Los Angeles, University of California, juin
1966
Incompatibles et inséparables, Marilyn et Ralph
allaient bientôt se perdre. Pas se quitter, se perdre l’un dans
l’autre. Comme sur ces figures de cartes ou de timbres où deux
personnages, tête-bêche, sont accolés par le milieu. Leurs corps se
touchent, mais ils regardent chacun dans une direction opposée. À
l’intersection de la lumière et du souvenir, des mots empruntés et
des rêves revisités, du silence et des larmes, un homme qui prenait
de l’âge et une femme-enfant s’étaient pourtant rencontrés. L'amour
est toujours souvenir de l’amour. Le désir, oubli du désir. La
rencontre de deux histoires parallèles est toujours un accident. Un
double mat.
L'image avait toujours été sa réassurance, sa
protection. Etre photographiée signifiait pour Marilyn être
caressée sans risque et susciter le désir comme écran à la
dévastation de l’amour. Elle désirait être désirée pour ne pas
savoir si elle était aimée. Maintenant, la passion avait ravagé en
elle l’amour et même le désir. La passion faisait tourner le
langage sur lui-même, à vide, sans ancrage dans son corps. Aimer
quelqu’un, c’est aimer ses mots. Halluciner sa présence. Marilyn
aimait Greenson. Passionnément. C'est-à-dire ne l'aimait pas. Elle
ne le désirait pas. Elle l’attendait. Envahie par l’autre, par ses
mots, ses images, elle n’était plus elle-même. Sujette à des
absences d’être, à des bouffées d’autre, comme on dit des bouffées
délirantes, elle aimait à la folie, au point extrême où le comble
de l’amour n’est plus un amour. Et celui qui était l’objet de cet
amour n’était personne non plus. Cet homme n’était plus reconnu
dans le réel singulier et concret de sa présence, il était devenu
un ensemble de signes, une abstraction démesurée. Cet être irréel
était pourtant le seul qui existât à ses yeux. L'amour-passion se
joue contre la folie. Aux deux sens. Tout contre : il la côtoie, et
ce n’est pas pour rien qu’on dit « amoureux fou ». Mais aussi, il
l’évite : la psychose est une faillite de l’amour, un amour mort.
Leur séparation ne pouvait qu’être passionnelle, elle aussi,
confondant la fin de l’amour et l’idée de la mort.
Après la disparition de Marilyn, Greenson écrivit
pour un colloque à l’UCLA un article : « Sexe sans passion ». Il
pose en creux la question inverse : qu’est-ce qu’une passion sans
sexe? Il était parti d’une réflexion sur les femmes et le désir, la
perte du désir. La vie sexuelle de Marilyn l’avait convaincu que le
désir et l’amour s’étaient dissociés pour elle. « La femme qui va
vers la quarantaine, écrit-il, a besoin de sexe et de relations
sexuelles pour se rassurer d’être encore désirable. Mais surtout
pour se prouver qu’on peut toujours l’aimer. Rappelons-nous qu’une
femme a un énorme avantage dans l’acte sexuel : elle peut
l’accomplir ou le laisser s’accomplir en elle sans faire quoi que
ce soit et n’a rien à faire de spécial pour satisfaire son
partenaire. Les femmes disposent de la possibilité d’utiliser le
sexe à des fins ou dans des directions non sexuelles. Beaucoup
d’entre elles s’engagent donc dans des relations sexuelles sans
amour et sans passion. Elles s’en servent pour diverses raisons :
conquête, réassurance, vengeance. Certaines ne peuvent s’autoriser
à éprouver directement leurs émotions et leurs fantasmes
lorsqu’elles s’engagent avec l’homme dans ce qui est l’intimité par
excellence : l’intimité sexuelle. Etre engagé intimement avec
quelqu’un veut dire qu’il peut vous blesser, vous causer du tort,
vous quitter. Alors, ces femmes mettent une distance par rapport à
l’homme et bloquent leurs fantasmes. »
On peut lire aussi cet article comme une sorte
d’autoanalyse, de tentative de penser le désir masculin. « Les
hommes de cinquante ans (Greenson a cinquante-cinq ans) ont moins
de désirs sexuels. Ils peuvent utiliser bien des rationalisations
pour éviter le sexe, ou bien des instruments pour y parvenir. Je ne
mesure pas l’usage d’adjuvants pour accomplir l’acte sexuel, mais
je ne pense pas qu’il se limite à quelques personnes de Beverly
Hills ou d’Hollywood. Les hommes ont peur du rapport sexuel en
partie par peur de l’impuissance, en partie pour éviter de se poser
la question de la puissance. Ils ne sont pas fidèles à leur femme
par sens moral, mais se soumettent à la morale par peur de leur
échec en tant qu’amants. Ils sont fidèles ou se réfugient dans une
asexualité ou une non-sexualité par peur de ne pouvoir disputer une
femme aux autres hommes. »
Le voyage de Greenson et son absence avaient
déséquilibré Marilyn autant que sa présence excessive depuis deux
ans l’avait désarmée. Transport, ravissement, exil, transfert,
voyage, ces mots lui redisaient qu’aimant Greenson comme une folle,
elle devenait une personne déplacée, comme la femme du tableau dans
le salon de l’hacienda de Santa Monica. Comme la petite fille que
Grace MacKee conduisit un jour à travers la ville dans son American
Bantam noire de 1940, modèle Hollywood. Pendant tout le trajet,
elle n’avait pas dit où elle l’emmenait. Soudain, sur El Centro
Boulevard, elle eut sous les yeux un bâtiment de trois étages. Sur
la façade en briques rouges, elle lut LOS ANGELES ORPHANS
HOME.
« Etre jeté », dit la langue ordinaire pour parler
des ruptures. Etre jeté hors de l’amour, c’est être jeté comme une
chose, un déchet dont on a fini de se servir. Tomber hors de
l’amour, c’est tomber hors de soi, hors du langage. Comme dans le
vertige de l’amour quelque chose de très bas attire vers l’autre,
un autre vertige aspire l’abandonné hors du temps : l’enfance de
soi, l’enfant en soi. Marilyn retrouvait l’enfant seule, l’enfant
qui veut mourir.