Los Angeles-New York, mars 1960
Née à Los Angeles, Marilyn eut pour New York un
attachement profond depuis son premier séjour à la fin 1954. Tandis
que, starlette, elle étudiait à l’Actors Lab de Los Angeles, elle
voyait déjà la métropole de l’Est comme un lieu magique, loin,
loin, où les acteurs et les metteurs en scène feraient autre chose
que de discuter tout le temps de plans rapprochés ou d’angles de
prises de vues. Elle rêvait de se plonger dans une vie plus riche
en réflexion, avec moins d’images et plus de mots entre les
gens.
Avec son ciel et sa température toujours les
mêmes, Los Angeles lui semblait dormir dans la tiédeur. Marilyn
quitta sa ville comme dans un lit on s’écarte d’un corps trop
proche, trop chaud, quand on sent qu’il faut être seul pour être
soi. Les villes sont des corps. Il y a des villes de peau et des
villes d’os. Marilyn voulait s’établir au cœur d’une ossature. Par
la suite, durant ce qui lui resta de vie, elle aima retrouver New
York, la ville debout. Cette verticalité, cette structure tendue
vers le ciel, la dépaysait de sa ville natale, toute couchée et
presque plane à l’exception au nord des collines d’Hollywood, et au
sud des gratte-ciel du quartier du port. Los Angeles restera la
ville où l’on brille, où l’on flambe, où le soleil accable tout de
sa lumière droite et terrible et fait des rues et des maisons un
miroitement plat de mirage. Comme l’idée de l’éternité ôte le
sommeil à celui qui s’en obsède, le ciel californien donne trop de
lumière aux paysages urbains, et trop peu d’ombre aux âmes qui
voudraient y errer.
Depuis le premier instant où elle avait débarqué à
Manhattan, six ans plus tôt, ce fut là sa ville. La ville. La ville
où l’on pense. À New York, Marilyn ne fut jamais désorientée.
Réorientée plutôt, trouvant là ce qu’elle avait longtemps cherché.
C'était au milieu de ces ombres, ces gris, qu’elle se trouvait le
mieux. Se laissant gagner par l’impression vertigineuse mais lucide
de tomber en soi-même et de céder à une poussée inexprimable, elle
avançait dans la beauté. Le passage des saisons, la véhémence des
éléments, tout la mettait en éveil. Elle pensait à la ville, elle
pensait par la ville. Elle pensait que les plus belles photos qu’on
faisait d’elle étaient comme New York, comme le jeu des échecs, en
noir et blanc.
Au cours de son analyse avec Greenson, Marilyn
retourna à Manhattan une première fois en mars, juste après avoir
reçu le Golden Globe de la meilleure actrice pour Certains l’aiment chaud. Après un semestre de
thérapie achevé avec le tournage du Milliardaire , elle retourna à New York pour s’y
établir quelque temps. La dernière séance avant son départ, elle
confia un rêve qui revenait souvent :
— Je suis enterrée dans le sable, et j’attends
couchée que quelqu’un vienne et me désensevelisse. Je ne peux le
faire toute seule.
Elle associa ce rêve avec un souvenir.
— Ana, ma tante Ana, comme je l’appelais, mais
elle n’était pas ma tante, juste la meilleure de toutes les mères
chez qui on m’a placée – je suis restée chez elle quatre ou cinq
ans – elle est morte quand j’avais vingt-deux ans. Le lendemain, je
suis entrée dans sa chambre et je me suis couchée sur son lit...
sans bouger, comme ça. Je suis restée allongée plusieurs heures sur
son lit. Puis je suis allée au cimetière et j’ai vu des ouvriers
qui creusaient une tombe. Je leur ai demandé si je pouvais
descendre. Ils m’ont dit : aucun problème. Je suis descendue par
l’échelle. Je me suis couchée au fond du trou et j’ai regardé le
ciel au-dessus de moi. La terre est froide sous votre dos, mais la
vue est imprenable.
— Vous l’aimiez? demanda Greenson troublé par
certains détails de ce récit trop horribles pour être vrais.
— Sûr. Si ce mot a un sens, ce n’est pas entre un
homme et une femme. Je n’ai jamais trouvé – avant ou après Ana –
l’amour, celui qu’on voit envelopper les autres enfants dans les
maisons. Ou, dans les films, cette lumière mystérieuse qui éclaire
le visage des stars. J’ai fait des compromis. J’ai cherché à
attirer l’attention sur moi. Quelqu’un qui me regarde et qui dit
mon nom : pour moi, c’est ça, maintenant, l’amour.
Dans la brûlure de New York en juillet, comme le
lui avait recommandé Greenson, Marilyn retrouva son mari, Arthur
Miller, et son analyste, Marianne Kris. Mais elle se séparera
bientôt et en même temps de l’un et de l’autre. Elle avait été en
cure trois ans avec Kris, et avant cela, deux ans avec Margaret
Hohenberg. Mais maintenant, il y avait Romi, qu’elle appelait
chaque jour. Très exaltée, elle dit à sa femme de chambre Lena
Pepitone : « Enfin, je l’ai trouvé. C'est mon sauveur. Il s’appelle
Roméo. Tu crois ça ? Je l’appelle mon Jésus. Mon sauveur. Il fait
des choses formidables pour moi. Il m’écoute. Il me donne du
courage. Il me rend intelligente. Il me fait penser. Je peux
affronter n’importe quoi avec lui, je n’ai plus peur. » Puis elle
téléphona à Greenson : « Je suis amoureuse de Brooklyn, je veux
vivre là et n’aller sur la côte que lorsque j’aurai à tourner un
film. »
Le lendemain, dans la ligne C du métro qui la
menait à Broadway, elle vit sur la banquette qui lui faisait face
une femme sans âge, habillée en robe de poupée à fanfreluches
roses, chaussures à bride, roses également, socquettes en dentelle,
diadème de faux brillants, tétant un biberon. Terrifiée, elle
appela son sauveur dans la nuit.