Santa Monica, Franklin Street, 8 août 1962
On affirmait déjà que Marilyn Monroe avait été
tuée. Dès le lendemain de sa mort avaient commencé les questions
sur le rôle de son dernier psychanalyste, les insinuations d’avoir
contribué au crime, les accusations de l’avoir commis. Puis, au fil
des années, le portrait de Greenson noircit. Il apparaissait comme
une sorte de Docteur Mabuse l’ayant manipulée jusqu’à ce que folie
et mort s’ensuivent, tandis qu’Eunice était devenue la
réincarnation de Mrs Dan-vers, l’atroce gouvernante qui terrorisait
la deuxième Madame de Winter dans Rebecca. Les versions selon lesquelles l’analyste
aurait été le commanditaire ou l’exécutant d’un meurtre furent peu
nombreuses et étayées sur un ou deux témoignages peu crédibles. Les
mobiles variaient : jalousie amoureuse, complicité avec les frères
John et Robert Kennedy, exécution sur ordre d’un mafieux,
participation à un complot communiste. Plus plausibles en revanche
apparurent les scénarios qui l’accusaient d’avoir tué sa patiente
par un acte médical erroné mais involontaire.
John Miner voulait comprendre. La deuxième version
de Greenson, qui laissait penser à un meurtre, exonérait le
psychanalyste du sentiment de culpabilité de n’avoir pas su
empêcher sa patiente de mourir. Mais sa première version, celle du
suicide, pouvait aussi bien masquer sa culpabilité réelle s’il
avait participé à sa mise à mort. Etait-elle morte d’une
combinaison létale de Nembutal et d’Hydrate de chloral, ou d’un
mélange fatal de soin psychanalytique et de folie amoureuse ? La
principale question restait pour Miner celle de sa participation
dans un premier temps à une mise en scène de suicide, puis au
camouflage des traces d’une mort non volontaire. Ceci ne
corroborant pas nécessairement une complicité de meurtre, sauf si
l’on considère que la culpabilité commence avec l’effacement des
traces du crime, comme l’écrit Freud dans un de ses derniers textes
que Greenson aimait à citer lorsque Miner suivait ses cours à
l’UCLA. Mais pourquoi Greenson aurait-il agi ainsi? Cette mort
impliquait-elle un pouvoir politique auquel il était lié, un
mouvement subversif dont il était proche, un milieu qui le tenait,
ou simplement était-elle l’illustration de l’échec de la
psychanalyse qui n’avait pas pu sauver l’actrice?
Miner appela Greenson.
— Je voudrais vous interroger, que vous me
racontiez toute l’histoire.
— Quelle histoire? répondit l’analyste. Vous savez
bien qu’il n’y a jamais une histoire. Il n’y a qu’une histoire
d’histoires. Ce que je vous dirai ne sera pas l’histoire des
dernières années ou des dernières heures de Marilyn, ni même cette
histoire comme je l’ai vécue. Dans ce que je vous raconterai, je ne
vous demanderai pas de croire que tout est vrai, mais que tout est
nécessaire. Vous n’entendrez que sa voix et aussi la mienne, si je
peux ajouter quelque chose à ces enregistrements qui parlent
d’eux-mêmes. Ces années, les plus belles de ma vie et les plus
terribles, je veux bien les revivre avec vous. Venez ce soir, à
dix-sept heures, après l’enterrement.
Miner fut abrupt. À peine assis, il lança :
— Répondez-moi d’abord, pourquoi avez-vous dit
d’abord : « Marilyn Monroe s’est suicidée »?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit quand j’ai appelé
la police. J’ai dit : « Marilyn Monroe est morte d’une surdose. »
Ce qui n’excluait pas qu’on la lui ait faite. Ce n’est qu’ensuite
que j’ai dit qu’elle s’était donné la mort. J’aurais pu dire : «
Elle s’est donné la vie. » Ils n’auraient pas compris qu’on puisse
vouloir mourir parce qu’on est dégoûté non de la vie mais de la
mort. De cette mort amère qu’on boit pour l’oublier, qu’on avale
dans les crises d’angoisse et qui vous lève le cœur. Jamais on ne
saura la vérité de cette mort, car la thèse du suicide et celle du
meurtre ne s’opposent que dans les actes et les motivations
conscientes. Pour l’inconscient le suicide est presque toujours un
meurtre, et le meurtre parfois un suicide. Un jour, Marilyn m’a dit
: « Je n’ai pas peur de mourir. C'est déjà fait. » Tout le monde a
peur de la mort, ai-je répondu. Nous ne savons rien d’elle. Devant
cette peur présente en chacun de nous à des degrés divers, la
croyance au paradis et à l’immortalité est certainement un secours.
