondit
à sa place :
– Il habite à River Falls. Un appartement au
troisième étage d'un immeuble sur Stone Road.
« En plein quartier populaire de la ville.
Beaucoup de monde et de circulation, mais cela ne devrait pas poser
de problème majeur », se dit Logan, qui commençait à calculer
le nombre d'agents qu'il allait devoir mettre sur
l'arrestation.
– Il ne travaille pas. Il vit de l'argent que sa
sœur dépose sur son compte chaque début de mois, continua l'agent
du FBI. Il a été condamné pour attouchements sexuels sur des
mineures de 8 ans dans l'État du Montana. Il a entièrement
purgé sa peine, mais avec son accord, il est désormais sous
contrôle médical. Il est suivi à l'hôpital George-Washington par le
docteur Laura Klein.
L'hôpital où se trouvait Nathaniel.
Un doute s'immisça dans l'esprit de Logan, qu'il
évacua aussitôt. Personne ne pouvait faire le lien entre Brown et
Nathaniel. Et puis surtout, pourquoi un médecin avertirait-il un
pédophile notoire que la police était à sa recherche ? Il eut
un petit sourire d'autodérision et revint à la réalité.
– Une seule condamnation. Pas de récidive.
L'ex-prévenu idéal, commenta Freeman, qui avait toujours en tête
les recommandations de Blake.
Un coupable ne l'est définitivement que lorsque
les preuves matérielles sont démontrées. Une lubie de tous les
experts du FBI.
– Une année qu'il est en liberté, mais toujours
pas de travail. Pas vraiment la preuve d'une réinsertion réussie,
le contra le lieutenant Morris.
Il ne s'était jamais fait à l'idée qu'on puisse
relâcher des pédophiles. La prison à vie était, selon lui, la seule
bonne solution.
– Tout le temps pour tromper son monde, confirma
Logan.
L'idée qu'il y avait des dizaines de gamins
agressés, mais trop terrorisés pour parler, lui était
insupportable.
– Rien ne dit qu'il s'est enfui ou qu'il est chez
lui. Une approche minutieuse me paraît souhaitable, intervint
Freeman.
Les regards de Logan et de ses trois agents ne le
rassuraient pas sur leur capacité à mettre leurs émotions de côté.
Une bavure était si vite arrivée.
– Tu as raison. Il ne manquerait plus qu'il nous
échappe en rentrant de faire ses courses, acquiesça Logan, qui
réalisa qu'il avait été à deux doigts d'envoyer toute la
cavalerie.
« Calme-toi et essaye de raisonner pour le
mieux », se dit-il. Mais la colère qui l'avait envahi avait du
mal à s'apaiser.
– OK, on y va tous les quatre, reprit-il en jetant
un regard circulaire à ses trois lieutenants.
Même si rien n'autorisait Freeman à contredire
l'ordre de Logan, l'idée d'être mis sur la touche
l'inquiétait.
– Je viens avec vous. Plus on est de fous, plus on
rit.
Personne ne réagit. Gêné, Freeman se racla la
gorge.
– Ne le prends pas mal, mais je préfère te
maintenir à l'écart, lui dit Logan. Nous devons montrer à la
population que la police n'a pas tout le temps besoin du FBI pour
régler ses problèmes.
Freeman n'était pas certain que ce soit la
véritable motivation, mais avait-il le choix ?
– J'espère que Brown sera en vie quand vous le
ramènerez et qu'il avouera ses crimes. Cela nous évitera de perdre
du temps à étudier chaque preuve.
Même en cas d'aveux, ils devraient authentifier
les indices prélevés dans la cabane. Freeman espérait seulement que
Logan comprenne le message.
– On ne le tuera pas froidement. Pour qui nous
prenez-vous ? ! s'indigna Ascott.
– Désolé, concéda mollement Freeman, qui resta
assis sur sa chaise.
Logan remercia son lieutenant du regard. Lui non
plus n'avait pas aimé la remarque de Freeman. Il n'avait pas
l'intention de tuer Brown, mais il savait qu'entre la vie d'un de
ses hommes et celle d'un meurtrier qui tenterait de s'échapper, il
n'hésiterait pas à choisir.
– Vous voulez que j'envoie un communiqué aux
médias maintenant ? proposa Blanchett pour alléger
l'atmosphère.
– Bonne idée. Faites. De toute façon, si Brown
s'est déjà fait la belle, on n'est pas à dix minutes près.