Los Angeles, Westwood Village, novembre
1960
La dernière soirée à Reno avait été pathétique.
Bourrée au bourbon, Marilyn avait dit : « J’essaie de me trouver en
tant que personne. Des millions de gens vivent leur vie sans se
trouver. Le seul moyen que j’aie trouvé finalement, c’est de
m’éprouver moi-même en tant qu’actrice. » Le 4 novembre, Huston
refit aux studios d’Hollywood une dernière prise de la fin heureuse
des Désaxés où l’on voit Marilyn et
Gable partir vers une vie ensemble. Avec quarante jours de retard,
le film était enfin achevé. Le week-end suivant, Marilyn et Arhur
Miller repartirent pour New York par deux vols séparés. Elle garda
l’appartement de la 57e Rue Est et lui
s’installa à l’hôtel Adams, sur la 86e
Rue Est.
Elle reprit ses séances quotidiennes avec Marianne
Kris, et le reste du temps, visionnant les planches-contacts des
noirs et blancs faits par Henri Cartier-Bresson, Inge Morath et Eve
Arnold lors du tournage des Désaxés,
elle rayait d’une croix rouge toutes les photos où apparaissait
Arthur. Douze jours plus tard, lorsqu’elle apprit la mort de Clark
Gable, Marilyn n’en parla pas à Kris. Ce n’est que quelques
semaines après, de retour à Los Angeles, qu’elle se rua chez
Greenson dans son cabinet de Beverly Hills cette fois.
— Depuis que Clark est mort, vous ne pouvez pas
savoir combien je suis cassée. Dans les scènes d’amour des
Désaxés, je l’embrassais avec passion.
J’aimais ses lèvres, et sa moustache me caressait lentement quand
il tournait le dos à la caméra. Je ne voulais pas coucher avec lui;
je voulais simplement qu’il sache combien je l’aimais. Sentir ma
peau nue contre ses vêtements. Un jour, j’ai manqué une journée sur
le tournage. Il a mis sa main sur mes fesses comme on flatte un
gentil animal et m’a dit : « Si tu ne te maîtrises pas, je te
donnerai une fessée. » Puis il m’a regardée au fond des yeux : « Ne
me tente pas », et s’est mis à rire aux larmes. Ces fumiers de
l’Academy of Motion Pictures Arts and Science – elle souligna ces
mots avec ironie – ne lui ont même pas filé l’Oscar pour
Autant en emporte le vent. J’ai vu le
film pour la première fois quand j’avais treize ans, comme ça. Je
n’ai jamais vu ensuite quelqu’un d’aussi romantique. Mais lorsque
je l’ai connu, c’était différent : j’aurais voulu qu’il soit mon
père, qu’il me donne autant de fessées qu’il voulait, pourvu qu’il
me serre contre lui et me dise que j’étais la petite fille de son
papa chéri et qu’il m’aimait. Bien sûr, vous allez dire : «
Fantasme œdipien classique. »
Greenson se tut et caressa sa moustache.
— Le plus étrange, reprit Marilyn, c’est que j’ai
rêvé de lui il y a quelques jours. Il me tenait serrée contre lui,
assise sur ses genoux, et me disait : « Ils veulent me faire
tourner une suite à Autant en emporte le
vent. Peut-être tu pourrais être ma nouvelle Scarlet ? » Je
me suis réveillée en pleurs. Sur le tournage des Désaxés, on l’appelait le Roi et tout le monde,
acteurs, techniciens, et même Huston, le regardait avec respect.
J’aimerais qu’un jour on me traite comme ça. Pour tout le monde, il
était Mr Gable, mais il voulait que je l’appelle Clark. Un jour, il
m’a dit que nous avions quelque chose de très fort en commun. Un
secret. Sa mère était morte quand il avait six mois.
Peu après, lors d’une séance très agitée, les
pupilles dilatées, le regard tendu vers l’invisible ou le noir,
Marilyn avait dit d’une voix légère, presque enjouée, comme on
raconte un conte de fées à un enfant :
— Quand j’étais petite, je me prenais pour Alice
au pays des merveilles; je me regardais dans les miroirs en me
demandant qui j’étais. C'était vraiment moi? Qui me regardait en
retour? Peut-être quelqu’un qui faisait semblant d’être moi ? Je
dansais, je faisais des grimaces, juste pour voir si la petite
fille au miroir faisait de même. Je suppose que tous les enfants
sont emportés par leur imagination. Le miroir est magique, comme le
cinéma. Spécialement quand on joue quelqu’un d’autre que soi-même.
Comme quand je portais les vêtements de ma mère, que je me coiffais
et me maquillais comme elle : le rouge, les joues, les lèvres, le
noir, les yeux. J’avais sûrement l’air d’un clown plus que d’une
femme sexy. On riait de moi. Je pleurais. Quand j’allais au cinéma,
il fallait m’arracher à mon siège. Je me demandais si c’était réel,
tout ça, ou bien des illusions. Ces immenses images là, en haut,
sur le grand écran dans la salle sombre, c’était le bonheur, la
transe. Mais l’écran restait un miroir. Qui me regardait ? C'était
vraiment moi, la petite fille dans le noir, moi, la grande femme
dessinée par un faisceau d’argent? Moi, le reflet?