J’accepte que, désespéré et à l’agonie, on ait recours à cette
idée. Mais je combats l’idée qu’on puisse vivre en escomptant cette
immortalité. Nous avons tous peur de la mort, mais le meilleur
moyen de l’affronter décemment est de vivre bien. Quelqu’un qui a
bien vécu, qui a eu une vie riche et bonne peut affronter la mort.
Il la craint, la rencontre et meurt décemment. Oui, je crois que la
seule immortalité que nous puissions espérer est de vivre un temps
dans le souvenir que les autres garderont de nous.
— De qui parlez-vous ? À qui ? coupa Miner,
interloqué par cette évocation clinique et philosophique.
Lorsque Miner poursuivait son interrogatoire, il
restait à Greenson une quinzaine d’années pour se souvenir de
Marilyn et affronter sa propre mort. Lors d’un colloque organisé
par l’UCLA en octobre 1971, Les morts
violentes, aperçus, le psychanalyste donnera une conférence
où il évoquera son rapport à la mort violente, donnée ou reçue. «
Notre fascination pour la mort mêle des sentiments et des
impulsions conscients et inconscients. Elle suscite l’effroi, le
dégoût, la haine, mais elle peut aussi être séduisante, glorieuse,
irrésistible. » Il cite Freud : « On ne peut se représenter la
mort, la nôtre. » « C'est pour cela que les films sont pleins
d’images de mort, parce qu’elle est inimaginable »,
ajoute-t-il.
Puis il aborde le suicide, dont il remarque
l’incidence croissante, citant entre autres auteurs ceux qui
avaient été chargés par le procureur de Los Angeles d’analyser la
probabilité de celui de Marilyn, les Drs Robert Litman et Norman
Farberow. Marilyn lui avait dit un jour : « Se tuer est une chose
qui nous appartient. Un privilège, pas un péché ou un crime. Un
droit, même si ça ne mène nulle part. » Greenson avait appris qu’en
1950 déjà une tentative au Nembutal s’était soldée par une note
laissée à Natasha Lytess, lui léguant la seule chose de valeur que
possédât Marilyn : une étole en fourrure. Il connaissait aussi la
tentative en 1959 lors du tournage de Certains
l’aiment chaud, et deux ans plus tard il s’était lui-même
porté à son secours pendant Les
Désaxés, croyant éviter de justesse un passage à
l’acte.
Dans son article, citant le poète E.E. Cummings,
mort la même année que Marilyn, le psychanalyste oppose mourir et
être mort. Il évoque un patient qui avait tenté de se tuer pour
éviter de mourir et avance que la peur de mourir peut accompagner
le désir d’être mort. Il évoque aussi une patiente qui lui avait
fait promettre, si elle entrait dans une maladie fatale, de rester,
lui ou un autre médecin qu’elle aimait beaucoup, à son chevet, même
si elle était totalement inconsciente, jusqu’à ce qu’il soit
absolument certain qu’elle fût morte. Pour Marilyn aussi – il ne la
cite jamais dans cet article, mais elle lui inspira peut-être ces
lignes – la mort n’était qu’une forme de la solitude, un peu plus
dure, un peu trop longue. Elle avait joué aux échecs contre la
mort, elle avait perdu.
Ralph Greenson ne cessa ensuite de se justifier du
rôle qu’il avait joué dans les derniers temps de la vie et de la
mort de Marilyn, mais il semblait l’avoir oubliée, elle. À Vienne,
à l’été 1971, il rencontre Paul Moor, journaliste international et
musicien. Ils parlent. De musique surtout, et un peu de Marilyn. «
Plus que tout, dit-il très à l’aise, elle avait besoin de cette
chaleur affectueuse que notre famille lui donnait. Quelque chose
qu’elle n’avait jamais connu et ne pouvait plus connaître à cause
de sa célébrité. » Devant la télévision allemande, il déclare peu
après : « Les gens les plus beaux peuvent croire qu’on les désire,
pas qu’on les aime. »