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Malgré une matinée pénible, passée à justifier son
point de vue sur un prévenu face à un procureur tatillon, Hurley
était tout sourire en se garant sur le parking d'une pizzeria, sur
North Lake Bay.
Jaloux ! Jamais elle n'aurait cru ça de
Logan. Elle était ravie. Dans le restaurant, elle aperçut Callwin
assise à une table sous la terrasse couverte qui donnait sur Lake
Union.
Hurley adorait Seattle. La cité d'émeraude était à
ses yeux le bijou de la côte Ouest, avec San Francisco. Si ce n'est
qu'elle était née ici, et pour rien au monde elle ne quitterait
l'État de Washington.
– Salut, ma grande, tu vas bien ?
– Oui, répondit Hurley, rayonnante.
Callwin se détendit, heureuse qu'elle lui ait
pardonné le clash de la veille avec Logan.
– Je meurs de faim. On commande d'abord et on
discute ensuite, proposa-t-elle en lui tendant la carte.
Une serveuse arriva et prit rapidement les
commandes.
– Bon, qu'est-ce que tu as à me dire de si
important ? demanda Hurley en posant ses coudes sur la
table.
Sur le lac, quelques voiliers et hors-bord
empruntaient le détroit entre le Lake Union et Portage Bay.
– Tout d'abord, je voulais savoir ce que tu avais
pensé de mon article. Ensuite, j'ai une grande nouvelle à
t'annoncer.
Hurley ouvrit de grands yeux. Elle craignait
toujours ce genre de déclaration.
– Allez, dis-moi. Pas trop fâchée ?
Hurley avait acheté le Tribune du jour, et devait avouer que l'article
était plutôt bien tourné, en ce sens qu'il n'accablait pas
Nathaniel Morrison. Hurley aurait très mal pris que Callwin affuble
le jeune homme d'épithètes telles que « le fou de Dieu »
ou « un nouveau monstre à River Falls ». Chose que
s'était empressée de faire la presse à scandale.
– Non, si ce n'est que l'interview de Bettany
Thompson manque de précision. Je suis à peu près certaine qu'elle
n'a pas eu d'amnésie partielle.
– Pourquoi tu dis ça ? demanda Callwin,
aussitôt sur la défensive. De toute façon, va le
prouver !
Jusque-là, Hurley avait des doutes.
À présent, elle était persuadée que c'était bien Callwin qui
avait soufflé à la jeune fille cette idée d'amnésie. Mais
pourquoi ? Pour protéger une tierce personne ? Oui,
Bettany connaissait le troisième homme !
– Je ne crois pas que Nathaniel était seul,
commença-t-elle, de façon à ce que son amie se dévoile.
– Ah bon ? Tu crois qu'il avait un
complice ?
Hurley, voyant la serveuse revenir avec leurs
apéritifs, attendit qu'elle soit repartie pour continuer.
– J'y ai pensé ce matin en roulant. Je ne dis pas
qu'il était à la cabane avec lui. Mais comment expliques-tu qu'on
n'ait pas retrouvé son véhicule sur place ?
Callwin rejeta la question d'un geste
désinvolte.
– Il n'a pas de voiture. Il a dû venir à pied ou
en vélo.
Mais tout en disant cela, elle commença à
douter.
– Il n'y avait pas de vélo dans les environs. Et à
pied, ça fait une sacrée marche, du manoir familial à la cabane. En
pleine nuit, en plus. D'autre part, je viens d'avoir Mike. Il m'a
confirmé qu'ils n'avaient pas retrouvé de lampe torche sur les
lieux. Alors ?
Callwin sirota sa margarita ; Hurley était
vraiment très maligne, mais cette fois, elle faisait fausse route.
Ce n'était pas Nathaniel qui était venu accompagné, mais
Bettany ! Callwin était désormais prête à parier qu'elle était
revenue sur les lieux du meurtre avec son frère, et qu'ils
s'étaient débarrassés de l'arme du crime et du vélo de Nathaniel…
Quoique… Quel était intérêt de planquer le vélo ?
– Alors ? insista Hurley.
Callwin haussa les épaules.
– Je n'en sais rien, mais je te ferai remarquer
que je ne suis pas flic. C'est à la police d'expliquer ça. Ton mec,
il en pense quoi ?
– Il va réinterroger Nathaniel.
– Bon courage ! ironisa Callwin.
Lors de la brève entrevue qu'elle avait eue avec
lui, il ne lui avait pas semblé disposé à coopérer.
– Je n'en aurai pas besoin, dit Hurley, l'air
mystérieux.
