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– Je ne sais pas comment vous remercier, dit
Margareth.
Callwin finit de lui poser du blush sur les joues
et reposa ses pinceaux sur la tablette du lavabo.
– Tu plaisantes, ça me fait très plaisir.
Regarde-toi.
Margareth se retourna et se trouva encore plus
belle que la fois précédente. Elles avaient passé l'après-midi à
faire du shopping pour trouver des vêtements à la mode. Callwin
était particulièrement fière de ses choix.
– Ça me fait bizarre, j'ai l'impression d'être une
vraie fille, dit Margareth.
Callwin lui sourit dans la glace. Elle avait gagné
son pari. Il était évident que d'ici peu, Margareth quitterait sa
communauté pour rejoindre la vraie vie.
– Et tu es même une très jolie fille. Je peux te
dire que ton Gerald va faire des jaloux, ce soir.
– Je m'en moque. Je veux seulement lui
plaire.
– Ne t'en fais pas pour ça, tu es superbe.
Margareth caressa son brushing d'une main
délicate. Désormais, elle tâcherait de se coiffer comme ça le plus
souvent possible.
– Allez, il est presque 7 heures. Il faut y
aller, sinon ton prince charmant va t'attendre.
Margareth jeta un dernier regard dans le miroir et
sortit de la salle de bains.
Callwin tendit son manteau à la jeune fille.
– Tiens. Il ne faudrait pas que tu attrapes
froid.
Margareth l'enfila, et se jeta à l'eau.
– Je sais que vous ne voulez pas en parler, mais
vous ne voulez vraiment pas revenir ? Grand-mère est d'accord.
Elle ne vous en veut absolument pas. Je crois même que vous lui
manquez.
Callwin eut un petit sourire triste…
Des hommes étaient venus la
secourir alors qu'elle était effondrée dans la neige. Ils l'avaient
ramenée au manoir et portée jusque dans son lit. Elle tremblait
sans pouvoir s'arrêter. Miss Richardson était restée auprès d'elle
jusqu'à ce qu'elle se calme. Alors, sans s'expliquer sur sa crise
de panique, Callwin s'était levée et avait fait ses
valises.
Personne ne lui avait posé de
questions. Margareth lui avait rendu son smartphone et, sans un
mot, Callwin avait quitté le manoir. Elle était montée dans sa
voiture, et malgré un fort taux d'alcoolémie, elle avait pris la
direction de River Falls.
Elle s'était enfermée dans
une chambre d'hôtel trois jours durant.
Cela faisait si longtemps
qu'elle refoulait le mal qui lui gangrenait l'âme, sans jamais
trouver la force d'en parler. À quoi bon raviver les plaies du
passé ? Mais celle-ci ne s'était jamais refermée. Elle avait
failli téléphoner à Hurley, mais avait renoncé au dernier
moment.
Elle maudit son père comme
jamais.
Pour la première fois de sa
vie, tout lui souriait. Elle avait un travail passionnant, la
reconnaissance de ses pairs, des amies, et un homme qui l'aimait.
Pourquoi fallait-il que des souvenirs vieux de plus de vingt ans
viennent la submerger ? Des millions de bons souvenirs
n'effaceront jamais un mauvais. Elle connaissait la chanson. Elle
devait se faire aider. Pourquoi refusait-elle toute main
tendue ? Parce qu'elle n'avait aucune confiance en l'humanité.
Elle était persuadée que rien n'était gratuit en ce monde, que
toute aide avait un prix. Mais lequel ?
– Je ne reviendrai pas, Margareth. Mais tu peux
dire à ta grand-mère que, à moins qu'elle n'y voie une objection,
je vais continuer à faire mes articles.
« Ne serait-ce que pour pouvoir payer tes
vêtements et ton coiffeur ! » plaisanta-t-elle en son for
intérieur.
En fait, elle n'avait pas attendu l'autorisation
pour rédiger les articles de ces derniers jours. Elle connaissait
maintenant suffisamment cette communauté, sans compter qu'elle ne
manquait pas d'imagination, pour tenir jusqu'au Nouvel An sans
avoir à remettre les pieds au manoir.
