Los Angeles, Beverly Hills, fin août 1960
Au cours des prises de vues des Désaxés, dans le wagon-ranch leur servant de loge
de maquillage, Clark Gable observait Marilyn effondrée. Une scène
l’avait brisée. Roslyn empêchait les trois hommes de soumettre et
de tuer le cheval mustang qu’ils vendraient ensuite pour faire des
aliments pour animaux. La séquence se terminait par un plan très
dur. A contre-ciel, le corps coupé en deux par la ligne d’horizon,
elle se retournait vers Clark Gable et lui criait : « Je te hais. »
Ce n’était pas la bête qui souffrait, c’était elle. Elle souffrait
physiquement, elle ne pouvait plus se dire que c’était du cinéma,
juste des images. Elle n’était qu’un corps de détresse dans la
lumière des flashs. Les images qu’on prenait d’elle, qui jadis lui
faisaient du bien, devenaient une blessure, une peau arrachée
lambeau par lambeau. Ensuite, chaque fois que des photographes
agglutinés lançaient leurs appels pour qu’elle tourne les yeux vers
leurs objectifs, ou qu’elle levait la tête et rentrait son visage
dans l’ombre, elle se sentait comme le cheval qu’on dompte de la
voix, qu’on attache au lasso pour qu’il ne bouge pas, jusqu’à
n’être plus qu’une chair paralysée de peur et de haine.
« Ma poulette, lui dit Gable, on doit tous partir
un jour, qu’il y ait à cela une raison ou pas. Mourir est aussi
naturel que vivre. Les gens qui ont peur de mourir, ces gens ont
trop peur de vivre. C'est ce que j’ai toujours vu. Alors, la seule
chose à faire c’est oublier. »
Une même question revenait dans les esprits :
Marilyn va-t-elle travailler aujourd’hui ? Son dernier film l’avait
épuisée et ses déboires sentimentaux s’accumulaient. Son aventure
avec Yves Montand était terminée. Miller, qui avait écrit la
nouvelle servant de base au scénario dans le Nevada à une époque où
il attendait que son premier divorce fût prononcé, se retrouvait
maintenant au même endroit tandis que son mariage avec Marilyn
tirait à sa fin. Voir Marilyn, dans les premières scènes du film,
se rendre au tribunal pour divorcer le peinait comme l’image venue
d’un rêve auquel on veut s’arracher. Mais en dépit des tensions,
c’était souvent auprès de lui que Marilyn cherchait de
l’aide.
Pour l’encourager, on fit débarquer Lee Strasberg,
qui apparut dans le désert en habit de cow-boy, chemise écossaise,
pantalons de cuir, bottes pointues à breloques. Le voyant ainsi,
lui, toujours vêtu comme un curé marxiste, Marilyn pleura de rire.
Strasberg ne réussit pas à la faire renoncer aux vingt comprimés
quotidiens de Nembutal, dont elle accélérait l’effet en crevant
leur capsule à coups d’épingle. Le samedi 20 août, la veille de la
première du Milliardaire au Crest
Theater de Reno, à laquelle Montand et Signoret étaient invités,
Marilyn restait introuvable. L'après-midi, la Sierra prit feu et
des panaches de fumée noire obscurcirent le ciel. Des avions
tentèrent en vain de déverser des produits pour arrêter la
progression du brasier. Les lignes alimentant la ville furent
coupées et Reno fut plongée dans le noir. La première fut annulée.
Sur la terrasse du Mapes Hotel désert, à la seule lueur de
l’enseigne du toit rétro-éclairée par la lumière blanche d’un
générateur, Marilyn buvait du champagne avec les techniciens du
plateau et regardait les incendies au loin dans la nuit.
Trois jours après, le tournage reprit, sans
Marilyn. Russ Metty, le chef opérateur, expliqua au producteur,
Frank Taylor : « Je ne peux pas la prendre. Ses yeux sont absents.
On ne peut pas la photographier. Si ça continue le film est fini. »
Le 26 août Marilyn dut à nouveau quitter le plateau des
Désaxés où elle ne retournera que le 6
septembre. Le bruit courait qu’elle avait échappé à la mort
volontaire grâce à un lavage d’estomac. Elle fut transportée à Los
Angeles par une chaleur torride. On la porta dans l’avion enroulée
dans un drap humide. Huston, prédisant ou espérant qu’elle
s’effondrerait définitivement et pourrait être remplacée, revint de
l’aéroport soulagé et retourna à sa table de jeu habituelle au
Casino en chantonnant Venezuela. Le
tournage était suspendu pour une durée indéterminée par décision de
la production.