– Allez, lâche ton info. J'ai bien vu que c'était
louche, ta bonne humeur.
Hurley prit le temps de boire une nouvelle gorgée
de son apéritif, s'amusant de la tête de Callwin. Une vraie bouille
de petite peste !
– Stanley Warren est l'avocat de Nathaniel,
lâcha-t-elle enfin.
La journaliste faillit s'étrangler.
– Quoi ? ! Mais qu'est-ce qu'il irait
foutre là-bas ?
Si Robert Gordon avait été le plus beau parti de
River Falls, il en était de même de Stanley Warren à Seattle. Fils
d'une grande lignée de la ville. Beau gosse qui entretenait son
corps. Esprit brillant, voix voluptueuse, et un charisme à faire
passer George Clooney pour un dragueur de plage !
– J'y suis. C'est leur gourou qui est pétée de
thunes. Il mange à tous les râteliers, celui-là !
Comment pouvait-on défendre un illuminé qui avait
tué un pauvre gars et ruiné la vie d'une jeune
adolescente ?
– Non, il fait ça à titre gracieux. Pour le bien
de la justice, m'a-t-il dit.
– Il t'a téléphoné ? s'étonna Callwin qui, du
coup, but une bonne rasade de margarita.
– Oui, hier après-midi. Il voulait savoir ce que
je pensais de cette histoire. Je lui ai dit que j'avais des doutes
concernant le témoignage de Nathaniel. Mais je n'aurais jamais
pensé qu'il débarquerait aujourd'hui à River Falls, et s'occuperait
de le défendre.
– Je le crois pas, il te fait vraiment la
cour ?
Hurley prit un air de mijaurée.
– Je ne sais pas. Je crois qu'il aime la
justice.
Callwin éclata de rire.
– Tu parles. Il veut juste te baiser. C'est
clair ! fit-elle sans se rendre compte qu'elle avait haussé le
ton.
Hurley sentit le rouge lui monter au visage et
finit son verre d'un trait pour ne pas voir les regards
désobligeants des convives des tables les plus proches.
– Excuse-moi, mais tu me scies. Je ne sais pas
comment tu fais, mais ils tombent tous comme des mouches à tes
pieds.
– N'exagère pas. En plus, je crois que de ton
côté, tu te débrouilles plutôt pas mal.
Ce n'était pas faux. D'ailleurs, Callwin ne se
serait jamais vu endosser le rôle du laideron confidente d'une
beauté fatale. Néanmoins, il y avait une grande différence entre
elles deux. Les mecs voyaient en elle un « super coup au
pieu », alors que Hurley était la « compagne
idéale ».
– Je n'en reviens pas. Il va défendre ce petit
con, rien que pour te prouver qu'il est un as et que ton mec est un
naze. Ça c'est la classe, quand même.
Dit comme ça, effectivement, cela n'avait plus
rien de glamour. Mais dit autrement, Callwin ne serait plus
Callwin, s'amusa Hurley. Elle était toujours étonnée de leur
complicité, qui s'était renforcée depuis qu'elles vivaient toutes
les deux à Seattle. Elles n'avaient pas grand-chose en commun, et
surtout, Callwin détestait son homme. Pourtant, Hurley était de
plus en plus attachée à cette fille, franche du collier, un peu
givrée, mais terriblement attachante.
– C'est vrai que ce Warren est plutôt bel homme,
mais franchement pas du tout mon genre.
– Arrête ton char. Il n'y a pas une fille à
Seattle qui ne rêve de coucher avec lui.
– Justement, il en a bien conscience et ne s'en
cache pas.
Une serveuse approcha et déposa leurs pizzas
devant elles avant de leur souhaiter un bon appétit.
– Avoue qu'il te fait de l'effet. N'oublie pas que
j'étais là, au gala de charité pour les enfants du Darfour.
C'était trois mois auparavant. La première fois
qu'ils s'étaient rencontrés, hasard ou préméditation, ils s'étaient
retrouvés assis côte à côte à une table de six personnes. En face,
Callwin, un tantinet jalouse, avait observé la technique d'approche
de cet étalon argenté.
– Charmant, de bonne compagnie, mais bien trop
prétentieux, et cavaleur. Je plains d'avance celle qu'il prendra
pour épouse.
Callwin en convint, cependant elle n'aurait pas
refusé une nuit avec lui. Juste pour pouvoir s'en vanter.
– Ouais, mais méfie-toi quand même. C'est un
redoutable baratineur. Il ne lâchera pas l'affaire si
facilement.
