Santa Monica, Franklin Street, début septembre
1960
Quand John Huston prit l’avion pour Los Angeles
afin d’y rencontrer Greenson, il ne voulait pas seulement savoir ce
qu’il en était de la dépression de l’actrice, mais discuter du
projet de son film sur Freud pour lequel il rencontrait des
difficultés. Il connaissait l’hostilité du psychanalyste au projet
et son influence sur Marilyn, et tentait ainsi une dernière chance
pour s’assurer de son soutien.
« J’ai fait le trajet Reno-Los Angeles, rien que
pour voir Greenson, dit le cinéaste à Arthur Miller. Pas pour la
voir, elle. Qu’elle se démerde avec ses pilules. Mais lui, ce
salaud, il bloque depuis deux ans mon projet Freud. Elle a surgi en
plein milieu de notre conversation et je n’ai pas pu faire dire à
son psychanalyste qu’elle devait tourner mon Freud. » À ce moment-là, Huston comprit que la
participation de Marilyn avait définitivement sombré. Il préparait
ce film depuis des années et lui avait proposé le rôle plusieurs
mois avant, lorsque finalement elle refusa d’y incarner Cecily.
Dans le scénario écrit par Sartre et le metteur en scène lui-même,
ce personnage condensait en une seule figure diverses patientes de
Freud, ces hystériques du ventre desquelles était sortie la
psychanalyse. Le film devait montrer comment Freud soignait la
pathologie sexuelle par la parole et retracer ainsi l’histoire de
l’invention de la psychanalyse. Huston aimait beaucoup faire
remarquer que le cinéma était né exactement la même année que la
découverte freudienne, en 1895.
Lorsque Marilyn apprit que Huston préparait ce
projet, elle ressentit aussitôt un vif intérêt. « Je veux vraiment
que tu sois Cecily dans mon Freud, et
Monty sera le docteur des hystériques ! » Elle était aux anges. «
Patiente, je connais ; impatiente aussi », répondit-elle. Tout en
sachant qu’il la détestait, elle était tout de même très tentée de
jouer ce rôle pour Huston et ne regrettait pas d’avoir tourné sous
sa direction son premier film important, Asphalt Jungle, et tout récemment Les Désaxés. Un peu superstitieuse, elle regardait
comme un destin de n’avoir jamais fait plus de deux films avec le
même réalisateur. Mais quelques jours plus tard, elle dit au
metteur en scène : « Je ne peux pas le jouer. Anna Freud refuse
qu’on tourne la vie de son père. C'est mon analyste qui me l’a dit.
Tant pis pour Freud, il m’attendra en jouant avec ses antiquités !
»
En l’occurrence, Greenson tentait de concilier les
intérêts de son héritage intellectuel avec ceux de sa patiente dont
il était devenu l’agent et gérait les enjeux de carrière et les
contrats financiers. Lorsque le cinéaste lui avait parlé, il avait
été catégorique.
— Des images freudiennes à l’écran, d’accord. Des
images de Freud, pas question.
— Je ne comprends pas, avait répondu Huston. La
psychanalyse, ça parle de sexe, d’amour, d’images oubliées, celles
que Freud voulait entendre, mises en mots.
— Freud était un visuel, c’est vrai, mais ne
supportait pas qu’on le photographie. Un film sur lui est un
contresens.
— Pas d’accord ! Il a inventé cet étrange
dispositif du divan et du fauteuil pour que le patient et
l’analyste ne se regardent pas mais voient les images que projette
la parole. C'est ça que je vais montrer dans mon Freud. Ça qui est aussi au cœur du cinéma : le
regard tourné vers un secret derrière l’écran, vers ce qu’on ne
voit pas. L'écoute interrogeant les images. Après tout, vous
psychanalystes, vous venez de l’hypnose où l’on fixe quelqu’un les
yeux dans les yeux pour faire revenir à ses lèvres les mots
oubliés. Dites-moi : ce refus de montrer la psychanalyse au cinéma,
c’est dû, comme vous le dites, à une opposition de fond entre eux,
ou, comme vous le savez, à une trop grande proximité?
— Ni l’un ni l’autre, dit Greenson. C'est dû au
fait qu’Anna est toujours vivante et gardienne de la mémoire de son
père.