New York, janvier 1964
Dans la pièce d’Arthur Miller, After the Fall (Après la
chute), mise en scène par Elia Kazan pour la première fois à
New York en 1964, Quentin, le personnage masculin, dit à Maggie, à
l’évidence une Marilyn transposée au théâtre par son ex-mari : « Un
suicide tue toujours deux personnes. C'est même fait pour ça. »
Lors de sa séance de psychanalyse, au lendemain de la
représentation à laquelle il a assisté, Ralph Greenson dit à Max
Schur :
— Miller fait dire au personnage qu’il charge de
sa propre histoire d’amour : « Ce n’est plus mon amour que tu veux.
C'est ma destruction. » On peut le dire de Marilyn.
— Et vous, pour elle, diriez-vous que c’était de
l’amour? demanda Schur.
— Je l’ai aimée. Je ne l’ai pas aimée. Je ne l’ai
pas aimée d’amour. Je l’ai aimée comme on aime un enfant, un
malade, un enfant malade. Pour ses failles, ses peurs. Sa peur me
faisait peur, sa peur plus grande qu’elle, sa peur qui lui servait
de refuge, sa peur que j’ai cru pouvoir accueillir, contenir,
apaiser.
— Bien, nous allons nous arrêter là, conclut
Schur.
Si Greenson avait choisi un analyste à New York
pour l’aider à sortir du deuil de Marilyn, c’était aussi pour
s’éloigner d’Hollywood, retrouver en lui-même un peu de place pour
les mots, oublier le cinéma. Quand il repensait à ces années, il se
disait que finalement Los Angeles avait rattrapé Marilyn et avait
tué en elle la Marilyn de New York, celle qui avait fui Hollywood
un beau jour pour devenir quelqu’un d’autre et qui avait donné en
arrivant une conférence de presse sur le thème « La nouvelle Monroe
». Mais à la fin des années soixante-dix, dans l’histoire du
cinéma, Manhattan avait vaincu Hollywood. Il n’y avait qu’à New
York que Greenson pourrait faire enfin sienne cette phrase qu’il
avait répétée au petit matin au sergent Clemmons tandis que les
ambulanciers de la compagnie Schaefer emportaient son corps : «
Nous l’avons perdue. » Il répétait souvent cette phrase devant
Schur, mais ne précisait pas qui il désignait par « nous ».
Pendant la suite des séances, il se demandait ce
qui l’avait amené justement chez ce psychanalyste-là. Schur avait
été le médecin de Freud durant ses dernières années à Vienne, puis
à Londres. Greenson visait-il un retour à Freud, dont il s’était
éloigné par sa technique non orthodoxe dans la cure de Marilyn ? Il
y avait sans doute entre lui et Schur une identification. Ce
dernier avait été – et était resté – un médecin plus qu’un
analyste. Mais quelque raison plus inconsciente avait attiré
Greenson. Il ne la découvrit qu’après la mort de Schur, lorsque fut
publié en 1972 le livre qu’il avait à peine eu le temps d’achever,
La Mort dans la vie de Freud. Il
interpréta après coup son choix d’un quatrième analyste comme une
répétition dictée par des signes du destin.
Alors que la presse commençait à insinuer qu’il
avait tué sa patiente d’une piqûre dans le cœur, Greenson lut que
Schur était le médecin qui avait fait à Freud l’injection de
morphine qui l’avait libéré de la souffrance et de la vie. « Le 21
septembre, tandis que j’étais assis à son chevet, Freud me prit la
main et me dit : “ Mon cher Schur, vous vous souvenez de notre
première conversation. Vous m’avez promis alors de ne pas
m’abandonner lorsque mon temps serait venu. Maintenant ce n’est
plus qu’une torture et cela n’a plus de sens. ” Je lui fis signe
que je n’avais pas oublié ma promesse. Soulagé, il soupira et,
gardant ma main dans la sienne, me dit : “ Je vous remercie. ” Puis
il ajouta après un moment d’hésitation : “ Parlez de cela à Anna. ”
Il n’y avait dans tout cela pas la moindre trace de sentimentalisme
ou de pitié envers lui-même, rien qu’une pleine conscience de la
réalité. Selon le désir de Freud, je mis Anna au courant de notre
conversation. Lorsque la souffrance redevint insupportable, je lui
fis une injection sous-cutanée de deux centigrammes de morphine. II
se sentit bientôt soulagé et s’endormit dans un sommeil paisible.
L'expression de souffrance avait disparu de son visage. Je répétai
la dose environ douze heures plus tard. Freud était manifestement à
bout de forces. Il entra dans le coma et ne se réveilla plus. Il
mourut le 23 septembre 1939 à trois heures du matin. »
Greenson resta sept ans en analyse avec Max Schur.
Par intermittence.