Los Angeles, Wilshire Boulevard, automne 1961
Elle n’aimait plus les voitures, ne voulait plus en avoir une à elle. Elle avait vendu la Cadillac noire convertible aux sièges en cuir rouge, donné la Thunderbird noire à Strasberg, renoncé à la Cadillac blanche louée pour le tournage des Désaxés. Marilyn se fit conduire par Ralph Roberts dans la direction de l’océan. Sur Wilshire, elle vit les maisons basses éparpillées sans dessein autour de l’axe interminable. Quelque chose de faux émanait de ce non-lieu, de ces bâtiments sans qualités. Elle se souvint de la première fois qu’elle s’était rendue aux studios de la Fox pour un test en Technicolor. Elle avait visité les décors, ces rues et ces squares représentant tous les climats et les époques, en apparence si solides. Elle avait eu du mal à se convaincre de l’irréalité des façades dont le revers montrait la structure de planches et de plâtre. L'ensemble formait un écheveau de temps, un espace de rêve, mais si crédible. Ici, l’illusion était inverse. Marilyn se dit qu’il fallait beaucoup d’imagination pour croire que ces décors de carton-pâte étaient de vraies maisons, où de vraies gens se débattaient avec l’amour, la cruauté, l’argent. Il n’y avait personne sur les trottoirs. Personne ne marche dans cette ville, sauf moi, pensait-elle.
Elle fit arrêter la voiture et continua à pied, sans but. Prenant à gauche vers Pico, elle resta un temps à regarder depuis le pont au-dessus du Santa Monica Freeway les voitures se croiser dans le rose du soir, une procession d’animaux las. Comme des images proférées dans un rêve, elle déchiffra les tracés des phares blancs : des yeux vides qui ne regardaient rien. Quand la nuit tomba complètement, elle aperçut un homme arrêté devant une station-service. Elle le dépassa. Bien qu’elle portât sa perruque noire, l’homme, très jeune, la reconnut. Il aurait eu bien du mal à imaginer Marilyn Monroe une heure plus tôt lisant Dostoïevski, Marilyn qui depuis des années aimait s’entretenir avec le poète et écrivain Carl Sandburg et avait suivi des cours de littérature à l’UCLA : elle était follement belle et enfermait l’homme entre désir et effroi. Elle n’était qu’un corps. Un corps à pénétrer en espérant rester quitte de l’âme qui s’y tenait.
L'homme la fit monter dans son Oldsmobile marron et la mena dans une petite maison verte sans étage aux peintures décrépites, à deux blocs de la plage, dans une rue de Venice Beach. Superba Avenue. Santa Clara? Milkwood ? San Juan ? Qu’importait. Si, il faudrait s’en souvenir demain quand elle raconterait ça au docteur. « Les détails, il n’y a que ça qui compte, les noms, les noms... » Et puis, Venice, c’était là qu’était la tombe de la mère de sa mère, Della, la folle qui avait tenté de l’étouffer sur un oreiller quand elle était bébé. Elle l’avait raconté au sauveur. Il avait même fait un jeu de mots entre mother (mère) et smother (étouffer).
Ensuite, elle avait demandé à l’homme de la prendre par-derrière, vraiment par-derrière, avait-elle précisé. Surpris, il eut le sentiment d’un don, d’un cadeau qu’elle lui faisait. Elle livrait le plus intime de son être, la plus ancienne part d’elle-même. Elle s’était allongée sur le ventre. Il s’était enduit du gel qu’elle lui avait tendu et il l’avait pénétrée, immobile et brûlante, pas très longtemps, mais avec vigueur et même avec hargne. Relevant d’une main les cheveux qui couvraient son profil gauche, il la vit serrer dans son poing droit un peu du drap chiffonné, comme si c’était un doudou, une chose tendre et tiède, odorante. Elle le frottait doucement contre le bas de son visage. Il lui demanda : «C'est bon, tu me sens? » Puis : « Je ne te fais pas mal, dis ? Tu veux que j’arrête? » Elle ne répondit à aucune des questions, et continua de frotter simplement le drap à ses lèvres sans rien dire. Il dut se retirer, triste de sa tristesse. Ils se séparèrent en se disant des mercis maladroits.

Elle rapporta cette scène à Greenson le lendemain.
— Je sens dans votre récit une rêverie, comme si cela n’était pas réellement vécu. Vous étiez là, mais en même temps, ce n’était plus vous. Vous cherchiez en fait à vous délier de l’emprise de cet homme. Le drap est ce que nous appelons « un objet transitionnel ». Nous avons tous nos objets transitionnels. Le plus frappant est cette boucle que vous faites sur vous-même. Comme si vous disiez à l’homme : « Tu n’auras pas ma bouche, tu n’entendras pas ma voix. L'anus, force-le tant que tu veux, c’est comme si ce n’était plus une partie de moi. » Vous savez, contrairement à la bouche, qui est pour nous associée à la voix et à l’identité, l’anus est lié à la honte, à la dépossession, au gâchis, à la vulnérabilité.
Elle n’avait rien répondu. Elle avait senti quelques larmes couler, qu’elle n’essuya pas.
Marilyn dernières séances
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