Brentwood, 5 août 1962
Dans son dernier film achevé, Les Désaxés, Marilyn avait joué le personnage de
Marilyn Monroe. C'était, au vrai sens, le rôle de sa vie. À
l’écran, elle interprétait sa biographie désaxée. Dans ses derniers
jours, elle va vivre sa vie comme dans un film, et devenir le rôle
qu’elle jouait dans All about Eve, une
quelconque Miss Caswell diplômée de l’école d’art dramatique de
Copacabana assombrie par l’âge, ou l’inconnue qu’un scénario noir
aurait mentionné comme Blonde Woman, Dead On
Arrival (Femme blonde, morte au cours du transfert).
Beverly Hills, le dimanche 5 août 1962 à 0 h 5 du
matin. Le sergent Franklin roule dans sa voiture de service dans
Roxbury Drive. Comme il s’apprête à emprunter Olympic Boulevard,
une Mercedes passe à toute allure en direction du San Bernardino
Freeway. Franklin évalue à près de cent vingt à l’heure la vitesse
du véhicule et remarque les feux éteints. Il branche son gyrophare
et prend la voiture en chasse. Celle-ci accélère, changeant sans
cesse de file. Il a l’impression que le conducteur cherche à
échapper à quelque chose comme s’il fuyait le lieu d’un crime.
Franklin met la sirène et la voiture finit par s’arrêter non loin
du Pico Country Club. Quand il se trouve à la hauteur de la vitre
avant baissée, il découvre le visage familier de Peter Lawford.
Celui-ci semble ivre, apeuré, défait.
— Désolé, bredouille Lawford. Je dois ramener
quelqu’un à l’aéroport.
— Vous êtes dans la mauvaise direction, vous
devriez prendre vers l’ouest, pas vers l’est.
Franklin braque sa torche sur les autres occupants
de la voiture. Le passager du siège avant est un homme d’âge moyen,
vêtu d’une veste de tweed et d’une chemise blanche.
— C'est un docteur, dit Lawford, il nous
accompagne à l’aéroport.
Plus tard, Franklin reconnaîtra dans cet homme le
Dr Ralph Greenson. « Quand j’ai vu le reportage sur l’enterrement,
j’ai su que Greenson était le passager de la voiture. » Mais il ne
dit pas un mot sur le coup. Franklin dirige le faisceau de sa lampe
sur le troisième homme, assis à l’arrière. Il a devant lui
l’Attorney General des Etats-Unis, Robert Kennedy, les yeux à demi
fermés et la chemise déchirée.
Le dimanche matin. La police interroge les
voisins. Des témoins rapportent des bruits dans la nuit : un
hélicoptère, du verre brisé, des cris, une femme qui dit : «
Assassins ! » Dans Les Désaxés, un an
plus tôt, c’était la voix de Marilyn qui criait cela dans la
poussière de l’Arizona. « Assassins, menteurs ! Je vous hais ! »
Ces mots, elle les lançait à ceux qui attachaient les chevaux
sauvages pour les tuer et faire de l’argent avec leur chair.
Depuis la terrasse, à travers une vitre étoilée,
on voit l’intérieur d’une maison banale de style mexicain, une
chambre aux murs vides. Une femme nue, trop blanche. Autour d’elle,
les draps forment des angles d’ombre comme les blocs d’écume d’une
vague retombée. Un homme debout, figé. Il ne pleure pas et s’avance
d’un pas décidé. Il desserre la main crispée sur un téléphone et
repose le combiné sur son support près du lit. La bouche est
entrouverte. Sa bouche était toujours ouverte. Il ne l’avait jamais
vue close sur aucune photo. Les yeux. Les yeux il ne les voit pas.
Il sait qu’ils sont fermés. Il veut qu’ils soient fermés. Que le
bleu de ce regard flottant dont il n’était jamais venu à bout,
surtout quand il avait désespérément besoin de le déchiffrer, que
ce bleu se taise. La femme s’appelle Marilyn Monroe, l’homme Ralph
Greenson. C'est son psychanalyste. Il ne peut même pas la regarder.
La lumière a tout mangé en elle, le blanc. Son corps n’est qu’une
flaque aveuglante, une étoile de chair, inexistante à force de
briller. Greenson pense qu’être le premier à avoir vu une femme
morte est une victoire aussi amère que de se dire qu’on est le
premier à l’avoir vue nue.
Quand il quitte la maison, une fois le corps
enlevé sur un brancard et porté à la morgue par une ambulance
silencieuse, Greenson remarque sur le pavé à l’entrée de la maison
de Marilyn une plaque à laquelle il n’a jamais prêté attention. En
latin : Cursum perficio. Des années
après, il en retrouva la source. Dans le Nouveau Testament, saint
Paul dit à Timothée : « J’ai fini ma course. » Ce matin-là, il
sourit en pensant qu’elle n’avait pas fini sa course quand on
l’avait emmenée pour l’autopsie, mais que lui avait fini la
sienne.
L'autopsie a lieu dans le Los Angeles County
Coroner’s Mortuary à 10 h 30, le 5 août. On a ramené la dépouille
depuis la morgue dont les employés ont résisté à toutes les
propositions de photographier le corps le plus célèbre du monde.
Certaines offres atteignaient dix mille dollars, et on dut le
retirer du frigo pour le cacher dans un placard à balais. Les
services du coroner sont moins intransigeants. Le dimanche soir,
l’autopsie terminée, Leigh Wiener, photographe de Life, se fait ouvrir le casier n° 33 et prend des
clichés de Marilyn éviscérée pour les besoins de l’enquête. Mourir,
c’est aussi ça : devenir une chose, une marchandise, un morceau non
de chair mais de viande, comme les chevaux sauvages des
Désaxés. Marilyn est une dernière fois
réduite à ce qu’elle avait voulu désespérément cesser d’être : une
image. Plus tard, Arthur Miller écrira : « La rencontre d’une
pathologie individuelle et de l’appétit insatiable d’une culture de
consommation capitaliste. Comment comprendre ce mystère ? Cette
obscénité ? »