Marilyn ne s’effondra pas tout de suite. Arrivée à
Los Angeles, elle se fit aussitôt conduire au Beverly Hills Hotel
et se rendit à un dîner mondain chez la veuve du cinéaste Charles
Widor. Le dimanche soir, Greenson et Hyman Engelberg, son
généraliste, décidèrent une hospitalisation. Ils l’informèrent
ensemble de la suspension du tournage, et lui conseillèrent une
semaine de repos, mais pas à l’hôtel ni chez elle. Hildi Greenson
ayant refusé un hébergement chez eux et United Artists s’engageant
à couvrir les frais d’une hospitalisation, Marilyn fut admise dans
une chambre confortable du Westside Westbrook Hospital, sur La
Cienega Boulevard. Sous le nom de Mrs Miller, elle y passa dix
jours et reçut la visite de Marlon Brando et de Frank Sinatra.
Greenson passait ses journées et une partie de ses nuits à son
chevet.
Pendant cet épisode, le psychanalyste apparut à
ses patients totalement absent et désorienté. Ses collègues
l’entendirent tenir des propos sur la fatalité des origines et les
destins irréparables. Puis il se reprit. À l’hôpital, il engagea un
suivi quotidien et téléphona à Huston pour l’assurer que Marilyn
retournerait sur le tournage sous huit jours. Furieux, Huston
répondit : « Si je ne peux terminer Les
Désaxés, c’en est fini de moi comme cinéaste. Personne ne
voudra me produire et m’assurer. » Des chroniqueurs révélaient que
Marilyn était très malade, plus qu’on ne pouvait le craindre, et
suivait un traitement psychiatrique. Engelberg ne put s’empêcher de
parler à la presse : « Mademoiselle Monroe souffre d’un épuisement
aigu et a besoin de beaucoup de repos. » Frank Taylor parla de
problèmes cardiaques et souligna que le film se faisait presque en
entier en extérieurs et avait été physiquement très éprouvant,
d’autant plus qu’il avait suivi immédiatement Le Milliardaire. Ce que ni l’un ni l’autre ne
pouvaient dire, c’est que Greenson l’avait trouvée bourrée de
sédatifs, Librium, Placidyl et hydrate de chloral.
De l’hôpital, elle ne put s’empêcher d’appeler
Yves Montand. Le standardiste du Beverly Hills Hotel lui transmit
que « Monsieur Montand ne pouvait la prendre ». Quand le
psychanalyste la vit après cet appel dans le vide, elle était comme
égarée et répétait : « Vous avez vu ce qu’il a dit, ce salaud, dans
son interview avec cette pute de Hedda Hopper ? Il dit que je suis
une enfant délicieuse, dépourvue de malice, qui s’est éprise de lui
comme une collégienne. Une gamine en chaleur. Il regrette d’avoir
cédé, par faiblesse envers une détresse enfantine. Il a même dit
qu’il m’avait baisée uniquement pour donner aux scènes d’amour du
film une intensité plus réaliste. »
Greenson tente de la persuader qu’elle doit à tout
prix reprendre le tournage. « Vous êtes dans une impasse. J’appelle
ça l’impasse de l’amour. Quand on y est pris, on ne peut faire du
mal à l’autre qu’en s’en faisant à soi-même. » Puis, chez lui, à
Santa Monica, il reçoit Huston venu aux nouvelles : « On ne peut
qu’attendre et faire attendre. Une star n’est plus un homme ou une
femme. C'est un enfant. Une star passe son temps à attendre.
Attendre entre deux films, entre deux scènes, entre deux prises de
la scène. On ne contrôle rien. Le temps ne vous appartient pas.
C'est très passif. Plus que les acteurs qui souvent deviennent
réalisateurs ou producteurs pour fuir cette attente, les actrices
ont l’habitude. L'attente est le destin des femmes. Il faut la
comprendre. Mais je me porte garant que dans quelques jours elle
pourra reprendre le film. » Huston est sur le point de couper court
aux exposés cliniques de Greenson lorsque l’apparition de Marilyn
au milieu de l’entretien vient confirmer les engagements de son
médecin. Bien éveillée, brillante, vibrante, elle lance au metteur
en scène un salut enjôleur. Puis elle se tourne vers l’analyste
avec le sourire gêné d’un enfant surpris en train de se toucher : «
Je suis consciente du mal que m’ont fait les barbituriques. Mais
c’est fini. » Puis elle s’adresse à Huston : « Je suis embarrassée
et je vous remercie de m’avoir forcée à arrêter cette semaine.
