15
Margareth ouvrit la porte de la grange et avança jusqu'aux écuries.
– Qu'est-ce que tu fais là ? s'étonna Ethan.
Vingt-deux ans, grand, blond aux cheveux mi-longs, barbu, les muscles saillants, il aurait pu avoir toutes les filles de l'université.
– Je n'avais pas le moral à aller en cours aujourd'hui. Ni de toute la semaine.
Elle n'était pas prête à entendre les sempiternels quolibets des autres filles. Elle avait besoin de faire une pause. Le directeur de l'université, un fervent chrétien, comprendrait son absence.
– C'est Nathaniel ?
Margareth hocha la tête. Elle n'avait jamais parlé à quiconque des remarques malveillantes des autres étudiants à son encontre. Elle encaissait en silence de peur que le Conseil, qui régissait la communauté, ne l'oblige à arrêter ses études.
– Oui, je préfère rester ici à prier pour lui. Il va avoir besoin de nous tous quand il va rentrer.
Elle s'approcha de Silver et lui caressa la croupe. La jument était une des plus fertiles de l'élevage. Une beauté qu'elle avait souvent la chance de monter.
– J'espère qu'on le traite bien à l'hôpital, fit Ethan, qui arrêta de fourrer de la paille dans les mangeoires. C'est dans les hôpitaux qu'on a le plus de risques d'attraper des maladies.
Ce n'était pas vraiment ce qu'elle avait envie d'entendre, mais Ethan était comme ça. Il adorait parler de tout, et passait souvent d'un sujet à l'autre sans transition.
– Il paraît, mais Nathaniel ne risque rien. J'en suis persuadée.
Ethan planta sa fourche dans la botte de paille et s'essuya les mains sur sa salopette en jean.
– Ça te dirait d'aller chercher la viande avec moi ?
Même si cela faisait deux ans qu'elle flirtait avec Ethan, elle savait qu'elle n'était pas amoureuse. Beau et gentil, certainement, mais il lui manquait le petit quelque chose qui aurait fait chavirer le cœur de Margareth.
– D'accord, je retourne prévenir grand-mère et je te rejoins.
Ethan avait pour lui de ne pas prendre ombrage de son refus de passer à l'acte. Il se contentait de quelques baisers pour être, avec elle, le plus agréable des hommes. Quand elle avait besoin de réconfort et de tendresse, il était toujours là.
Les écuries se trouvaient à moins d'un quart d'heure de marche du manoir principal. Un aller-retour plus tard, elle était de nouveau auprès d'Ethan et montait sur le chariot tiré par deux étalons vigoureux.
Tout le monde se moquait d'eux en les voyant utiliser un tel moyen de transport. Margareth s'en fichait. Outre le fait que c'était écologique, c'était surtout très romanesque. Elle avait l'impression d'être une héroïne de roman du XIX e siècle.
« Il ne manque plus que quelques Apaches », se dit-elle en souriant, emmitouflée dans un épais manteau de fourrure aux côtés d'Ethan qui tenait les rênes, alors que le chariot s'enfonçait dans la vaste forêt.
– Tu sais qu'ils sont de plus en plus nombreux à assister à la messe de Tobias ? dit Margareth en faisant référence aux sans-abri.
– Oui, je l'ai entendu dire. Mais bon, ce n'est quand même pas gagné. Nombre d'entre eux ne sont que des ivrognes.
– On ne pourra peut-être pas tous les sauver, mais comme a dit Dieu à Loth, « il suffira d'une seule âme pure pour que je sauve ta ville ».
Ethan eut un petit rire. Il adorait Margareth. Même si ce n'était pas la plus jolie fille de la communauté, elle avait un charme indéniable qui l'avait conquis.
– Si ce n'est qu'il n'en trouva aucune, ce qui obligea Loth à fuir avec sa femme, et Sodome fut rayé de la carte, répliqua-t-il.
Margareth connaissait aussi bien qu'Ethan les prodiges de l'Ancien Testament. Parfois, elle doutait qu'un Dieu miséricordieux ait pu réellement agir ainsi. Si les sodomites étaient de toute évidence des erreurs de la nature, ils étaient surtout victimes de leur déviance, plutôt que coupables. Fallait-il vraiment les tuer pour ça ?
– Tu en fais une tête ? s'étonna Ethan. Il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre. Et puis c'était il y a des milliers d'années. Il paraît même qu'il existe des homosexuels qui se croient chrétiens !
Margareth en avait entendu parler. Comment pouvait-on adorer un Dieu qui vous condamnait à mort pour votre déviance ? Étrange, ce besoin qu'ils avaient d'imiter les coutumes des gens normaux.
– Je sais, dit-elle. Harry Miller, l'avocat homosexuel qui a tué le pédophile, est protestant.
Ethan leva les yeux au ciel et fit une brève prière.
– Pour le coup, le Seigneur lui fera peut-être une place au paradis pour ce geste.
