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6 h 57. Logan se réveilla avant que le
réveil ne sonne et alluma la petite lampe à côté de lui. Hurley
dormait d'un sommeil de plomb. Il la regarda un long moment avant
de sortir du lit. Ils avaient passé une nuit dantesque, qui avait
gommé les affres de ce début de semaine frénétique.
Sachant que Hurley n'avait pas d'obligation à se
lever si tôt, il désactiva la sonnerie du réveil et alla prendre
une douche. Rien de tel pour avoir les idées claires. Il s'arrêta
ensuite devant le lavabo, attrapa son rasoir électrique d'une main
et se frotta le bas du visage de l'autre. Plus les années
passaient, plus il avait l'impression que sa peau s'abîmait sous
les lames de son rasoir. Cela faisait un certain temps qu'il se
demandait s'il n'allait pas opter pour la barbe, ou pour un bouc.
Prenant soudain conscience de son air grave devant le miroir, il
sourit de la futilité d'une telle pensée et alluma le rasoir.
Sa toilette terminée, il retourna dans la chambre
et s'habilla en prenant soin de faire le moins de bruit possible.
Assis sur un coin du lit, après avoir lacé sa deuxième chaussure,
il se tourna vers Hurley. Elle dormait toujours, la bouche
légèrement entrouverte. Elle était magnifique. Il s'approcha
doucement et lui fit le plus tendre des baisers. Hurley n'avait pas
bougé d'un pouce, mais Logan espérait que ses rêves n'en seraient
que plus voluptueux.
– Je t'aime, lui souffla-t-il à l'oreille.
Logan était le nez dans ses courriels quand
Blanchett vint frapper à la porte vitrée de son bureau. Elle était
accompagnée d'un homme assez jeune. Jamais vu auparavant. Il fit
signe d'entrer et se redressa dans son fauteuil.
– Shérif, je vous présente maître Warren. Il est
l'avocat de Nathaniel Morrison.
– Shérif, fit l'homme en entrant dans le
bureau.
– Maître, le salua à son tour Logan, qui resta
assis. Tania, vous pouvez nous laisser.
Blanchett sortit et Warren s'approcha, la main
tendue. Logan se sentit obligé de se lever pour la lui
serrer.
– Enchanté de vous rencontrer, c'est un plaisir,
fit l'avocat, qui s'assit naturellement dans un des fauteuils, face
au bureau.
Logan se rassit à son tour en fronçant les
sourcils.
– Grand bien vous fasse. Je crains de ne pas
pouvoir vous faciliter la tâche. Nathaniel Morrison a spontanément
avoué le meurtre de Lewis. On a retrouvé le sang de la victime sur
lui, on sait également qu'il était sur les lieux du crime et il
nous a même fourni un mobile.
Il conclut sa phrase en levant les paumes en
l'air, dans une attitude navrée.
– Je sais tout ça et je n'en attendais pas moins
de vous, répondit Warren, qui ajouta sur le ton de la
connivence : Jessica m'avait prévenu.
Logan se figea.
– Jessica… Jessica Hurley ?
– Qui d'autre ? demanda Warren avec un clin
d'œil appuyé.
La trentaine tout juste passée, un sourire
enjôleur, un regard franc et protecteur, et en plus un costard qui
devait coûter la peau d'un ours. Logan le détesta subitement.
– Vous êtes de sa famille ? hasarda-t-il, lui
laissant une dernière chance.
Warren éclata de rire, révélant ainsi une
dentition parfaite.
– Non, mais peut-être qu'un jour, qui sait…
Que voulait-il dire par là ? Espérait-il se
marier avec elle ?
– Vous êtes qui ? demanda Logan d'une voix
tendue.
– Un ami. On s'est rencontrés par l'intermédiaire
d'autres amis. Seattle est une petite ville. Tout le monde se
croise un jour ou l'autre.
Sous-entendu, River Falls est une bourgade indigne
d'intérêt.
– Elle ne vous a jamais parlé de moi ? reprit
Warren, presque déçu.
– Non, nous avons mieux à faire que parler, fit-il
en tentant de sourire aussi bien que l'avocat.
Warren se figea un instant puis rit de bon
cœur.
– Un point pour vous, shérif, mais la partie ne
fait que commencer.
Tant d'assurance et de suffisance étaient
insupportables. Autant aller à l'essentiel, ou il ne répondait plus
de rien.
– Qu'est-ce que vous voulez ? Le sort de
votre client est entre les mains du juge Burrough. C'est avec lui
que vous devez négocier une caution, si tant est qu'il soit
d'accord pour ça.
– Je le sais bien, mais j'avais envie de vous
voir. Je dois vous dire que vous êtes exactement comme je m'y
attendais, fit Warren sans se départir de son sourire.
Logan grimaça un sourire forcé.