– Je crois que c'est le dernier de ses soucis.
Vous devriez aller lui parler. Je ne sais pas ce qu'elle vous a
dit, mais elle ne pensait pas à mal, j'en suis certaine.
– J'y songerai. Pour le moment, tu es ma seule
préoccupation, fit-elle en lui passant le doigt sur le bout du
nez.
– Vous savez, j'ai cru un moment que vous m'aviez
oubliée.
– Une promesse est une promesse. Allez, il n'y a
plus de temps à perdre. Ce soir est ta soirée.
Callwin n'avait pas oublié le rendez-vous galant
de Margareth.
Elle était retournée au manoir en début
d'après-midi et devant Miss Richardson, avait proposé à Margareth
de passer la journée avec elle, jusqu'au lendemain. Miss Richardson
avait donné sa bénédiction, après lui avoir fait promettre de ne
pas faire de bêtises.
Elles allaient passer la porte de la chambre
d'hôtel quand Callwin eut une illumination de dernière
minute.
– Attends, je reviens.
Elle alla fouiller dans ses affaires et revint
avec deux préservatifs.
Margareth devint écarlate.
– Je ne veux surtout pas t'inciter à la luxure, et
te conseille même d'éviter de le faire le premier soir, mais on ne
sait jamais. Si vous en arrivez là, promets-moi que vous vous en
servirez.
– Je n'ai pas l'intention de le faire. Je veux
dire, de coucher avec lui, bafouilla Margareth. De toute façon,
vous venez me chercher dès que je vous appelle ?
Callwin lui mit les préservatifs dans la poche et
la poussa dehors.
– Bien sûr, répondit-elle en claquant la
porte.
Gerald regarda sa montre pour la centième fois. Il
aurait dû s'en douter. Elle s'était moquée de lui.
Déjà, elle avait attendu la dernière minute pour
le rappeler. Il avait passé tout le week-end à regarder l'écran de
son téléphone, et tout le lundi à la maudire de l'avoir oublié. Il
n'y croyait plus, quand, en début d'après-midi, elle l'avait enfin
appelé. Il avait accepté aussitôt son invitation. Il en pinçait
pour cette fille.
Un Hummer se gara sur le parking. Une beauté en
sortit.
« Je ne le crois pas ! »
Elle était encore plus belle que la dernière fois.
Elle lui rappelait une pom-pom girl qui le faisait craquer. S'il
n'avait pas été certain qu'elle appartenait aux Enfants de Marie,
il aurait pensé que ses deux meilleurs amis l'avaient piégé pour
une caméra cachée.
– Salut, Margareth, tu vas bien ?
– Oui, excuse-moi pour le retard. Ma tante s'est
trompée de route et on a dû faire demi-tour. Je suis désolée.
– Il n'y a pas de quoi. Alors, tu as choisi un
film ?
Ils s'étaient donné rendez-vous devant le grand
cinéma du centre commercial.
– En fait, je me disais qu'on pourrait manger
d'abord et voir le film après ?
– Si tu veux. Ça te dit un McDo ?
Margareth y était allée une seule fois dans sa
vie. Elle avait cru vomir. Tout avait un goût infect.
– Une pizzeria, plutôt.
– OK, va pour une pizza. Il y a un Pizza Hut à
l'intérieur de la galerie.
Ils entrèrent dans l'immense mall, et sourirent en
passant devant un père Noël qui prenait la pose avec des enfants
intimidés sur ses genoux.
– Tu crois au père Noël ? demanda Gerald
alors que Simon Beaver enchaînait les photos.
Margareth lui jeta un drôle de regard.
– Oui, je crois aussi à la petite souris et au
croque-mitaine, répondit-elle d'un ton sérieux.
Gerald eut un petit rire. Il eut envie de lui
prendre la main.
– Non, je voulais dire, est-ce que vous fêtez Noël
comme tout le monde ? Le sapin, les chaussettes accrochées à
la cheminée et tout le tralala.
Margareth préférait ça.