– Sûrement, mais il faut déjà qu'il fasse toute la
lumière sur le meurtre de Lewis Stark, et pour ne rien te cacher,
j'aime bien cette situation. Mike est jaloux comme un pou. L'air de
ne pas y toucher, il m'a posé plein de questions sur ce Warren.
Depuis quand je le connaissais. Si je le fréquentais. Pourquoi je
ne lui en avais jamais parlé.
Callwin s'étonna de ce trait de caractère.
– Tu sais, moi, la jalousie, tout ce que ça me
rappelle, c'est des insultes et des baffes dans la gueule, dit-elle
alors que des souvenirs douloureux revenaient à sa mémoire.
– Je suis désolée. Excuse-moi.
– Oh, tu n'as pas à l'être, mais je n'avais jamais
imaginé que tu puisses être perverse.
– Voyons, Leslie, je suis une femme, dit Hurley
d'un ton qui se voulait mystérieux.
Un bref silence puis les deux amies partirent d'un
éclat de rire synchrone qui fit à nouveau se retourner les clients
les plus proches. Mais elles s'en moquaient éperdument.
– Eh bien, ça va être très intéressant à suivre,
et pour le coup, moi, je serai en première ligne.
Un hors-bord passa trop près de la terrasse.
Hurley attendit que le bruit ait diminué d'intensité pour
réagir :
– Comment ça ? Tu retournes à River
Falls ?
– Exactement, et si tu m'avais laissée en placer
une, je t'aurais dit que c'était pour ça que je tenais tant à ce
qu'on déjeune ensemble.
Hurley soupira gentiment et attaqua sa
pizza.
– Tu connais le directeur du News of Washington ?
– Boris Randall. Je l'ai rencontré deux fois. Ce
type est vraiment bizarre. Limite grossier et vulgaire, mais
capable d'envolées lyriques quand ça lui prend. Une chose est sûre,
c'est que ce n'est pas un tendre.
Du Hurley tout craché. Pas un mot sur son physique
peu avantageux.
– Ouais, tout à fait lui, dit Callwin, qui évita
de se moquer de son physique. Eh bien, figure-toi qu'il m'a
embauchée pour un billet quotidien. Elle est pas belle, la
vie ?
Un sourire sincère s'épanouit sur le visage de
Hurley. Après le Tribune, le
NOW. Callwin était vraiment pleine de
surprises.
– Je suis ravie pour toi. Tu es incroyable. En
même temps, je ne suis pas étonnée. J'ai toujours cru en toi.
Callwin buvait du petit-lait. Peu habituée aux
compliments de ses proches, elle avait toujours plaisir à entendre
Hurley parler d'elle.
– Je te dois tout.
– Tu ne me dois rien, et ne pense pas une seule
seconde que je t'aie pistonnée auprès de Randall. J'aurais eu trop
peur qu'il me demande une compensation en retour, si tu vois ce que
je veux dire.
Callwin voyait tout à fait, mais elle ne pensait
pas que cet homme était du genre à tromper sa femme. Sa grivoiserie
n'était qu'une façade pour faire oublier le petit garçon chahuté de
sa prime jeunesse.
– En tout cas, je te dois au moins ce repas. La
dernière fois, c'est toi qui as payé.
– D'accord. Mais au fait, c'est quoi, ton
reportage ?
Callwin but une gorgée d'eau.
– En fait, ce n'est pas tout à fait dans la poche.
Il veut que je me fasse accepter par les Enfants de Marie et que
j'écrive un billet racontant leur façon de vivre tous les jours
jusqu'au Nouvel An.
Tout à fait dans l'esprit du NOW.
– Tu as déjà des contacts dans leur
communauté ?
– Non, mais comme tu le dis, c'est le moment de
prouver que je suis la meilleure.
– Certes, mais même les meilleurs auraient du mal.
Tu veux que j'en parle à Stanley Warren ? Il est leur avocat,
un bon moyen…
– Surtout pas. En tout cas, pas tout de suite.
J'ai besoin de me prouver à moi-même que je suis la plus forte, tu
comprends ?
Hurley la comprenait. Le regard des autres étant
moins important que l'estime de soi, Callwin avait toujours ce
besoin urgent d'avoir une bonne opinion d'elle-même.
– Bien sûr, fais comme tu le sens, mais surtout,
n'hésite pas à m'appeler s'il le faut.
– Je sais. Allez, on se commande une bouteille de
vin pour fêter ça ?
– Si tu me promets de ne pas prendre la route pour
River Falls dans l'après-midi.
– Promis, fit Callwin qui croisa les doigts de sa
main gauche sous la table.