– Parfait, si vous pouviez me laisser maintenant.
J'ai beaucoup de travail.
Warren se leva et se retourna alors qu'il allait
passer la porte, un sourire narquois aux lèvres :
– Bonne chance.
Logan en resta sans voix, contenant avec peine sa
fureur. Il attrapa le combiné du téléphone, et s'arrêta après avoir
tapé les deux premiers chiffres du numéro de Hurley. Même si elle
était certainement réveillée, il n'était peut-être pas très
judicieux de lui faire une scène de bon matin. Il prit sur lui,
raccrocha, et essaya de juguler la jalousie qui lui nouait les
tripes. Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait un tel
sentiment, mais jamais auparavant il n'avait pensé que cela n'était
pas de la simple paranoïa.
Il ferma les yeux et chercha à comprendre pourquoi
elle ne lui avait jamais parlé de lui. Parce que précisément il
était d'une jalousie excessive ? Non. Il savait que Hurley
faisait craquer tous les hommes qu'elle rencontrait. Il ne s'en
était jamais inquiété outre mesure. Non, c'était l'assurance de cet
homme qui le hérissait. Comme s'il était certain d'accrocher Hurley
à son tableau de chasse, un jour ou l'autre. En fait, ce n'était
pas Hurley qui était en cause, mais bien cet abruti prétentieux
venu le narguer dans son repaire.
– Toi, je ne te louperai pas, marmonna-t-il, le
regard mauvais.
Il se remit à la lecture de ses courriels et
oublia l'incident.
Une demi-heure plus tard, Blanchett revint frapper
à sa porte, accompagnée cette fois d'une élégante jeune femme,
habillée, coiffée et maquillée à la perfection. Le clone de Warren,
mais en femme, soupesa Logan, qui ne la reconnut pas pour autant.
Un signe de la main et les deux femmes entrèrent dans le
bureau.
– Shérif, je vous présente Mlle Brown, la
sœur de Paul Brown.
Logan oublia son sourire et prit une mine de
circonstance.
– Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il en lui
désignant l'un des fauteuils. Lieutenant, vous pouvez nous
laisser.
Cela n'allait pas être une partie de plaisir. Il
préférait gérer sa bévue sans témoin.
– N'oubliez pas votre réunion, lui rappela
Blanchett avant de refermer la porte derrière elle.
Logan lui fit un sourire. Il n'y avait aucune
réunion prévue, mais elle venait de lui fournir une excuse pour
ajourner cette entrevue si elle se révélait trop pénible.
Mlle Brown n'avait toujours pas desserré les lèvres et portait
sur lui un regard accusateur.
– Je suis sincèrement navré de ce qui est arrivé à
votre frère. Mais sachez que l'homme qui l'a tué sera très
prochainement jugé, fit-il en prenant un air impliqué.
Mlle Brown ne répondit pas. Elle le regardait
toujours avec intensité quand, enfin, elle prit la parole.
– C'est vous qui avez tué mon frère.
Logan s'y attendait un peu et garda un visage
impassible.
– Vous ne pouvez pas dire ça. Il était le suspect
numéro 1 de notre affaire. Identifié par une des victimes
et…
– Votre témoin bidon. Il s'est rétracté et
s'accuse du crime maintenant, le coupa-t-elle sèchement.
Logan fit la moue mais ne la contredit pas. Il vit
alors que derrière le savant maquillage, cette femme était marquée
par la mort de son frère.
– C'est un accident. Je n'ai rien de plus à vous
dire, si ce n'est que je suis désolé.
Mlle Brown eut un petit rire plein de
dérision et le dévisagea comme la dernière des vermines.
– Vous avez laissé un homo qui voulait faire sa
pub l'abattre comme un chien, et vous êtes juste
« désolé » ? !
Comment lui dire qu'il ne portait pas Miller dans
son cœur sans qu'elle croie qu'il essayait de
l'amadouer ?
– Avec tout le respect que je vous dois, il ne
faut tout de même pas oublier que votre frère était un
pédophile.
La meilleure défense, c'est l'attaque. Et Logan
était certain de gagner ce combat.
– Il avait purgé sa peine. Doit-on payer toute sa
vie pour ses erreurs ? La justice n'a-t-elle aucun sens à vos
yeux ?
Si, mais elle oubliait une chose.
– On a retrouvé de nombreux fichiers
pédopornographiques dans son ordinateur. Votre frère n'était pas
guéri. Loin s'en faut.
Mlle Brown ouvrit son sac et en sortit un
briquet et une cigarette qu'elle alluma sans demander la
permission.
Ça, c'était vache ! Elle frappait là où ça
faisait mal. Il sentit une envie terrible de la lui prendre des
doigts.
– Et donc, ça vous donne le droit de le donner en
pâture à un cinglé, fit-elle avant de tirer une large bouffée de
fumée.