Margareth en doutait. Mais peut-être échapperait-il à l'enfer. À quoi pouvait bien ressembler l'enfer ? Margareth ne cessait de se poser des questions sur sa religion. Elle ne mettait pas en doute ses fondements, mais s'interrogeait sur les faits et les miracles.
– Le paradis, dit Margareth en écho.
Instantanément, l'image de ses parents lui vint à l'esprit. Un petit sourire se dessina sur son visage.
– En tout cas, il n'est pas ici, fit remarquer Ethan alors qu'ils approchaient des anciennes scieries.
De nombreux vagabonds et miséreux avaient trouvé refuge dans ces entrepôts à l'abandon, où ils vivaient à l'écart du reste de la civilisation.
En somme, ils ne sont pas si différents de nous, songea Margareth. À la différence près que ce n'était pas par choix qu'ils s'étaient retrouvés à l'écart du monde moderne. Ils en avaient été rejetés.
Le martèlement des sabots fit sortir les enfants. Margareth les trouvait si touchants. Malgré leurs guenilles rapiécées et la saleté de leurs visages, il se dégageait d'eux une candeur qui faisait plaisir à voir. Dès que le chariot eut pénétré dans l'enceinte des anciennes scieries, les enfants se ruèrent vers eux et Ethan dut faire très attention que les chevaux ne prennent peur et ne se cabrent. Margareth descendit la première. À peine eut-elle mis un pied à terre que Lucia se jeta à son cou.
– Margareth ! s'exclama-t-elle alors que les adultes arrivaient à leur tour.
– Bonjour, Lucia, tu vas bien ?
Huit ans, et déjà une sacrée personnalité. Margareth aussi était sous le charme de la petite fille. Une enfant déscolarisée, dont les services sociaux ignoraient jusqu'à l'existence à cause de la clandestinité de ses parents. Pourtant, tout le monde savait que des enfants vivaient ici. Mais dans son hypocrisie, l'Amérique préférait fermer les yeux plutôt que de les renvoyer dans leur pays, d'où ils reviendraient quelques semaines plus tard.
Si parfois, elle trouvait des raisons d'espérer dans la politique de son pays, la plupart du temps, Margareth la méprisait, espérant qu'un jour les paroles du Seigneur arrivent aux oreilles des puissants de ce monde.
– Tu vas me raconter une histoire ? demanda la petite fille.
– Je n'aurai pas le temps aujourd'hui, mais dimanche, oui. Je te le promets.
Sur les conseils de grand-mère et avec la bénédiction des parents de ces enfants, Margareth leur racontait à sa façon des passages de la Bible. Elle adorait jouer la comédie. Même si elle en rajoutait dans le merveilleux, elle pensait que le Seigneur ne lui en tiendrait pas rigueur. L'important était le message de tolérance et d'amour qu'elle leur transmettait, et tant pis si elle prenait quelques libertés avec les textes sacrés.
Lucia fit la moue. Margareth ne put s'empêcher de rire.
– Bonjour à vous, Enfants du Christ. Vous allez bien ? leur lança Jacob en arrivant à leur hauteur.
Ethan et Margareth le saluèrent et firent comme si de rien n'était. Le leader de cette communauté disparate n'avait pas vu d'un très bon œil l'arrivée des Enfants de Marie. Surtout après que Miss Richardson leur avait expliqué pourquoi elle avait racheté le manoir et toutes ses dépendances, ayant appartenu au serial killer qui avait assassiné cinquante-six des leurs sur près de vingt ans.
– Allez, on ne va pas rester dehors à se les geler alors qu'il fait si bon à l'intérieur, reprit Jacob, dont le regard s'attarda sur la poitrine de l'étudiante.
Avec sa stature et son look particulier, il ressemblait à Hulk Hogan, un catcheur facétieux dont Margareth avait vu une fois, par hasard, les exploits à la télévision.
– Je vous suis, dit Ethan.
Margareth ne comprenait pas pourquoi cet homme faisait exprès de les mettre mal à l'aise. En quoi leur aide pouvait-elle le contrarier ? Il aurait pu l'apprécier au contraire. Ne serait-ce que pour l'argent que leur rapportaient les cerfs et les chevreuils qu'ils braconnaient pour eux. Jacob allait emmener avec lui Ethan pour récupérer deux carcasses d'animal, quand il se tourna vers Margareth et ajouta d'une voix suffisante :
– À croire que le Malin a ses entrées dans votre secte.
Devant l'air interrogateur des deux jeunes gens, il ajouta :
– Votre petit gars a avoué le meurtre de Lewis Stark. Il était fou amoureux de sa petite copine.
Margareth n'en crut pas ses oreilles. Ce ne pouvait pas être la vérité.
– Je ne vous crois pas !
Mme Jimenez s'approcha d'elle, le visage marqué par la tristesse :
– Ce qu'il dit est vrai. Nous avons la radio, vous pouvez l'écouter.
Margareth sentit la terre s'ouvrir sous elle. Ce n'était pas possible. Pas Nathaniel, il n'aurait jamais fait ça. Ethan la prit dans ses bras, et elle laissa couler ses larmes sans un mot.
Un noël à River Falls
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