J’aimerais reprendre. Vous voulez bien? » Le metteur en scène ne
répond rien. Greenson rompt le silence et déclare qu’elle serait
prête, sans barbituriques.
Marilyn retourna à Reno le 5 septembre. Dans la
nuit chaude, l’avion se posa. Un orchestre jouait parmi les cris,
les bravos et les chants. Des pancartes gueulaient : BIENVENUE
MARILYN. Huston explosa : « Ces salauds de producteurs savent
communiquer ! Effacer la surdose sous la liesse populaire... » Le
lendemain Marilyn était aux aurores sur le plateau. Mais quand elle
revint sous les projecteurs, elle sentit quelque chose d’irréel. En
elle, et autour d’elle.
Le tournage dans le Nevada se termina le 18
octobre. Les derniers jours, Arthur Miller récrivait sans arrêt le
scénario et quand on notifiait à Marilyn ces changements, elle
restait toute la nuit à préparer les nouvelles répliques. Clark
Gable lui annonça : « Je ne veux plus de modifications du script.
Aide-moi. Il faut que nous refusions. » Début novembre, les scènes
intérieures du film furent tournées dans les studios Paramount à
Hollywood. Un photographe de l’agence Magnum venu couvrir la fin du
tournage, Ernst Haas, décrira ainsi l’ambiance : « Tous les gens
impliqués dans le film étaient des désaxés – Marilyn, Monty, John
Huston –, ils sentaient tous un peu la catastrophe. » Huit ans
avant, dans son autobiographie supposée, Mon
histoire, Marilyn se nommait elle-même « la désaxée
d’Hollywood ». Gable, égal à lui-même, parlait peu. Le dernier jour
du tournage, lorsqu’elle entendit l’assistant de Huston, Tom Shaw,
crier : « C'est dans la boîte », Marilyn éclata de rire : « Tu l’as
dit ! Dans la boîte, y a que là qu’on est bien. À l’étroit, c’est
sûr, mais tranquille ! » Tout le monde se rendait compte que
certaines stars sont comme les étoiles qu’on voit dans le ciel et
qui ont en fait cessé de briller. Leur lumière nous parvient
encore, mais elles sont mortes. Ces acteurs jouaient dans une
fiction qui n’était autre que le reflet de leur vie. C'était comme
s’ils assistaient à leurs propres funérailles.
Début décembre, Marilyn alla retrouver Frank
Sinatra qui se produisait au Sands Hotel de Las Vegas. Deux des
sœurs du président Kennedy étaient là, Pat Lawford et Jean Smith.
Au retour, Greenson trouva sa patiente terriblement seule, et la
décrit à Marianne Kris « habitée d’un sentiment de persécution à
coloration paranoïaque ». Il estime que c’est une réaction à ces
gens qu’elle fréquente et qui ne peuvent que lui faire du mal. Il
ne nomme pas, même par des initiales, les personnes auxquelles il
fait allusion.
Peu après, Henry Hathaway, qui l’avait dirigée
dans Niagara, croisa l’actrice à
Hollywood. Elle se tenait seule dans un studio d’enregistrement
éteint. En s’approchant, il remarqua qu’elle pleurait. « J’ai joué
Marilyn Monroe, Marilyn Monroe, Marilyn Monroe. J’ai essayé de
faire autrement. Je me suis retrouvée en train de faire une
imitation de moi-même. Je veux quelque chose de différent. L'une
des choses qui m’ont attirée vers lui, c’est quand Arthur m’a dit
que ce qu’il voulait, c’était moi, vraiment moi. Quand je l’ai
épousé, je rêvais de pouvoir m’éloigner de Marilyn Monroe grâce à
lui et maintenant je me retrouve en train de faire la même chose.
Je ne peux pas le supporter. Je veux sortir de là. Je ne peux pas
accepter de tourner une autre scène avec Marilyn Monroe. »
Un week-end, durant le tournage des Désaxés, Marilyn s’était rendue à San Francisco.
Peut-être devait-elle y retrouver quelqu’un. On sait qu’elle y
assista dans une boîte de nuit, le Finnochio Club, au spectacle
d’un imitateur travesti qui avait pris son image et sa voix. On
sait qu’elle partit avant la fin.