– Non, je vous le dis pour la deuxième fois,
c'était un accident.
Et merde, elle n'allait tout de même pas demander
une enquête ? Sûr qu'il allait perdre des plumes si un procès
pour négligence se tenait.
– Écoutez, je comprends votre douleur, et je vous
assure que je n'ai pas l'intention de faire de cadeau à l'homme qui
a tué votre frère.
– Ça ne me le ramènera pas. Je voulais seulement
voir la tête de l'homme qui l'a condamné à mort, répliqua-t-elle,
méprisante.
L'attaque le prit de court. Elle lui fit encore
plus mal que la cigarette. C'était profondément injuste. Il n'était
en rien responsable. S'il y avait un coupable, c'était au mieux
Miller, au pire, Nathaniel, qui avait identifié son frère. Logan
n'avait simplement pas imaginé qu'un avocat de renom irait abattre
froidement un suspect.
Il se leva de son fauteuil et fit un pas vers la
porte.
– Je suis désolé, mais j'ai une réunion, si vous
voulez bien m'excuser ?
Mlle Brown se leva, ouvrit la fenêtre, jeta
sa cigarette et la referma. Puis, alors que Logan s'attendait à ce
qu'elle sorte, elle enleva sa veste puis son pull et déboutonna sa
chemise.
– Mademoiselle Brown ? fit-il, pas très sûr
de ce qu'elle voulait faire.
Elle ne répondit pas et se débarrassa de sa
chemise pour se retrouver en soutien-gorge. Logan jeta un regard
dans le couloir et pria pour qu'aucun de ses agents ne passe à cet
instant précis.
– Mademoiselle Brown, rhabillez-vous, je vous en
prie.
À quoi jouait-elle ?
– Vous pensez que mon frère était un
monstre ?
La main sur la poignée de la porte, il ne sut quoi
répondre, puis, la regardant droit dans les yeux, osa un
« oui » franc.
– Alors que pensez-vous de celui qui a fait
ça ? demanda-t-elle en se retournant.
Il en resta bouche bée. Des dizaines de cicatrices
formaient dans son dos des motifs improbables.
– Mademoiselle, rhabillez-vous, fit-il sans
pouvoir détourner les yeux de cette vision de cauchemar.
Elle enfila sa chemise.
– Si vous aviez pris la peine de regarder le
cadavre de mon frère, vous en auriez trouvé bien davantage.
Ce n'était plus la même femme qu'il avait en face
de lui, mais une enfant terrorisée, dont les larmes coulaient sur
un visage trop maquillé.
– Votre père ? fit-il en tentant de maîtriser
le frémissement de sa voix.
« Abruti insensible ! »
s'admonesta-t-il en son for intérieur.
– Paul avait deux ans de plus que moi. Il a
toujours essayé de me protéger de la folie de mon bourreau, dit
Mlle Brown en finissant de se rhabiller.
– Vous avez porté plainte ? demanda Logan,
encore sous le choc.
– Mon père et ma mère sont morts dans un accident
de voiture alors que j'avais seize ans et Paul, dix-huit.
Logan hocha la tête.
– Vous pensez que c'est lui ?
– Je n'en ai aucun doute.
Logan prit un grand bol d'air. Effectivement, ces
révélations changeaient, du moins partiellement, son point de vue
sur Paul Brown. Même si cela n'excusait en rien ses crimes, cela
avait le mérite d'éclairer différemment la psychologie de cet
homme. Dommage qu'il n'ait pas Hurley auprès de lui. Elle aurait su
trouver les mots.
Il s'efforça de penser comme elle :
– Ce que je vais vous dire n'est peut-être pas
très approprié, mais je suppose que vous savez que votre père, lui
non plus, n'était pas un monstre.
Mlle Brown essuya ses larmes, ignorant son
mascara qui lui dessinait de larges cernes noirs sous les
yeux.
– Évidemment, mais je ne peux pas lui pardonner.
C'est plus fort que moi, je le hais.
La haine plus forte que le pardon. Elle marqua une
pause.
– Je n'ai jamais eu d'enfant, vous
comprenez ?
– Je comprends, compatit Logan, véritablement ému
par ces confidences. Mademoiselle Brown, je vous promets qu'au
procès de Miller, je serai de votre côté.
– Ne croyez pas que pour autant vous éviterez un
procès pour négligence.
– Ce n'était pas dans mes intentions, dit-il, même
s'il l'avait néanmoins espéré. Et si je peux faire quelque chose
pour vous…
Elle réfléchit un instant et répondit :
– Assurez-vous qu'il n'y ait aucun journaliste à
son enterrement. Vous lui devez au moins ça.
Logan soupesa la proposition. Que cela lui
coûtait-il ? Peut-être ne porterait-elle finalement pas
plainte, se dit-il sans trop y croire.
– J'y veillerai.