– Non, pas tout à fait. On fête la naissance de
Jésus. Pas de chaussettes, ni de père Noël. En revanche, on décore
des sapins.
– C'est quand même étrange de fêter la naissance
de Jésus alors qu'il est né le 1er janvier, si on s'en réfère au calendrier,
dit Gerald pour la taquiner.
– On ne sait pas quand il est né exactement.
Est-ce vraiment important ?
Elle s'empressa d'ajouter :
– Avant que tu fasses ton malin, oui, je sais que
les catholiques ont piqué cette date aux païens, qui célébraient le
solstice d'hiver !
Elle lui avait enlevé les mots de la bouche. Ils
allaient passer une délicieuse soirée.
– Tiens, c'est là. J'espère que tu as faim, leurs
pizzas sont énormes.
– J'adore les pizzas.
Une heure plus tard, ils sortaient repus.
– Ça te dit vraiment un cinéma ? demanda
Gerald.
Il se sentait bien. Ils venaient de parler à
bâtons rompus. Ils avaient eu quelques fous rires, mais aussi des
moments d'émotion. Il ne voulait pas prendre le risque de briser
cet élan magique.
– En fait, je n'y tiens pas plus que ça. Si tu
veux, on continue à parler.
Elle était aux anges. Elle se sentait légère,
comme sur un nuage. Une merveilleuse sensation de plénitude.
Gerald s'enhardit et posa son bras autour de ses
épaules. Margareth eut un léger moment de flottement et, se
laissant aller, lui enlaça la taille.
– Ça te dit de faire un tour en voiture ?
fit-il, se sentant enfin un homme.
– Oui, répondit Margareth en blottissant sa tête
sur l'épaule de Gerald.
Elle avait le cœur qui battait à cent à l'heure.
Tant de fois, elle avait imaginé cet instant. C'était aussi bien
que dans ses rêves. Gerald était un beau garçon, élégant et
attentionné. Amusant et ouvert d'esprit. Elle avait vingt ans. Elle
avait bien fait d'attendre tout ce temps pour donner son cœur à un
garçon. Gerald était le bon. Elle n'en doutait pas une
seconde.
Voyant le jeune couple passer devant lui, Simon
Beaver se souvint d'un Noël passé avec Stella. Une époque bénie. Il
baissa les yeux et secoua la tête.
– Ça ne va pas ? s'inquiéta la mère de
l'enfant qui se tenait sur les genoux du père Noël.
– Si si, tout va bien. Alors, comment tu
t'appelles, mon bonhomme ?
– Il gèle, remarqua Gerald quand ils se
retrouvèrent à l'extérieur du centre commercial.
Il serra encore plus fort Margareth contre lui.
D'un pas vif, ils marchèrent jusqu'à son pick-up et s'y
engouffrèrent, frigorifiés. Gerald mit le contact, poussa le
chauffage à fond et lança son Best of
slows.
– Tu me fais confiance pour la
destination ?
Dans le clair-obscur de l'habitable, elle était
carrément canon.
– Oui, je te fais confiance.
Il était à deux doigts de lui voler un baiser,
mais il ne voulait pas tout gâcher.
Ils quittèrent le parking et se retrouvèrent sur
la quatre-voies menant à River Falls. À la périphérie de la
ville, Gerald bifurqua en direction de l'est. Il connaissait une
petite route qui menait à un cul-de-sac sous les sapins, loin des
regards indiscrets.
Moins d'un quart d'heure plus tard, il arrêtait le
moteur, ne laissant que le chauffage et « Everybody's got to
learn sometimes » des Korgies.
– Tu sais, je passe une très bonne soirée. Tu es
vraiment une fille incroyable.
Margareth n'avait jamais entendu de mots aussi
doux. Alors elle fit comme elle l'avait tant de fois imaginé. Elle
approcha son visage du sien. Leurs bouches se rencontrèrent, leurs
lèvres se soudèrent, leurs langues se cherchèrent.
Margareth eut une pensée furtive pour Callwin et
ses préservatifs…
– Merde, fit Gerald.
Deux phares les éclairaient par-derrière.