Hollywood, Beverly Hills Hotel, West Sunset Boulevard, janvier 1960
Pendant quelque temps, les séances reprirent chez Marilyn. Déprimée et à bout de forces, elle ne pouvait se déplacer au cabinet de son analyste. Dans le bungalow du Beverly Hills Hotel, Greenson commença l’entretien suivant avec les questions habituelles sur les premières années et l’enfance. Marilyn se tut longtemps, puis lâcha seulement un nom : Grace.
— Qui était-elle pour vous ?
— Personne, une amie de ma vraie mère, enfin, je veux dire : la fausse. La vraie, c’est Grace : elle voulait faire de moi une star du cinéma. Ma mère, je ne sais pas ce qu’elle voulait faire de moi. Une morte? C'est étrange, il n’y a qu’à vous que je peux le dire. Je dis toujours aux journalistes que ma mère est morte. Elle vit toujours, mais je dis vrai quand je dis qu’elle est morte. Quand on m’a mise à l’orphelinat d’El Centro Avenue, je criais : Non je ne suis pas orpheline. J’ai une mère. Elle a des cheveux rouges et des mains douces. Je disais vrai, sauf qu’elle ne posait jamais ses mains sur moi.
Greenson jugea que ce n’était pas un mensonge, cette histoire de mère morte. La morte était vivante, en effet, mais Marilyn disait vrai quand elle pensait que vivante, sa mère était comme une morte. Il n’interpréta pas.
— Vous avez étudié quoi, avant de devenir actrice ?
— Je n’ai pas fini mes études secondaires. Je posais, j’étais modèle. Je me regardais dans les glaces ou dans les gens pour savoir qui j’étais.
— Vous avez besoin du regard des autres pour ça ? Des hommes?
— Pourquoi des hommes seulement? Marilyn n’existe pas. Quand je sors de ma loge de plateau, je suis Norma Jeane. Et même quand la caméra tourne. Marilyn Monroe n’existe que sur l’écran.
— C'est pour ça que vous êtes si angoissée de devoir tourner? Vous avez peur d’être volée de votre image par le cinéma? Ce n’est pas vous, cette femme sur l’écran? L'image vous donne vie, et en même temps, elle vous tue ? Et le regard réel des gens réels dans la vie réelle ?
— Trop de questions, docteur ! Je ne sais pas. Les hommes ne me regardent pas. Ils jettent les yeux sur moi, ce n’est pas pareil. Vous, c’est différent. La première fois que vous m’avez reçue, vous m’avez regardée comme du fond de vous-même. Comme s’il y avait quelqu’un en moi, à qui vous alliez me présenter. Ça m’a fait du bien.
Il fallut quelque temps au psychanalyste pour remarquer une chose singulière, inquiétante. Entre deux regards, quand personne ne faisait attention à elle, son visage se relâchait, se défaisait, mourait.

Greenson la trouva intelligente mais s’étonna de la voir aimer la poésie, le théâtre et la musique classique. Arthur Miller, son troisième mari, épousé quatre ans plus tôt, avait entrepris de l’éduquer et pour cela elle lui gardait sa gratitude. En même temps, elle exprimait un ressentiment venimeux contre lui : froid, insensible, attiré par d’autres femmes et dominé par sa mère. À cette époque, son mariage commençait à vaciller. Yves Montand n’était qu’un facteur déclenchant. Les vraies raisons de son éloignement de son mari étaient ailleurs.
L'analyste n’hésita pas à rencontrer Miller et trouva qu’il tenait vraiment à sa femme et était sincèrement préoccupé de son état, même si de temps en temps il se fâchait et la rejetait. « Marilyn a besoin d’amour et de dévouement, sans conditions, lui dit l’analyste. À moins de cela tout lui est intolérable. » Par la suite, Greenson pensa qu’elle avait fini par chasser Arthur Miller pour des raisons sexuelles. Elle se croyait frigide et avait de la peine à avoir plus de quelques orgasmes avec le même homme.
Après la mort de Marilyn, une chose lui confirma ce sentiment qu’il avait eu en la regardant la première fois : elle avait un corps mais elle n’était pas ce corps. « En fin de compte, lui avait dit Miller, les yeux dans le vide, quelque chose de l’ordre du divin émergeait de cette désincarnation. Elle était complètement incapable de condamner, de juger ; même des gens qui lui avaient fait du mal. Etre auprès d’elle, c’était être accepté, entrer dans une zone lumineuse et sanctifiante après avoir quitté une vie où le soupçon régnait en maître. Elle était moitié reine, moitié enfant abandonnée, parfois agenouillée devant son propre corps, parfois désespérée à cause de lui. »

Le psychanalyste rapporta peu après à son collègue Wexler ses impressions de débuts de cure. « Quand l’angoisse monte en elle, elle se met à agir en orpheline, en enfant abandonné, en masochiste qui provoque les autres et fait tout pour qu’ils la maltraitent et abusent d’elle. L'histoire de son passé se fixe de plus en plus sur les traumatismes que vivent les orphelins. Cette femme de trente-quatre ans continue de fonctionner sur l’idée qu’elle n’est qu’une enfant abandonnée et sans défense. Elle se sent insignifiante, dénuée d’importance. En même temps, sexuellement insatisfaite, elle retire une fierté immense de sa propre apparence. Elle se juge très belle, voire la plus belle du monde. Quand elle doit apparaître en public, elle fait tout pour se rendre séduisante et donner une bonne impression, alors que chez elle, quand personne ne la voit, elle peut complètement négliger sa tenue. Embellir son corps est pour elle le principal moyen d’acquérir une certaine stabilité et de donner un sens à sa vie. J’ai essayé de lui dire que, selon mon expérience, les femmes vraiment belles ne le sont pas tout le temps. À certains moments, sous certains angles, elles sont banales, laides. Et c’est cela, la beauté, pas un état, un passage. Elle n’a pas semblé comprendre ce que je disais », conclut Greenson en quittant son associé à qui il ne laissa pas la possibilité d’une réponse. Wexler le connaissait bien, il savait que ce n’était pas les réponses qui manquaient à Ralph Greenson, mais les questions.
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