Hollywood, Beverly Hills, North Roxbury Drive, janvier 1960
Norma Jeane et Ralph. Tout opposait la fille pauvre et sans diplôme de Los Angeles et l’intellectuel aisé de la côte Est. Lui, bourgeois élevé dans les livres ; elle, fille de prolétaires grandie parmi les images. Pourtant, ils se reconnurent au premier instant. Chacun regarda l’autre comme un ami perdu dont le sourire retenait un appel. Mais quelque chose jetait une ombre, quelque chose que chacun se refusait à voir dans l’autre. Un message du destin : voici que ta mort entre en scène.
Lors de son premier rendez-vous au cabinet de son dernier psychanalyste après une journée de tournage laborieux, Marilyn arriva avec une demi-heure de retard. Le Dr Greenson remarqua qu’elle portait un pantalon ample. Sur le fauteuil qu’il lui désigna, elle se tenait très droite, assise comme si elle attendait quelqu’un dans le hall d’un hôtel.
— Vous êtes en retard, lança-t-il.
Joueur d’échecs, il aimait les ouvertures qui déséquilibrent l’autre joueur.
— Je suis en retard parce que je suis en retard avec tout le monde, à tous mes rendez-vous. Il n’y a pas que vous que je fais attendre, répondit Marilyn touchée à vif.
Plus tard, se remémorant ces mots, Greenson pensait : la première séance, il faut toujours la prendre comme une dernière séance. Tout ce qui sera important par la suite s’y trouve déjà dit, même si c’est parfois entre les mots. Elle continuait, d’une voix où la colère se mêlait à la tristesse :
— Depuis le début du tournage, George Cukor a comptabilisé trente-neuf heures de perdues pour la production. Je suis toujours en retard. Les gens s’imaginent que c’est par arrogance. C'est exactement le contraire. Je connais des tas de gens qui sont parfaitement capables d’être à l’heure, mais c’est pour ne rien faire sinon rester assis à se raconter leur vie ou toutes sortes de conneries. C'est ça que vous attendez ?
L'analyste, qui avait déjà soigné des actrices folles, fut frappé par la manière de parler inarticulée, terne, et par l’absence d’affects. Elle disait sans douleur des choses douloureuses. Elle avait dû se bourrer de calmants, car elle réagissait peu. Elle semblait lointaine, ne comprenait pas le plus simple trait d’esprit et tenait des propos incohérents. Elle voulut s’allonger tout de suite sur le divan pour une séance d’analyse freudienne comme celles auxquelles elle avait été habituée à New York. Alarmé par son état, l’analyste n’envisageait pas le divan et proposa une thérapie de soutien en face à face.
— Comme vous voudrez, dit-elle. Je vous dirai ce que je peux. Comment répondre à ce qui vous engloutit ?
Lors de cette séance il l’interrogea sur les événements de sa vie quotidienne. Elle se plaignit du rôle qu’on lui faisait jouer dans ce film qu’elle détestait. De Paula Strasberg, la femme de son professeur de théâtre de New York, qu’elle avait imposée comme coach sur le tournage et qui lui préférait sa propre fille Susan. De Cukor, qui visiblement ne l’aimait pas et l’avait rabrouée.
— « On se figure être quelqu’un d’original, il m’a dit, doucereux ; on croit que tout est singulier et différent en nous. Mais c’est incroyable à quel point on est l’écho des autres, de sa famille et de la façon dont l’enfance nous a donné forme et contours. » Forme et contours, tu parles ! Ce vieux pédé. Qu’est-ce qu’il connaît de ce corps où il me faut vivre ?
Après un long silence, Marilyn fit état de son insomnie chronique pour justifier sa consommation de drogues. Elle révéla qu’elle changeait de médecin fréquemment, consultant les uns à l’insu des autres. Elle montra des connaissances ahurissantes en psychopharmacologie. Greenson découvrit qu’elle prenait régulièrement du Demerol, analgésique narcotique analogue à la morphine, du Penthotal de sodium, dépresseur du système nerveux utilisé aussi en anesthésie, du Phenobarbital, un barbiturique, et enfin de l’Amytal, autre barbiturique. Souvent, elle se les administrait par voie intraveineuse. Il s’indigna du comportement des médecins et lui conseilla instamment de n’avoir désormais qu’un seul médecin traitant, Hyman Engelberg, auquel il confierait les aspects corporels de sa maladie.
— Vous êtes tous les deux des personnalités narcissiques et je pense que vous allez vous entendre.
Enfin, il lui recommanda de ne plus prendre des médicaments par voie intraveineuse et de renoncer au Demerol, aux conséquences catastrophiques en cas d’abus.
— Laissez-moi faire et décider ce dont vous aurez besoin.
Décidément, ce médecin la déroutait : il l’écoutait mais résistait à sa demande d’être calmée, chérie, remplie. Ils se séparèrent.

Rentrée chez elle, le soir, Marilyn repensa à l’homme calme et doux qui l’avait examinée avec une certaine froideur. Ses yeux masquaient sous le défi une douceur fatale. Quand elle lui avait demandé si elle allait faire avec lui une vraie analyse, allongée sur le divan comme chez le Dr Kris, il avait répondu qu’il ne valait mieux pas. « Il faut être modeste. Nous ne visons pas à des changements profonds, puisque vous allez bientôt repartir pour New York, retrouver votre mari et reprendre votre cure là-bas. » Le mot modeste l’avait blessée. Elle avait pleuré. L'analyste répondit que ce n’était pas un reproche qu’il lui faisait mais un objectif qu’il se fixait à lui-même. C'est étrange, tout de même, repensait Marilyn, étrange qu’il ne m’ait pas proposé de m’allonger. Ça m’étonne toujours qu’un homme ne veuille pas me voir horizontale. Voir mon cul quand je lui tourne le dos. Un verre en main, regardant le blanc du mur et le noir de la tenture qui occultait son bungalow, elle continua à se remémorer leur séance. Le Dr Greenson n’a pas d’arrière-pensées, je crois. Ça tombe bien qu’il ne m’ait pas proposé de m’étendre. Il avait peut-être peur. De moi ? De lui? C'est mieux ainsi. Moi, j’avais peur. Pas de lui. Ce n’était pas une peur sexuelle. Let’s Make Love (Faisons l’amour), ce n’est pas seulement le titre du film. Avec Yves, j’ai pris ce titre à la lettre. Avec le docteur, il ne s’agira pas d’amour. En fait, elle n’aimait pas qu’on lui demande de se coucher, elle avait peur de la nuit, peur de la commencer, peur qu’elle ne finisse pas. L'amour, souvent, elle le faisait debout, de jour.
Marilyn dernières séances
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